São Paulo – Pour ceux qui n’auraient toujours pas compris ce qui est en train de se passer au Brésil, le nouveau roman de Bernardo Kucinski met les points sur les “i”. Raconté sous deux angles parallèles – le contexte d’un pays dominé par la corruption et les explications de cette corruption en notes de bas de page – le roman A Nova Ordem [Le nouvel ordre] (publié par Editora Alameda, 180 pages) est plus qu’une intrigue basée sur des faits réels, comme les cinq autres ouvrages écrits par l’ex-journaliste (si tant est qu’il soit possible de cesser de l’être) et professeur retraité de l’École de Communications et Arts de l’Université de São Paulo (ECA/USP).
C’est une caricature de ce que l’hypocrisie nationale – de la presse, des institutions de la République et de cette parcelle de la population qui revêtait la tenue de la CBF et tapait sur des casseroles [1]– a concrétisé en gouvernement Jair Bolsonaro.
Pour B. Kucinski, signature adoptée par le jeune romancier de 82 ans, écrire A Nova Ordem ne fut pas trop difficile. Décortiquer le complexe appareil étatique de la protection sociale, environnementale, économique et du code du travail qui dessinèrent le Brésil d’après la Constitution de 1988 fut beaucoup plus ardu. Et il a fallu aussi les organiser en “décrets” dévastateurs qui conduisent au Nouvel Ordre.
Les “décrets” ont, dans le roman, la même fonction que celle des Actes Institutionnels des gouvernements de la dictature civile-militaire (1964-1985) : démanteler les lois constituées pendant les périodes démocratique et légaliser la barbarie décrétée par les dictateurs. Ainsi, le Brésil du bien-être social dessiné par la Constitution de 1988 fait place à une république sans projet de nation, régie par une agro-industrie qui n’a nul besoin de la main d’œuvre des travailleurs pour administrer l’économie et n’a même pas besoin du peuple. Sauf s’il est désinformé, aveugle, soumis et servile.
“Je me suis amusé à l’écrire. C’est une histoire drôle. Tragique, mais drôle. Mais tragique”, précise Kucinski, pendant le débat du lancement du Nouvel Ordre à l’auditorium du Centre Universitaire Maria Antônia, de l’USP, le 18 juin dernier [2019]. Il admet avoir ajouté quelques textes à ses recherches, des contes, des chroniques antérieures, pour finaliser l’intrigue du roman. Et il avoue une certaine perplexité, après avoir été confronté, pendant ses recherches, quant au potentiel de l’État brésilien post-constitution, à conduire le pays vers des avancées civilisatrices. “Il s’agit de la sixième œuvre de fiction. Certains textes ont été exploités. C’est comme une symphonie, ou des extraits sont peu à peu composés et trouvent ensuite naturellement leur place au sein d’une séquence logique”, raconte l’auteur.
Le journaliste, critique d’art, chercheur, illustrateur et auteur de toutes les couvertures des livres de Bernardo Kucinski, Enio Squeff, donne en exemple : “La Symphonie nº 9 de Beethoven fut représentée en 1824, mais le processus de composition avait commencé six ans auparavant”.
"Ça n’a pas été trop dur”, observe l’auteur. “Les décrets destructeurs de l’État brésilien étaient prévisibles. Ils s’inscrivent dans la logique du gouvernement Bolsonaro. Et ils avaient déjà commencé avant, avec le gouvernement de Michel Temer, responsable de la réforme de la loi sur le travail et de l’amendement à la Constitution instituant un blocage des dépenses budgétaires publiques sur 20 ans.”
Selon lui, depuis le coup d’état ayant destitué Dilma Rousseff en 2016, l’arrivée au pouvoir d’une “logique de démantèlement” de l’État brésilien, était évidente.
Le “Décret 2/2019”, par exemple, crée l’Econec – Économie Néolibérale Coercitive – et décide : l’extinction de la Banque Nationale du Développement Économique et Social (BNDES) ainsi que des ministères du Plan, des Mines et Énergie et de l’Industrie et du Commerce. Il privatise des entreprises publiques, des collectivités locales et des banques ; vend aux enchères des réserves de minéraux et des réserves pétrolières ; annule les taxes d’importations ; supprime la Zone Franche de Manaus, la Sudam et la Sudene [2] ; réduit de 10% l’impôt sur le revenu et annule l’exemption pour les revenus les plus modestes ; supprime l’Institut National de Sécurité Sociale (INSS), augmente l’âge minimum de départ à la retraite à 80 ans et remplace le régime général par des comptes individuels de capitalisation ; abolit la stabilité des fonctionnaires, le programme Bolsa Família [3], les avantages sociaux pour les personnes âgées les plus démunies et celles souffrant de handicap, l’Allocation maladie et l’Allocation chômage ; supprime aussi le Système S [4] (Senai, Senac, Sebrae et Sesc), l’Institut Brésilien de Géographie et Statistique (IBGE) et les agences de régulations.
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Une économie sans emballage
Outre le fait de montrer le harcèlement implacable contre toute possibilité de sens critique – et rien ne l’illustre mieux que l’offensive de l’actuel gouvernement contre la recherche, la science et les universités publiques – le roman explore les contradictions économiques du Nouvel Ordre. Kucinski fut un des précurseurs du journalisme économique. De la technique permettant de traduire pour le lecteur lambda les effets de l’économie sur la vie du pays et des citoyens. Jusqu’à ce que les cahiers “économie” des journaux ne soient dominés par le langage du marché, et leur compréhension bien loin du commun des mortels.
L’un des personnages du Nouvel Ordre est Angelino, un ingénieur victime de la débâcle de l’industrie navale, converti malgré lui en collecteur de matériaux recyclables. De ceux qui restent. Grâce à lui, l’auteur donne une leçon indirecte sur ce qu’est devenue l’économie d’un pays désindustrialisé.
“Par les déchets aussi on peut raconter l’histoire de ce maudit Nouvel Ordre. La disparition subite du carton. D’abord, il pensa que c’était à cause des retirantes, ces migrants qui arrivaient en masse de leurs campagnes, à la suite du décret du gouvernement mettant fin au micro-exploitations. Ces gens-là se construisaient des baraques avec du carton et des emballages de lait. Il mit un temps à percevoir qu’il ne s’agissait pas que de cela. Avec le Nouvel Ordre, les usines métallurgiques avaient fermé et, sans production de cuisinières, de frigos, de ventilateurs, bref, de toutes ces choses-là, pas besoin d’emballages.”
En l’absence d’emballage et autres ferrailles, que les gens ne jettent plus dans la crainte du lendemain, restent, sur la route du collecteur, les livres. Des choses que le Nouvel Ordre souhaite éradiquer.
Angelino est un personnage-clé du roman. Tout comme le capitaine Ariovaldo (Olavo de Carvalho ? [5]), dont la découverte, une puce implantée dans le cerveau qui maintient les gens sous le contrôle de l’Ordre, le fait connaître au monde entier.
Dans le Brésil du Nouvel Ordre, le marché intérieur n’a besoin, pour exister, que de 30 millions de familles. L’excès démographique devra donc être éliminé.
Auto-déclaré pessimiste de nature, Bernardo Kucinski introduit pourtant, dans son roman, une théorie de l’autodestruction de l’ignominie. Le système, à force d’agression contre l’humanité, finit par détruire l’un des combustibles de son existence. Les gens cessent de rêver. Sans rêve, l’existence est compromise, y compris celle du Nouvel Ordre.
L’inspiration d’Aldous Huxley est volontiers admise par l’auteur dès la présentation du livre, avec la citation du livre Le Meilleur des mondes : “L’amour de la servitude ne peut être établi, sinon comme le résultat d’une révolution profonde, personnelle, dans les esprits et les corps humains”.
George Orwell est aussi cité pour son 1984 : “les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles soient opprimées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont opprimées”.
Une fiction sans artifice
L’évolution du journalisme à la fiction ne fut pas une décision, selon Bernardo Kucinski, c’est arrivé petit à petit. Lorsqu’il a abandonné le poste de conseiller spécial de la Présidence de la République, pendant le premier mandat de Lula, il a voulu reprendre ses cours à l’EECA/USP [6], mais il fut alors mis à la retraite d’office.
Il s’est mis à écrire une série de contes et chroniques, plus d’une centaine, dont quelques-uns ont évolué en roman, tels que le roman policier Alice et K. – Relatos de Uma Busca, célébré par la critique et le public. Même s’il a initialement été lancé en 2011 (d’abord par la maison d’édition Expressão Popular, puis par la Companhia das Letras), K. fut conçu après, basé sur le processus de recherche par son père – et par lui-même – du corps de sa sœur Ana Rosa Kucinski, séquestrée et exécutée par la dictature en avril 1971. Pour Alice, il situe l’histoire d’un crime et d’un assassinat dans la Faculté de chimie de l’USP, où il a lui-même étudié – une intrigue autour d’un vol déplorable de production scientifique.
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