La scène ci-dessus est une combinaison entre l’histoire de l’écrivain de Bahia Itamar Vieira Junior, 40 ans, et le premier chapitre de son roman très applaudi Torto Arado (Todavia, 2019. Non traduit). Ce “flagrant délit” surpris par la mère d’Itamar aurait-il planté la semence qui ferait fleurir la scène initiale de son épopée sur les relations de l’homme et de la terre ? Le germe de l’histoire des sœurs Belonísia et Bibiana, dont le récit commence déjà en apogée quand les deux enfants trouvent le vieux poignard de la grand-mère Donana, et que l’une finit par trancher sa propre langue, résiderait-il là ? Le petit Itamar, un enfant noir et pauvre, un de plus, poussé à taire sa voix et à ne pas raconter sa propre histoire, aurait-il eu la sensation que sa langue serait tranchée, au moment où sa mère lui reprochait de jouer à l’écrivain, faisant elle-même écho à la société raciste et de classe du Brésil ?
Fil à trancher
Au Brésil, qui écrit est blanc. Pratiquement tous les romanciers brésiliens (97,5 %), publiés chez les grands éditeurs entre 2005 et 2014, l’étaient. Ceci dans un pays où les blancs représentent à peine 47,73 % de la population. Plus de 70 % de ces écrivains étaient aussi des hommes, tandis que la majeure partie des brésiliens sont, en réalité, des brésiliennes : 51,6 % exactement.
Ces données proviennent du Groupe d’études en littérature brésilienne contemporaine de l’Université de Brasília, coordonné par la professeure Regina Dalcastagnè. Une autre donnée de l’étude, intéressante sans être surprenante, est que les hommes blancs riches fixés autour de l’axe Rio-São Paulo écrivent essentiellement sur des hommes blancs riches concentrés autour de ce même axe. Évidemment, presque 78 % des personnages des romans sont blancs et comprennent en majeure partie des hommes. “Narcisse trouve laid ce qui n’est pas miroir”, chanterait un autre bahianais ayant ses racines dans le Recôncavo [1].
Ce n’est pourtant pas le cas de l’œuvre d’Itamar Vieira Junior. Lecteur des anthropologues Viveiros de Castro et Tim Ingold, Itamar travaille à l’INCRA (Institut national de la colonisation et de la réforme agraire) depuis presque 15 ans. Dans son travail, il a instauré une intimité et une écoute avec les quilombolas, les sans-terre et les autochtones de l’intérieur du pays. Il a intégré en partie ce contact dans sa thèse de doctorat “Travailler, c’est être dans la bagarre : vie, logement et mouvement chez le peuple Íuna [2]" (2017), dans la section des Études ethniques et africaines.
Comme un cheval d’umbanda [3] ou un chaman yanomami, Itamar incorpore autrui, s’ouvre à l’altérité, et se transforme en une rivière où coulent les eaux de différentes voix. Au travers de son écriture claire et imagée, Vieira Jr. ouvre à ses lecteurs des portes vers des lieux tels que l’esprit de deux sœurs noires quilombolas protagonistes de Torto Arado, livre divisé en trois parties, chacune racontée par une voix différente. (Outre Belonísia et Bibiana, l’être spirituel du jarê [4] Santa Rita Pescador).
Déjà dans son second livre de nouvelles, A Oração do carrasco, (Mondrongo, 2017), finaliste du prix Jabuti, Itamar fuyait les pièges de l’autofiction narcissique. “L’esprit aboni des choses [5] ” est représenté par Tokowisa, un autochtone du peuple Jarawara ; “Alma” porte en scène la voix d’une esclave en fuite, grand-mère spirituelle de Belonísia et Bibiana ; et le fil narratif de “Manto de Apresentação [6] ”, inspiré de la vie de l’artiste plasticien Arthur Bispo do Rosário, est la voix de la “folie” qu’écoutait l’artiste génial interné dans un hospice une grande partie de sa vie.
“Si je n’avais pas étudié la sociologie, si je n’avais pas étudié l’anthropologie, peut-être n’aurais-je pas été capable d’écrire des livres en me mettant à la place d’autrui. Enfant perdu au milieu d’une bibliothèque, les valeurs occidentales des hommes blancs ont dominé mon éducation. Alors là, dans cet exercice, il s’agit d’aller à la rencontre de ce qui s’était perdu chez mes ancêtres.”

Soc dévié
Le père de Itamar Vieira Junior était hospitalisé pour insuffisance rénale, quand son fils est devenu l’écrivain brésilien de l’année 2018 dont on parlait le plus, et qui a reçu cent mille euros (l’équivalent aujourd’hui de plus d’un demi-million de reais) avec le prestigieux prix Leya pour son roman jusqu’alors inédit, Torto Arado. Ce prix de l’éditeur portugais offre la plus grande récompense financiaire du monde lusophone. Les œuvres doivent lui être soumises sous pseudonyme afin que le jury ne soit pas influencé par le pedigree de l’auteur. “Est-ce donc une femme ou un homme qui a écrit cela ?” se demandait la poétesse angolaise Ana Paula Tavares, jurée du prix, qui “jusqu’à la fin” n’est pas arrivée à découvrir le sexe du “cheval” Itamar.
L’idée fondatrice de Torto Arado (nom inspiré par Marília de Dirceu, poème du conjuré Tomás António Gonzaga [7] ) est venue à l’esprit de l’adolescent Vieira Junior quand il avait 16 ans. On lui avait alors présenté à l’école Graciliano Ramos, Jorge Amado, Guimarães Rosa et José Lins do Rego, lectures que ses jeunes camarades n’appréciaient pas, mais qui l’ont passionné.
Très isolé dans l’ambiance scolaire où il ne se sentait pas à sa place, le timide Itamar fuyait les brimades en passant des heures à la bibliothèque de l’école. Une fois terminé tout ce qu’il y avait comme fiction (à part les régionalistes brésiliens, les classiques pour jeunes enfants de la collection Vaga-Lume), il se mit aux livres de géographie, qui lui donnèrent l’idée d’être géographe.
“J’ai été amené, à travers l’existence-même de mes parents, à l’idée que je devais me montrer pragmatique, que personne ne vivait de l’écriture, que la littérature n’était pas un travail.” Pour s’assurer un salaire meilleur que celui de professeur, il a commencé à passer des concours publics et est finalement entré à l’INCRA (Institut national de la Colonisation et de la Réforme agraire), travail qui lui a permis d’être très à l’écoute. Cette écoute d’un Brésil peu vu dans nos livres, nos programmes de télévision et nos films, a été une source d’inspiration pour divers de ses personnages.
En cohabitant avec les communautés quilombolas de l’intérieur du sertão de Bahia, Itamar a trouvé la maturité qui lui avait manqué lors de ses 16 ans pour achever son roman. Bien que l’auteur ne fournisse guère au lecteur de dates, de localisations précises ou de contexte, ce qui rend sa prose plus “universelle”, avec un rien de fantastique, Torto Arado est une saga historique qui tourne autour des conflits pour la terre au sein d’une communauté quilombola, localisée dans la Chapada Diamantina (état de Bahia).

Bien sûr, le roman qui, de même que les habitants de l’intérieur du Brésil, mélangeait faits de la réalité “matérielle” avec des éléments magiques et surnaturels, était prêt. Cependant Itamar avait besoin d’affranchir ces voix lassées du mutisme.
Sa candidature pour le prix Leya a eu lieu parce que l’auteur, qui a débuté avec l’anthologie de contes Dias (2012, Caramurê), vivait très éloigné des récitatifs littéraires de l’axe Rio-São Paulo. Le désir de devenir écrivain professionnel remonte à longtemps, quand il a essayé à un moment de son enfance de raconter à nouveau l’histoire O Caso da borboleta Atíria (L’Aventure du papillon Atíria, non traduit), de Lúcia Machado de Almeida. Ainsi donc, sans argent en poche ni amis bien placés, il restait à Itamar l’espoir de gagner un prix pour voir son roman publié.
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En ce mercredi matin d’octobre, Itamar allait rendre visite à son père à l’hôpital, quand il reçut un appel d’un homme à la voix grave et à l’accent portugais. C’était l’écrivain portugais Manuel Alegre, lauréat du prix Camões et président du jury du prix Leya. Sans vouloir verser dans le sentimentalisme, la vie d’Itamar a complètement changé à partir de ce jour, et il s’est transformé, que Carla Perez me pardonne, en véritable Cinderelo baiano [8] (Cendrillon bahianais).
Grâce à l’argent du prix, Itamar a pu se payer un appartement dans le quartier d’Itapuã, à près de cinquante mètres de la maison où a vécu Vinicius de Moraes. Appartement partagé entre Itamar, quelques plantes, quatre chats et deux chiens, avec lesquels il discute et qu’on entend lors des réponses à mes questions. “Ma chienne n’aboie pas, elle parle”.
Torto Arado, publié à 8000 exemplaires au Portugal, a fait l’unanimité au pays de Saramago et transformé son auteur en une célébrité locale dont les interviews présentent toujours une forte teneur politique et antiraciste. Le prix lui a également valu un contrat avec l’éditeur Todavia qui a publié au Brésil 3 000 exemplaires de son roman.
Le père d’Itamar, à qui son roman est dédié, s’est réjoui du succès de son fils, rescapé de la combinaison “football-musique” à laquelle sont généralement limités les hommes noirs au Brésil, pour tracer son ascension de météore. Cependant, il est mort 15 jours après avoir vu son héritier remporter le prix Leya.

Fleuve de sang
“L’an passé nous avons vécu la tragédie [de la rupture du barrage] de Brumadinho qui a été très choquante, n’est-ce-pas ? Cette tragédie a fait 300 victimes d’un seul coup. Et, à présent, [avec les morts du covid-19], c’est comme si plus de cent barrages s’étaient rompus en même temps”, relève Itamar, qui avoue que la tristesse provoquée par plus de 38 mille victimes de la maladie au Brésil influence sa création littéraire.
L’auteur continue, malgré tout, les recherches pour son prochain roman qui formera, avec Torto Arado, un ensemble d’œuvres traitant “de la relation de l’homme avec la terre au Brésil”. Une question fondamentale dans un pays dont la triste destinée a commencé, 520 ans auparavant, avec l’invasion et la division par les portugais en latifundios, grandes propriétés aux mains de quelques familles riches. Ma grand-mère avait l’habitude de dire “Maman était une vraie indienne du village [9] ”, raconte l’écrivain à propos de sa bisaïeule autochtone.
Sa conception de la terre, qui inspire l’ensemble de ses œuvres, lui a été enseignée par les travailleurs ruraux avec lesquels il a cohabité dans son travail, par les anthropologues qu’il a étudiés et par le cinéma qui influence son récit imagé. “Le cinéma a toujours eu un fort impact sur ce que j’écris.”
Grand admirateur du bahianais Glauber Rocha, mais aussi de Visconti, Bergman et Kurosawa, il déclare à propos du film Dersou Ouzala du réalisateur japonais, qu’il compare à l’œuvre de l’anthropologue Tim Ingold : “J’ai récemment revu Dersou Ouzala et j’y ai senti une proximité tellement intense avec ce que j’écris, avec mon travail, avec ma vision du monde. Car Dersou est un autochtone qui vit en Sibérie, et se lie avec cet homme blanc, mais il s’agit d’une relation qui dépasse l’exploitation. Cet homme-là est réellement frappé par la vie de Dersou. Le cinéma est tout à fait la toile de fond, mais non pas la toile de fond simplement en tant qu’intrigue, en tant que scène, la toile de fond est un personnage, qui interagit en permanence avec nous. Elle est pourvue d’une volonté propre. Tim Ingold, dans son livre intitulé Estar vivo (Being alive, non traduit en français), nomme l’espace, la terre du “monde-temps”. Nous habitons le “monde-temps”, et même en interférant, même en vivant cette période que nous appelons anthropocène, Tim dit que nous pensons pouvoir tout dominer, mais que nous ne pouvons pas. Soudain arrive une inondation, un tremblement de terre, une bourrasque qui détruit tout. Qui détruit notre maison, notre plantation, notre ville. La nature est impérieuse, elle agit tout le temps sur nous. Or ce n’est pas Tim qui a inventé ce procédé, il ne fait que reproduire ce qu’il a observé dans ces sociétés autochtones. Belonísia [protagoniste de Torto Arado qui perd sa langue et ne peut parler] est ainsi, lorsqu’elle dit que la nature est sa voix. Elle ne peut communiquer, mais elle connaît chaque pouce de terrain comme personne. Elle vit dans ce “monde-temps”. Elle est pleine de tout cela, elle est pleine de nature, elle est la force de la nature, elle adhère à tout cela, aux animaux, aux plantes.”
La voix d’Itamar n’est pas une voix, ce sont des voix. Écoutons-les.
Fred Di Giacomo
Homme de l’intérieur, punk de Penápolis, dans le sertão pauliste, Fred Di Giacomo est écrivain et journaliste. Il a été rédacteur et professeur à la Énois, école de journalisme pour les jeunes de la périphérie, où il a édité Prato Firmeza : guia gastronômico das quebradas de São Paulo (Plat Roboratif : guide gastronomique des venelles de São Paulo (finaliste du prix Jabuti, non traduit). Son premier roman Desamparo (Reformatório, 2018, non traduit) a été finaliste du Prix São Paulo de Littérature et l’un des vainqueurs du Edital para publicação de livros da cidade de São Paulo [Concours destiné à des livres inédits] .