Des éléments insolites marquent désormais le paysage, tels que les canaux d’irrigation qui détournent l’eau du fleuve São Francisco vers les grandes propriétés de cultures fruitières du Nordeste. À Petrolina (Pernambouc - PE), des gardes privés, équipés à la Robocop et bénéficiant de l’appui de drones, se déplacent à moto pour contrôler les canaux afin d’empêcher l’accès à l’eau à la population locale. Les habitants doivent prendre le risque de se rendre furtivement au canal pour étancher leur soif. À Cabrobó (PE) un énorme mur a été érigé en face du canal de la « transposition » [2] du São Francisco. Les agriculteurs qui sont à moins de cent mètres du canal n’y ont plus accès, ni même pour abreuver les quelques chèvres qu’ils possèdent. Ces scènes qui semblent émerger d’une fiction dystopique sont de moins en moins évoquées aujourd’hui dans les médias privés brésiliens.
Le journaliste Patrick Camporez a passé plusieurs semaines dans les régions où des conflits pour l’accès à l’eau éclatent régulièrement. Son reportage a fait l’objet d’une série de quatre articles publiés par le journal O Estado de São Paulo depuis le 2 février.
Le Brésil dispose de 12 % de l’eau douce de la planète. L’accès à l’eau, toujours abondante, était libre depuis des siècles. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, il n’y avait pratiquement pas de conflits. Ce scénario est en train de changer rapidement, comme nous le montre Patrick Camporez. Au cours des cinq dernières années, 63 mille conflits ont été enregistrés. Il existe, aujourd’hui, 223 nouvelles « zones de tensions ». Les cas sont très variés mais le contexte est le même. Le pouvoir économique – agrobusiness, administration des centrales hydroélectriques, industries, grileiros [3] –, voulant s’approprier les terres publiques, se sert de différents artifices pour restreindre l’accès aux rivières et aux retenues d’eau. L’État soutient presque toujours ces entreprises. Les petits agriculteurs et les communautés traditionnelles – indigènes et quilombolas – en sont les principales victimes.
Les assassinats se multiplient. À Santarém, à la confluence de deux des plus grands fleuves du monde (Amazonas et Tapajós), le leader quilombola Haroldo de Silva Betcel s’est retrouvé avec un gros tournevis planté dans le dos par l’intendant d’une grande propriété rurale. La région est devenue un pôle de production de soja. Haroldo avait commis le « crime » de se rebeller contre les propriétaires terriens qui, ayant acheté des terres, ont érigé des barrières autour des igarapés [4] et en ont fermé l’accès au quilombo Tiningo (créé en 1868). À Colniza (Mato Grosso), autre frontière de l’expansion de l’agrobusiness, un agriculteur a été tué et neuf autres blessés par balle par des hommes de main de grands propriétaires quand ces agriculteurs retiraient de l’eau de la rivière Traíra.
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Les méthodes utilisées choquent. Les autochtones Mura, de l’Amazonie, réputés pour leur connaissance des labyrinthes du réseau aquatique, se retrouvent paralysés face à une nouvelle menace : les buffles. Les propriétaires ruraux lâchent ces animaux dans les igarapés pour qu’ils remuent la boue qui se trouve au fond des cours d’eau, ce qui rend l’eau insalubre, et dévastent la végétation basse des berges qui alimente les poissons dont se nourrissent les Muras.
Deux régressions politiques d’une énorme gravité menacent de soumettre 200 millions de Brésiliens aux tourments révélés par Patrick Camporez. La privatisation de la compagnie Eletrobras, si elle se concrétise, mettra entre les mains du secteur privé non seulement la production de l’énergie mais également des centaines de barrages qui régulent et conditionnent le flux de nos cours d’eau. Contrôlés par des entreprises dont l’objectif est le profit, les barrages ne seront plus considérés comme un bien commun, mais comme un capital à exploiter de la manière la plus rentable. Dans son allocution de réouverture du Congrès, le président brésilien Bolsonaro a placé cette mesure parmi les priorités de l’année législative qui commence.
À lire aussi "« Faut-il attendre que plus personne n’ait d’eau pour enfin se mobiliser ? » nous defie Geovani Krenak" et "Communiqué sur la crise de l’eau à Rio de Janeiro" de l’Observatoire de la démocratie brésilienne
La population urbaine se trouve déjà face à un projet de privatisation de l’approvisionnement en eau et des services des eaux usées, lesquels sont actuellement publics dans pratiquement tout le pays. Ce projet, présenté par l’Exécutif, est à l’heure actuelle à l’étude au Sénat ; il est déjà passé par la Chambre des députés. Entre plusieurs articles étranges, on trouve un dispositif obligeant les municipalités à accorder au secteur privé le « droit » de faire des offres d’achat des services municipaux d’approvisionnement en eau et d’assainissement. Cette initiative place le Brésil à contre-courant de la tendance internationale. Un rapport du Transnational Institute a révélé que 180 villes de 35 pays – de la Bolivie à l’Allemagne – avaient mis fin à la privatisation de ces services en 2017. Parmi les raisons invoquées, il y avait la forte dégradation de la qualité des services et l’augmentation significative des tarifs, conséquences de la nécessité de produire des bénéfices pour satisfaire les actionnaires. Il ne faut pas oublier que l’Estado de São Paulo soutien la privatisation d’Eletrobras et celle du service des eaux.
En raison non seulement de tout ce qui s’est déjà passé mais aussi de ce qui est toujours en jeu au Brésil, en ces temps difficiles, un nouveau sujet de réflexion et d’action s’impose pour une gauche disposée à faire face aux drames concrets de la population et aux horizons post-capitalistes. Il s’agit de concevoir et de proposer des mesures concrètes pour que l’eau soit un droit, et non une marchandise.
Cela inclut la destruction des murs et le désarmement des milices, la désappropriation des terres des propriétaires qui restreignent l’accès de la population aux cours d’eau qui traversent leurs propriétés. Cela inclut également l’assurance que tous pourront avoir accès aux rivières, lacs et canaux en fonction de leurs besoins réels concernant leur consommation personnelle, le maintien des cultures familiales et l’élevage de leur bétail.
Cela implique particulièrement la mise en œuvre de ce qui n’a jamais été fait : un vaste programme de travaux publics pour dépolluer les rivières urbaines, faire face aux crises hydriques qui frappent des métropoles telles que São Paulo et Rio, rattraper notre retard colossal en matière d’assainissement – tout particulièrement dans les périphéries – et faire de l’eau un bien commun. Ce programme créera des centaines de milliers d’emplois de tout type. Il sera financé avec les ressources d’une réforme fiscale et l’émission de monnaie par l’État, c’est-à-dire, par les mêmes méthodes que celles utilisées pour sauver les banques en temps de crise, mais cette fois-ci en réalisant d’énormes gains sociaux.
[À lire aussi : "La catastrophe de l’eau comme synthèse de la ville de Rio"
Et "São Paulo : trois leçons que la crise hydrique pourrait nous enseigner" ]
Nous vivons une époque de grandes menaces mais aussi d’énormes possibilités. Les programmes de « petites réformes » ne sont plus ce qu’attend une société aux abois. L’heure est arrivée de penser le post-capitalisme.
[Pour aller plus loin : Le film « La loi de l’eau- Le nouveau code forestier brésilien » lancé en France en 2015 avec le partenariat d’Autres Brésils et présenté ici par Sebastião Salgado ]