À l’occasion de la remise du prix Danielle Mitterrand 2018, lors du Sommet mondial des défenseurs des droits humains, Autres Brésils discute avec Geovani Krenak, venu recevoir le prix au nom du peuple Krenak. Mobilisé pour la dénonciation du crime de Mariana et pour la condamnation des entreprises responsables, Geovani Krenak s’est également rendu à Genève, à des rencontres avec la mission diplomatique Brésil et des rapporteurs spéciaux de l’ONU, pour y porter ces dénonciations de violation du droit fondamental à l’eau.
Cet entretien, conduit par Luc Duffles Aldon, est le huitième d’une série proposée par l’association Autres Brésils pour mieux décrypter l’actualité politique brésilienne et apporter d’autres perspectives sur l’état de la démocratie et des droits humains dans ce pays.
Autres Brésils soutient la campagne lancée par France Libertés de #JusticeforKrenak.
Geovani, l’histoire du peuple Krenak est peu connue en France. Par où commencer ?
Le peuple Krenak est originaire de Minas Gerais, au Brésil. Contrairement à ce que l’on croit, que les indigènes ne vivent qu’en Amazonie, tout le Brésil est territoire de peuples autochtones. Le peuple Krenak est originaire de la vallée du Rio Doce. De sa source son embouchure, nous vivons, nous nous baignons, nous nous relions avec le Watú, qui signifie "l’eau qui court".

Daniel et Geovani Krenak. Crédit photo : France Libertés
La vallée est liée à l’histoire de mon peuple. Notre peuple est semi-nomade, comme on dit. Il restait un moment à un endroit, y cueillait des aliments endémiques, puis allait à la rivière manger du poisson et descendait un peu plus loin, au bord du fleuve. Ainsi, lorsque vous regardez l’état de Minas Gerais, vous pouvez voir des noms dans notre langue, notamment de villes comme Tarumirim, petit ciel, Nak, terre, Nak Nak, habitant de la terre, Kuparak, jaguar. Certaines ont changé de nom parce que l’homme non-autochtone ne savait pas comment prononcer ces noms. Par exemple, Itueta est en réalité Uet Uet, la pierre qui brille.
Tous ces endroits étaient des villages, les nôtres. Parce que notre peuple est originaire de la vallée du Rio Doce. Les Portugais nous appelaient « botocudos », terme péjoratif qui signifie vieux bouchon de baril car nous utilisions des ornements qui ressemblent à des « botoques », discs en bois. Et c’est comme ça que le reste du monde nous a connus. Notamment lors de la déclaration de la Guerre juste [1] contre notre peuple par D. João VI, en 1808. La Charte royale nous décrit comme de violents sauvages qui perturbaient et l’avancée des caravanes royales et le progrès au Brésil. C’est ainsi qu’a été déclarée cette guerre et qui a encouragé les gens à venir dans le Minas Gerais pour tuer le peuple Krenak, leur coupant une oreille pour preuve de leur contribution au progrès. C’est en fait le début de notre histoire documentée avec les Non-autochtones. Et à cette époque, mon peuple a aussi été décimé par la grippe car nous n’avions pas d’immunisation [2].
Il y a eu plusieurs guerres depuis. À partir de 1907, notre peuple a affronté l’implantation des chemins de fer pour laquelle ils abattaient des arbres, détruisant la forêt pour poser les traverses du chemin de fer. Il y a à peine 15 ans qu’ils ont changé les traverses de bois par du fer.
Plus récemment, en 1964, la dictature militaire comptait plusieurs détachements militaires dans la vallée du Rio Doce. Une prison a été construite dans mon village pour y regrouper différents peuples autochtones, notamment les personnes considérées comme des insoumises. Aujourd’hui, il y a la ruine de cette prison. Mon village était alors ce qu’on appelle un « poste indigène », le poste Guido Marlière.
vidéo FUNAI, archives, message de propagande civilisatrice et nationaliste
D’ailleurs, tu vois comment est l’histoire : ce poste a le nom d’un colonisateur français célèbre pour ses expéditions et la création de ces villes à l’intérieur de nos terres. C’est dans cette prison que mon grand-père a été arrêté et que plusieurs parents autochtones ont été maltraités, torturés entre 1960 et 1980.
Pourquoi cet intérêt du régime militaire pour la région ?
Dans le Minas, la stratégie consistait à regrouper et à exploiter les peuples autochtones. Pendant un certain temps, le nom "Krenak" était associé au nom de la prison et non à mon peuple. Alors, quand on disait aux autres peuples autochtones : "Je vais t’emmener à Krenak", les gens étaient terrifiés. Et on peut aussi dire que mon peuple est celui qui a été le plus en relation avec d’autres peuples autochtones parce qu’il s’est marié avec des Xerente, Fulni-ô, Karajá, Pataxó. En effet, lorsque les Indigènes étaient arrêtés, ils purgeaient leur peine et une fois relâchés, ils n’avaient aucun moyen de retourner d’où ils venaient et ils finissaient par tisser des relations avec les Krenak. Il nous était également interdit de parler notre langue, que nous avons presque perdue. Il nous était interdit de quitter le village et si nous partions, nous devions souffler pour que les militaires décident si nous avions bu de l’alcool ce qu’ils condamnaient. Et comme ça, plusieurs autres pratiques de torture : mon père a été attaché à la queue d’un cheval pour être traîné devant le village afin de servir d’exemple aux enfants pour qu’ils aillent à l’école. Car oui, ils ont fait ça aux enfants aussi. Sauf que les enfants indigènes voulaient jouer, se baigner dans la rivière ; d’ailleurs, ce n’est de nouveau plus possible aujourd’hui. Il y a eu plusieurs crimes contre nous pendant la dictature militaire.
En même temps, lorsque les Krenak étaient arrêtés, une fois libérés, nous étions envoyés au loin par le régime militaire pour ne pas rester sur le territoire. Mon peuple était donc acheminé vers São Paulo ou le Mato Grosso ... l’objectif était de dénaturer notre peuple en lui faisant perdre sa relation avec son territoire, un territoire très riche, notamment pour le régime, en minerai.
Et dans ce processus, l’entreprise Vale a aidé. Les trains de Vale passaient devant mon village et mon peuple a été mis dans les wagons et envoyé à Itabira ou dans l’état de l’Espírito Santo. Vale organisait ce système, en tant qu’institution publique et en connivence avec les militaires qui réprimaient les différents peuples originaires.
L’objectif était de dénaturer notre peuple en lui faisant perdre sa relation avec son territoire, un territoire très riche, notamment pour le régime, en minerai.
Qu’est-ce qui a changé avec l’ouverture démocratique ?
La Constitution de 1988 permet un travail politique de reconquête d’une partie de notre territoire. Le texte contient deux articles importants, sur l’auto-détermination des peuples (article 4) et le concept juridico-normatif des Terres Autochtones (l’article 231) reconnaissant la culture, les traditions et les formes d’organisation des peuples originaires.
infographie de #JusticeforKrenak
En 1997, le gouvernement Fernando Henrique Cardoso a fait don d’une partie du territoire d’origine du peuple Krenak. C’est cependant un petit territoire, 3 000 hectares de terres. Selon eux, c’est une preuve de gentillesse. Mais nous ne l’entendons pas comme ça. Notre terre ne nous a pas été rendue comme nous en avons besoin pour élever nos enfants. Le cimetière, les peintures rupestres et les lieux sacrés, comme la grotte des sept salles n’ont pas été inclus dans ce don. C’est très difficile pour le peuple Krenak qui continue à revendiquer son territoire d’origine.
Ce qui est pire c’est que le reste du territoire a été classé, par un décret, parc régional. Et cette initiative visait précisément à entraver le processus de démarcation des terres autochtones. Tu n’imagines pas la FUNAI [3] se battre contre le gouvernement ! Tu vois ? C’est la solution qu’ils ont trouvée contre nous. Et je dis cela parce qu’il n’y a pas de politique de protection ou de préservation de l’environnement dans ce parc. Par exemple, sur ce territoire, un propriétaire terrien est en mesure d’exploiter l’eau de la source et de la vendre en tant qu’"eau minérale Krenak". Tu vois à quel point tout est confus ? C’est un domaine de préservation de l’environnement, c’est un parc régional. Mais grâce à cette politique, et probablement à la corruption, une personne, un propriétaire foncier, puise de l’eau dans le parc.
La démarcation et la donation de ce lopin de terre sont des décisions très liées à Vale, qui continue de découper notre territoire et d’exercer un grand pouvoir d’influence sur les fonctions politiques, en particulier à la FUNAI. Notre combat avec Vale, y compris juridique, se situe avant la rupture du barrage de Mariana, il y a trois ans. Vale est le principal actionnaire d’un autre barrage situé près du village et qui contamine l’eau provoquant des maladies et des problèmes pour les personnes et les poissons. En fait, ils ont même construit une échelle pour permettre aux poissons de grimper et ont été surpris que les poissons ne comprennent pas leur technologie.
La rupture du barrage de Mariana a fini d’asphyxier toute vie dans la vallée du fleuve.
Les pratiques culturelles du peuple Krenak ont aussi été anéanties. C’est un long processus de guerres et de luttes pour la survie en tant qu’indigène, en tant qu’être humain, en tant que personne.
Geovani Krenak sur TV5 Monde, 3 novembre 2018,
Les peuples autochtones se sont-ils mobilisés pendant cette élection ?
Comme je te l’ai dit, j’ai personnellement participé à la campagne de Sônia Guajajara et de Guilherme Boulos. Un groupe de peuples autochtones a été créé pour accompagner et voyager dans le Brésil avec Sônia, et valoriser sa campagne avec Boulos. Pourquoi ? Parce qu’elle est diplômée de l’université et qu’elle est issue de la lutte pour l’environnement et pour les droits des peuples autochtones. Je pense que les candidats politiques devraient se préoccuper de cela, de l’environnement. Nous devrions penser à des stratégies et à des modèles économiques qui ne sont pas prédateurs de la nature. La campagne a été très bénéfique parce que Sônia est connue pour ses combats, et qu’ainsi, les gens ont pu la voir de près, connaître ses batailles et les nôtres.
Nous avons soutenu Sônia dans la préparation des discours et nous étions ensemble. Les peuples autochtones ont du mal à être seuls. Nous étions avec elle dans l’organisation d’événements et dans les peintures ce qui est très important dans la candidature de Sônia. Elle utilisait des peintures très présentes et similaires entre les peuples. J’ai beaucoup appris dans cette campagne. J’espère qu’un plus grand nombre d’autochtones participeront à des campagnes politiques.

Nous avons également obtenu l’élection de deux députées. Je pense que beaucoup est dû à la visibilité que leur a donnée la campagne Sônia. Chirley Pankará a été élue députée de l’état de São Paulo, au sein de la Bancada Coletiva [4] et à Roraima, Joênia Wapixana a été élue députée fédérale [5]. Aussi fou que cela puisse paraître, les gens au Brésil ou venant au Brésil pensent que les “indiens vivent tout nus” [6]. Certains sont encore isolés, mais notre réalité est très diverse. Les peuples autochtones sont maintenant dans les universités. Il y a des maires autochtones [7]. Il y a des peuples indigènes en compétition pour la fonction publique. Nous entrons donc dans les espaces décisionnels.
Les candidatures autochtones sont importantes car nous estimons que les Non-autochtones ne créent pas de politiques ou de projets basés sur les expériences des peuples traditionnels [8] C’est une des raisons d’être dans les espaces politiques et décisionnels. Je pense que la candidature de Sônia a donné plus de visibilité à la raison de vouloir participer à ces espaces et à l’urgence de nos luttes [9].
En fait, cela est prévu dans la Constitution, c’est notre droit. Il en va de même pour la préservation et la liberté de pratiquer nos us et coutumes. Et ce n’est qu’avec les peuples autochtones dans ces espaces que nous pourrons faire respecter cette Constitution.
Mariana est un “crime”. Pourquoi est-il si important d’utiliser ce mot, d’en parler en ces termes ?
Parce que c’était prémédité. Le crime de Mariana s’est produit il y a trois ans, et ce n’est pas que le "désastre environnemental" décrit : la rupture du barrage où se concentraient 40 millions de mètres cubes de déchets minéraux et de substances toxiques [10] . La vague a parcouru 850 kilomètres jusqu’à la mer et continue de contaminer le fleuve et la mer. Personne n’a été condamné à ce jour [11]
Les habitants de Krenak comprennent que Vale savait que cela se produirait et, en qualifiant cette rupture de crime, nous plaçons la société où elle devrait être : en tant que coupable. C’est d’autant plus un crime que Vale a adopté une stratégie visant à se démarquer du crime, à éviter la culpabilité, en mettant Samarco sur le devant de la scène. Et Samarco a ensuite créé Renova ... mais c’est Vale qui est propriétaire de l’entreprise qui a tué des millions de vies. De vies car ce n’étaient pas seulement des personnes qui sont mortes ou gravement intoxiquées, ce sont des millions de vies d’animaux, des plantes. Ce n’était pas une tragédie, une catastrophe ou autre chose. C’est un crime !
Vidéo Brut, 6 novembre 2018
Qu’est-ce c’est que Renova ?
C’est une organisation, une ONG, où l’entreprise Samarco a déposé des ressources pour faire face à toutes les "pertes" et gérer les dédommagements des personnes qui ont perdu leur maison, etc. Renova travaille actuellement sur les lieux du crime, mais elle n’en saisit pas l’ampleur et elle est incapable de tout organiser. Il existe de nombreux conflits avec des personnes non enregistrées et ayant subi des pertes. Il est intéressant de noter que les Krenak ne considèrent pas Renova ou Samarco comme responsable du crime que nous voulons régler directement avec Vale.
Quelles sont les actions en cours ?
Notre combat est quotidien, surtout pour l’eau. Les camions citerne sont quotidiennement envoyés vers les villages… ou non. Parce que nous sommes également menacés. Si nous n’acceptons pas les conditions de l’entreprise, elle pourrait mettre fin au service d’approvisionnement d’eau et de panier alimentaire de base. Ce qui est important de comprendre c’est que la rivière était aussi une source de subsistance - de revenus pour nous.
C’est pourquoi j’apporte ce récit de menaces et de violations de droits aux Nations Unies à Genève, en commençant par le droit à l’eau. Il y a un protocole de consultation, qui est ratifié au Brésil, qui prévoit que tout nouveau grand projet doit prendre en compte et consulter les peuples autochtones avant. France Libertés donne de la visibilité à la violation des droits humains et aussi à nos difficultés dans les luttes Krenak, notamment à pratiquer nos rituels sacrés millénaires. C’est un fait très complexe et un dommage qui affecte directement le mode de vie de mon peuple. Les questions territoriales sont anciennes, mais le motif du moment est la violation des droits humains, en particulier à l’eau. Nous n’avons plus accès à l’eau. Et l’eau c’est la vie !
Et comment pouvons-nous contribuer [12] ?
Nous avons quelques initiatives ici pour créer un mécanisme permettant de suivre le processus et d’influencer les opinions en Europe. Les accords ont été ratifiés au Brésil, mais sans pression étrangère, ni contrôle, ils ne seront jamais appliqués, surtout maintenant.
Vale est responsable pour les barrages avec BHP Billiton [13] Pour nous, BHP a endommagé notre pays avec son extractivisme. Et les premières victimes de l’extractivisme sont les communautés traditionnelles ... mais bientôt vous manquerez également d’eau vous aussi. Si la rivière meurt, si elle est sans vie, les villes seront affectées et le monde entier, pas le peuple Krenak uniquement. Ceci si vous n’en ressentez pas déjà les effets. Pour l’instant, cela commence avec le peuple Krenak
Toujours sur le plan spirituel pour le peuple Krenak, la pratique de rituels sacrés empêche le monde d’entrer en crise. Nous savons que c’est par les pratiques sacrées séculaires, comme l’Atoran, la purification des corps que nous pratiquions dans le fleuve, que le monde était en équilibre.
Ton message est-il entendu ?
Le climat est très mauvais au Brésil pour nos luttes. Il faut que les gens ici comprennent que la pratique des rituels sacrés, ainsi que la préservation de la vallée du Rio Doce, de l’Amazone et d’autres sont importantes ... Les gens doivent comprendre que si mon peuple souffre, tout le monde va souffrir. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire que tout le monde manque d’eau pour donner de l’importance à ma lutte.
Geovani Krenak, lors du Sommet des défenseurs des droits humains organisé par Amnesty International, Association for Women’s Rights in Development, le Service international pour les droits de l’Homme ainsi que ProtectDefenders.eu et les membres de son conseil (Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Reporters Sans Frontières et l’Organisation mondiale contre la torture) du 29 au 31 octobre à Paris. Crédit France Libertés
Je fais de mon mieux pour exposer notre combat, pour expliquer clairement nos difficultés. Mais au final, cela dépend de chaque personne et de la façon dont elle voit l’environnement et la nature. Si nous ne prenons pas soin de l’eau, cela va sûrement perturber la prochaine génération. Les gens ne se soucient toujours pas de l’eau, de l’arbre, de l’environnement.Mon histoire, celle du peuple Krenak, est celle de la souffrance, de la lutte et donc de la résistance !
Maintenant, c’est inutile pour moi de venir ici si cela n’a pas de continuité. Parler avec les sénateurs français, alerter la population sur les réseaux sociaux, etc. Cela doit être le début d’un travail de long terme, dans la continuité. J’espère que c’est le message que les gens comprendront et qu’ils commenceront à s’en soucier !
Un dernier mot
Les peuples autochtones ont toujours eu une vie difficile. Mais je pense que le scénario est très préoccupant à cause du président élu. Nous l’appelons Nandión, un mauvais esprit [14]. Son discours n’est qu’exploration, extractivisme, mort, destruction de la vie humaine et de la nature. J’appelle l’attention sur ce moment ; j’essaie de trouver sa place dans la divulgation et de renforcer la solidarité pour ce moment intense : nous sommes en lutte pour le territoire et pas seulement. Nous devons préciser qu’à partir de sa prise de poste, ou même plus tôt, ce sera une lutte intensifiée pour les droits des autochtones : c’est-à-dire contre l’assassinat d’un grand nombre de mes proches.
Ererrê