Devant cette première défaite face à la Chambre, le ministère des Peuples indigènes dirigé par Sonia Guajajara négocie désormais un allongement de la procédure, afin d’obtenir que le texte passe devant les commissions des Droits de l’Homme ainsi que de l’Environnement, avant d’être présenté devant la commissions Constitution, Justice et Citoyenneté, puis d’être soumis au vote en plénière.
« Ce que nous défendons, c’est que le projet puisse être examiné par les commissions concernées par le sujet, ce qui est un cheminement normal au sein de la Chambre, déclare la ministre lors d’un entretien exclusif à l’agence Pública. Alors qu’il a été examiné par une commission de l’Agriculture totalement favorable au seuil temporel, il est juste qu’il passe a minima devant les commissions des Droits de l’Homme ainsi que de l’Environnement, où nous pouvons espérer un dialogue et un débat complet sur le projet ».
Cependant, la série de réunions qu’elle a tenu la veille avec les sénateurs conduit Sonia Guajajara à conclure que les parlementaires ne connaissent pas le sujet en profondeur. « J’ai eu le sentiment que nombre d’entre-eux se focalisent uniquement sur le seuil temporel, négligeant d’analyser l’ensemble des implications du texte ».
Car selon les leaders et spécialistes, il attaque les droits indigènes sur plusieurs autres aspects, telle l’interdiction d’extension de terres autochtones déjà délimitées ou encore des restrictions à l’usufruit exclusif des peuples autochtones sur leurs territoires.
Le projet mérite donc d’être plus amplement débattu, estime la ministre. Elle souhaite transmettre personnellement sa demande à Rodrigo Pacheco (PSD-MG), président du Sénat, qui avait assuré en juin dernier que le PL 2.903/23 serait traité « sans hâte » à la Chambre, alors que les députés fédéraux l’ont examiné et approuvé fin mai dernier selon la procédure d’urgence, obtenue sous la pression du Front parlementaire pour l’agriculture (FPA) pro-seuil temporel.
« J’’étais présente, et j’ai bien en mémoire cet engagement pris par Pacheco au début du processus d’examen du projet par le Sénat, souligne Sonia Guajajara. Mais nous n’avons pas réussi à échanger depuis. Nous tentons d’y parvenir aujourd’hui, pour obtenir un passage du texte devant les autres commissions que je citais. »
Et si le traitement du texte se prolonge côté parlementaires, on peut s’attendre à ce que le Tribunal fédéral suprême (STF) ait le temps, dans l’entremise, de se prononcer pour sa part pour le rejet de la thèse de « seuil temporel ». À la veille de prendre sa retraite, la magistrate du STF Rosa Weber a indiquer vouloir s’exprimer sur le sujet en septembre. De leur côté, sur les onze magistrats qui siègent au STF, ont déjà voté Edson Fachin et Alexandre de Moraes (opposés à la thèse) ainsi que Kassio Nunes Marques (favorable).
Cependant, les sénateurs d’opposition, notamment ceux qui sont liés au secteur agroalimentaire, désirent que le vote en plénière du Sénat anticipe la décision finale du STF. Dans ce cas, la ministre, qui s’attend à être défaite, envisage déjà l’étape suivante. « Même si le projet de loi est définitivement adopté par les parlementaires, sa constitutionnalité sera remise en cause ».
Pourquoi le ministère des Peuples autochtones défend-il que le PL 2.903/23 soit examiné par deux nouvelles commissions ?
Il est juste que nous puissions discuter de points sensibles du projet qui sont mal connus d’un certain nombre. Même les sénateurs, qui s’apprêtent pourtant à voter sur le projet, n’en connaissent pas les détails. c’est pourquoi nous voulons élargir le débat afin que la société prenne conscience des enjeux et que les parties intéressées soient entendues.
Comment comptez-vous vous y prendre pour obtenir satisfaction ?
J’ai beaucoup échangé, avec plusieurs sénateurs, le chef de file du gouvernement au Sénat [Jaques Wagner, du PT-BA], le groupe PT du Sénat, Soraya Thronicke ainsi que le sénateur Alessandro Vieira [MDB-SE]. Je leur ai demandé de soutenir nos demandes auprès du président du Sénat afin de permettre l’examen du projet dans les commissions concernées. C’est possible d’y parvenir, je pense. Les sénateurs étaient largement favorables à la nécessité d’élargir le débat.
Le sénateur Jacques Wagner a-t-il explicitement soutenu votre proposition ?
Oui, et immédiatement.
Si cette demande n’aboutit pas, que peut-on attendre dès lors de la commission Constitution, Justice et Citoyenneté (CCJ) ?
De fait, en l’état, nous ne disposons pas de suffisamment de voix au Sénat pour faire valoir notre point de vue. Le projet passerait, et à une large majorité, dans toutes les commissions et a fortiori en plénière. Ce qui ne nous empêche pas de souhaiter accroître les échanges et les relations avec les sénateurs. Ainsi, nous espérons que le passage devant la CCJ nous permette d’ouvrir un espace de débat supplémentaire, avec les auditions publiques et l’intervention d’experts. Il ne s’agit pas, en l’occurence, de radicaliser un débat entre « pour » et « contre », mais plutôt de mettre sur la table les points complexes que recèle le texte, et qu’il est nécessaire de comprendre afin de bâtir des consensus. Car il existe bien des aspects sensibles dans ce texte, qui ne sont bons ni pour les peuples autochtones, ni pour l’environnement, ni même pour les agriculteurs. Il est important que nous nous donnions le temps d’en discuter.
Les parlementaires pro-gouvernement sont-ils favorables à l’examen du projet par d’autres commissions ?
Oui, les dirigeants du groupe gouvernemental sont disposés à ce que le projet passe devant ces deux autres commissions.
Et en dernier recours, tenteraient-ils d’empêcher son approbation ?
Le bloquer, j’en doute, car nous n’avons pas de majorité au Sénat ou à la Chambre des députés.
Le président du Sénat Rodrigo Pacheco a-t-il récemment réitéré, d’une manière ou d’une autre, sa promesse d’un examen « sans hâte » du projet de loi ?
Non. Et c’est bien pourquoi nous tentons justement de le rencontrer pour obtenir cette confirmation de sa part.
On attend encore le vote de huit magistrats au STF, pour qu’il puisse délivrer son jugement sur la thèse du seuil temporel, et éventuellement décider de son rejet. Avez-vous l’espoir d’une conclusion rapide ?
Au Tribunal suprême fédéral se sont déjà exprimées plusieurs demandes d’approfondissement du dossier, aussi je pense qu’il n’y en aura plus d’autres désormais, et que le jugement va pouvoir aller à sa conclusion, notamment parce que cette affaire traîne déjà depuis bien longtemps. Je pense également que l’on s’oriente vers des compromis en cas de rejet de la thèse du seuil temporel, comme suggéré par Alexandre de Moraes lors de son vote. Certains de ces points doivent être ajustés, car ils sont potentiellement conflictuels. Et j’espère alors que cela entrainera le ralliement des derniers magistrats à la position d’Alexandre de Moraes, à l’heure d’exprimer leur vote. Par exemple, la nécessité qu’il a exprimé d’une compensation à octroyer aux occupants déplacés, avant toute nouvelle démarcation d’un territoire autochtone, pourrait s’avérer encore plus controversée que la question même du seuil temporel, suggèrent certaines analyses.
Plus précisément ?
Le principe d’une telle compensation « a priori » me semble tout à fait irréaliste. L’un des ajustements dont je parle consisterait à déterminer toute indemnisation selon des critères basés sur la durée d’occupation des terres [par des agriculteurs installés à l’intérieur de territoires revendiqués les populations autochtones].
Mais peut-être n’est-ce pas non plus la meilleure solution, et les autres magistrats pourraient aussi suggérer leur propres ajustements.
Cependant, quelle serait la version idéale, à votre appréciation et celle du ministère des Peuples autochtones ?
C’est en discussion, nous ne disposons pas à ce jour de proposition aboutie. L’intention, c’est d’obtenir des améliorations à la proposition d’Alexandre de Moraes.
Pourrait-il s’agir d’une sorte de « seuil temporel », mais concernant cette fois-ci la détermination des indemnités ?
Comprenons qu’il n’est pas acceptable que soit versée une compensation pour du foncier nu — ce que propose le magistrat —, sans tenir compte de la durée d’occupation de cette terre par des populations non autochtones. Ce qui est actuellement prévu dans la Constitution fédérale, c’est le paiement des aménagement effectués sur un terrain. Il est donc nécessaire d’établir des critères pour valider un tel paiement, qui ne peut pas reposer sur la seule occupation d’une terre, sans considération de sa durée. Et au pied de la la lettre, l’idéal serait même d’établir une compensation pour le préjudice subi par les autochtones écartés de leurs terres pendant cette période.
Votre ministère, ou bien la Funai [Fondation nationale de l’Indien], ont-ils tenté d’évaluer sur ce qu’il en coûterait à l’État en « indemnités préalables », telles que proposées par Alexandre de Moraes ?
Comme cette mesure n’est pas acquise, nous n’avons pas menée d’étude à ce sujet. À ce stade, nous travaillons avec la Funai à une cartographie pour déterminer précisément les zones sujettes à « désintrusion » [étape consistant à extraire les occupants non autochtones des terres autochtones à démarquer], ainsi que leur situation, préalable à une étude budgétaire.
Vous avez récemment déclaré, dans une interview, que la proposition d’Alexandre de Moraes pourrait « apaiser la situation » et empêcher les peuples indigènes de « perdre » leurs terres. Pourtant, des dirigeants du mouvement indigène se sont démarqués du vote de Moraes. Pouvez-vous nous éclairer ?
Ce qui apaise dans ce vote, c’est que le magistrat se soit d’ores et déjà positionné contre [le seuil temporel]. Personne n’en doute, ça fait consensus. Mais il faut désormais établir des critères pour déterminer le montant des indemnisations. Car si on n’indemnise pas, on ne pourra pas non plus délimiter. Et nous stagnerons dans cette guerre sans fin, sans que nous soyons parvenus à apaiser les conflits, et les peuples indigènes continueront à subir des violences, des meurtres, des morts. Nous en sommes au point où nous devons trouver une alternative. C’est pour cette raison que j’ai dit que nous nous accordions sur le juste milieu qu’il proposait. Mais nous ne pouvons pas adopter le principe d’une indemnisation standardisée pour traiter des réalités très différentes. Il nous faut évaluer au cas par cas la situation des terres en question terres pour trouver une solution viable et concertée.
Si la décision du STF tarde à venir, pensez-vous qu’il sera possible de barrer la route à la PL 2903/23 ? La semaine dernière, à l’heure de voter sur le texte, au sein de la CRA, de nombreux sénateurs, principalement les bolsonaristes et autres élus d’opposition, ont soutenu que la prérogative de décider de cette question appartenait au Congrès. Et donc que la décision du STF ne devrait pas devancer le Sénat. Comment analysez vous le scénario à venir ?
Les sénateurs disposent d’une large majorité et sont déterminés à approuver ce projet de loi. Mais il est important d’en mettre en lumière tous les aspects. Le projet est désigné sous le nom de « PL du seuil temporel », ce qui laisse penser à beaucoup qu’il ne fait référence qu’à cette question. Mais il comporte d’autres aspects complexes et dangereux. Il y a la question des cultures transgéniques, de l’hétéro-identification [2] des peuples autochtones en cas d’expropriation, d’une flexibilité dans l’accès aux territoires des peuples isolés ainsi que de la question de la location des terres. Il faut clarifier et débattre de tous ces points au Sénat afin que tout le monde comprenne vraiment de quoi parle ce projet de loi. Bien sûr, il y a ces préoccupations autour des conclusions du STF et du vote du Sénat. Mais l’enjeu dépasse de loin la question du seuil temporel, dont on pourrait même dire qu’il n’est qu’un point parmi tous ceux qu’aborde ce projet de loi.
Avez-vous eu le sentiment que les sénateurs avec lesquels vous avez échangé ignoraient cet enjeu ?
Oui, j’ai perçu que nombre d’entre eux étaient uniquement focalisé sur le seuil temporel, et n’analysaient pas les autres aspects. En réponse à notre analyse, la sénatrice Soraya Thronicke elle-même a convenu qu’elle n’avait pas perçu ces angles. Elle a convenu que nous aurions pu nous donner plus de temps pour en débattre. J’ai identifié le manque de connaissances, mais aussi la volonté d’approfondir.
Si le projet de loi est approuvé, sera-t-il pertinent de saisir la justice ?
Oui, certainement. S’il est approuvé, sa constitutionnalité sera remise en question, car il présente des aspects inconstitutionnels. Ainsi, nous considérons la thèse du seuil temporel comme parfaitement inconstitutionnelle.
Au début du mois d’août, lors du Sommet de l’Amazonie, on s’attendait à ce que le gouvernement annonce l’homologation de certains des territoires autochtones dont le processus de démarcation est finalisé. Selon le quotidien « Folha de São Paulo », la Maison civile [Casa Civil, organe du gouvernement fédéral proche d’un cabinet de Premier ministre] aurait bloqué les homologations. Que s’est-il passé ?
On pensait les signatures pourraient avoir lieu à l’occasion du sommet. Ce n’est pas qu’il y a eu un blocage, mais plutôt que le moment n’était finalement pas approprié. Itamaraty [le ministère des Affaires étrangère] explique que s’agissant d’un événement international, avec la présence des présidents étrangers, il n’était pas approprié d’inscrire un acte national à l’ordre du jour. C’est nous qui avions suggéré cette date [le 9 août, Journée internationale des peuples autochtones]. Et la possibilité que les homologations soient officialisées ce jour-là a suscité beaucoup de spéculations. Désormais, nous essayons d’établir un calendrier avec le ministère de la Justice et la Maison civile pour la signature des huit homologations encore en suspens [on s’attendait, lors du dernier Camp Terre libre, en avril, à l’homologation de 14 territoires indigènes, mais cela n’a été le cas que pour six seulement à l’époque].
Ces huit signatures pourraient-elles intervenir d’ici à la fin de l’année ?
Oui, c’est l’horizon auquel nous travaillons.
Propos recueillis par Ana Alice Lima, Gabriel Gama, Giovana Girardi et Raphaela Ribeiro
(1) thèse interprétative, défendue par les grands intérêts ruraux et industriels, selon laquelle le droit des peuples autochtones à leurs terres ancestrales, que leur reconnaît la Constitution de 1988, ne s’appliquerait que pour les territoires qu’ils occupaient effectivement au 5 octobre 1988, jour de l’adoption de cette constitution (note de la traduction).
(2) c’est-à-dire qu’il appartiendrait à une instance extérieure de décider, selon certains critères (phénotype, etc.) si telle population peut se revendiquer « autochtone » (note de la traduction).