La punaise noire et bedonnante, avec ses six pattes qui lui sortent du corps, s’achemine dans la nuit à la recherche de sang. La maison de bois, habitation typique de la population pauvre du sud du pays, offre des murs pleins de trous - dortoir idéal pour abriter le parasite “barbeiro” [1].
Dans la baraque du Paraná, dorment père, fille, mère et fils. Les détestables punaises leur sucent le sang et leur temps de vie, elles se dilatent de mort. Des années après, une bonne partie de cette famille développera la maladie de Chagas [2], provoquée par le protozoaire Trypanosoma cruzi présent dans les fèces du parasite “barbeiro”.
Ce ne sera cependant pas le cas du patriarche – l’agriculteur Joaquim Bueno Mendes. La roue de la fortune qui concède aux pauvres dans tout le Brésil la maladie qui dilate leurs cœurs n’a pas prévu de lui offrir la mort préméditée cette nuit-là.
Joaquim Bueno Mendes a été l’un des soldats brésiliens qui a participé à la Bataille de Monte Castelo [3], en Italie, où plus de 400 expéditionnaires ont perdu la vie. “Je suis très fier que mon grand-père ait combattu le fascisme nazi”, me raconte l’écrivain et diplomate brésilien Krishna Monteiro.
“Mon grand-père était un homme très pauvre, jamais il n’avait mangé de chocolat avant d’aller combattre en Italie. Jamais il n’avait aussi bien mangé qu’à la guerre. Au fond, il est allé à la guerre pour manger.”
Au nom de mon grand-père
“Mon grand-père a été la figure tutélaire la plus importante de ma vie, dit Krishna, auteur du roman “O Mal de Lázaro” (éditeur Tordesilhas, 2018, non traduit), et du livre “O que não existe mais” (éditeur Tordesilhas, 2015), finaliste du prix Jabuti dans la catégorie des nouvelles et traduit en France en 2020 [4]”
“Grand-père est revenu de la guerre très traumatisé et il est devenu une personne aux horizons plus larges qu’il n’avait. Il est devenu une personne plus affectueuse et moins dure.”, se souvient Monteiro qui a vécu ces dernières années en Tanzanie, occupant une fonction diplomatique. Joaquim Bueno Mendes est présent dans le livre “O que não existe mais” ( Ce qui n’existe plus) dans la nouvelle “Monte Castelo” [Monte Castello, p. 52 de l’édition française], qui raconte la lutte des soldats expéditionnaires brésiliens contre les nazis, qui essayaient de contrer l’avancée des alliés en direction du nord de l’Europe. Mais pas seulement. “O que não existe mais” ( Ce qui n’existe plus) est un portrait nostalgique d’un temps égaré dans l’enfance de l’auteur dans l’intérieur du Brésil. “Ce livre de nouvelles a été un important règlement de comptes [avec le passé], une expérience d’intégration”.
Les premiers souvenirs d’enfance de Krishna, à Santo Antonio da Platina (État du Paraná) ont aussi Joaquim pour héros et paraissent sorties d’un des livres de réalisme magique dont l’auteur est si friand : “J’avais quelque trois ou quatre ans et mon grand-père me tenait dans ses bras, dans la rue. Je sortais tous les matins me promener avec mon grand-père. Est passé un enterrement, un cortège, et je ne savais pas ce que c’était. Là, mon grand-père s’est joint à ce cortège, avec un bébé dans les bras, et a continué jusqu’au cimetière. Le cercueil a été emporté jusqu’au bord de la tombe et, quand il a été ouvert, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, il y avait un petit vieux là-dedans, avec des cheveux très longs et très blancs et une barbe très blanche. Et alors, j’ai lâché la main de mon grand-père, je me suis approché de ce petit vieillard, dans son cercueil, je me suis mis à caresser sa barbe, son visage. [Je me trouvais] devant le grand mystère de la mort dont je ne savais pas encore ce qu’il était. J’avais simplement l’impression d’une personne endormie.”
Le soldat et le diplomate
“Habiter l’intérieur [du Brésil] et déménager constamment ont fondamentalement marqué mon enfance. Alors, pour moi, il est naturel de déménager. Il est possible que cela ait quelque peu influencé mon choix de la carrière diplomatique. Je n’arrive pas à m’imaginer habiter toute ma vie dans une ville quelle qu’elle soit.” Fils d’un père du Minas, noir, et d’une mère du Paraná, blanche, Krishna a passé son enfance à se déplacer à travers l’intérieur du Brésil. “Ces deux-là ont affronté de nombreux préjugés pour réussir à se marier.” En compagnie de son père, employé du Banco do Brasil, Krishna a habité dans les États du Paraná, de São Paulo, de Minas Gerais, de Sergipe, d’Espirito Santo et de Pernambuco.
“Dans le sertão [5] de Pernambuco, notre maison se situait à quelques mètres du fleuve São Francisco, ce fleuve qui ressemble à une mer. La rudesse du sertão m’a beaucoup marqué, de même que sa beauté. Il y avait une foire libre, au centre de la ville, une très belle foire libre, mais où, après la messe, avaient lieu toutes les ‘vendetta’ des familles de la ville. Alors il y avait constamment des tirs à cet endroit, il y avait toujours des morts. Ainsi un ami à moi, un camarade d’école, est mort d’une balle perdue lors de cette foire libre. C’est aussi là, dans cette foire libre, que j’ai vu pour la première fois un combat de coqs.”
En dépit de son origine pauvre, du fait que sa mère est devenue institutrice et que son père a étudié au séminaire (après avoir senti “une vocation de père à l’âge de neuf ans”), la famille Monteiro a toujours eu des livres à la maison et, peu à peu, s’est hissée socialement vers la classe moyenne.
Ils se sont assurés que mon goût pour la littérature soit encouragé dès la petite enfance. Mon père m’a donné diverses collections de Monteiro Lobato [6]et de Jules Verne, qui étaient des auteurs qu’il avait lus dans son enfance.”
Mes parents étaient fans de littérature plus populaire, des best-sellers, mais ils avaient aussi sur leurs étagères des œuvres de Hermann Hesse, “premier auteur sérieux” dévoré par Krishna qui rêvait d’être écrivain dès le lycée. Hesse, auteur suisse-allemand intéressé par le bouddhisme, a été une des influences qui ont introduit dans la tête des parents de Krishna l’imaginaire de la spiritualité orientale. Ce n’est pas par hasard que le frère de Krishna se nomme Sidharta.
Le fait de tellement changer de villes a fini par générer chez Krishna ce que les allemands nomment la “Reisefieber” (fièvre du voyage), l’excitation qui précède le voyage. Si son grand-père a quitté l’intérieur profond pour faire la guerre, Krishna a quitté le Brésil pour chercher la paix. Il est devenu diplomate, profession encore peu courante ici au Brésil pour un homme noir venu d’une famille pauvre.
“C’est une carrière de l’élite. Pas autant qu’au 19ème siècle, quand les diplomates provenaient de l’aristocratie. Il est clair que dans les pays sud-américains, où l’élite des blancs prédomine, la diplomatie est blanche.”
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Un Brésil profond aux dimensions épiques
À l’adolescence, Krishna a découvert le punk rock à travers une cassette prêtée par un ami, contenant des sarcasmes sonores de Ramones, Sex Pistols et Dead Kennedys. Par la suite, il a exploré des groupes nationaux comme Cólera, Inocentes et Ratos de Porão.
“Si l’adolescence est déjà une période difficile, l’adolescence dans l’intérieur [du Brésil] est une période encore plus difficile. Comme écrivain, je dois beaucoup à mon imaginaire de personne de l’intérieur. Cependant l’intérieur a aussi ses problèmes, n’est-ce-pas ? C’est un espace plus conservateur, plus archaïque”.
De fait, l’écrivain Krishna bénéficie aujourd’hui de l’environnement qui autrefois angoissait le jeune punk. Ses histoires fuient, en général, les grands centres urbains. Entre le pur réalisme et le conte plein de métaphores, Monteiro invite ses lecteurs à un parcours à travers diverses villes où il a vécu durant son enfance. Même si ces lieux sont toutes ces villes et, en même temps, ne sont aucune ville. “Le non-lieu est universel”, raisonne-t-il.
Grand admirateur de Guimarães Rosa [7] (une des perles de son livre de nouvelles, “As encruzilhadas do doutor Rosa” [Les croisements du docteur Rosa, p.18 de l’édition française] a pour héros l’auteur de “Grande Sertões : Veredas” lors d’une rencontre avec le diable), Krishna explique que les dimensions épiques de son œuvre ne sont pas dûes uniquement à ses influences littéraires :
La réalité brésilienne, en soi même, est déjà épique. Les histoires que nous écrivons sont des histoires d’un Brésil profond aux dimensions épiques. Toute histoire brésilienne se passe dans un environnement extrêmement patriarcal, extrêmement archaïque et, en général, il s’agit de l’histoire de quelqu’un qui s’oppose à cette ambiance hostile par une tentative de dépassement. En soi seul, c’est déjà une narration épique.
Parmi ce qui l’a influencé, il cite les fables racontées par sa grand-mère, qui est morte à cent ans passés, et les œuvres d’auteurs comme Dino Buzzati, Gabriel García Marquez et Raduan Nassar (“le plus grand auteur vivant du Brésil”) [8]. Krishna signale l’importance des points de vue des animaux et des personnages “non-humains” dans sa littérature. Dans sa nouvelle la plus connue (“Quando dormires, cantarei”), [Quand tu dormiras, je chanterai, p. 28 de l’édition française], le héros est un coq de combat :
“En général, je préfère la compagnie des animaux à celle des êtres humains (il rit).
J’ai toujours eu de nombreux animaux dans mon enfance. Je recueillais des chiens abandonnés dans la rue et je les amenais à la maison. Je pense que les animaux sont des éléments symboliques privilégiés pour dépeindre la condition humaine. Par exemple, le coq de combat, celui de ma nouvelle, est le coq de combat que j’ai vu mourir lors d’une foire libre du nord-est, mais c’est aussi une métaphore du héros de tragédie, de la condition humaine.”
Je crois que la prochaine étape, pour nous qui sommes des écrivains situés hors du centre, est de cesser de reconnaître l’existence d’un centre. Itamar Vieira Junior [9] a très bien expliqué que toute littérature est régionale. Parce que toute littérature reflète la réalité d’un lieu. Au point même que la littérature qui s’imagine centrale est régionale. Nous devons cesser de reconnaître un centre et voir la littérature comme “pluricentrique”. Krishna Monteiro
Avec l’aimable autorisation de Fred Di Giacomo, punk auteur et journaliste. Son premier roman, Desamparo (2018) a été finaliste du Premio São Paulo de Literatura.