Face à l’inefficacité des institutions nationales pour freiner les attaques contre les médias publics, le 06 mars dernier, 17 entités de la société civile, parmi lesquelles Intervozes ont dénoncé le gouvernement Bolsonaro lors de la 175ème audition thématique de la Commission inter-américaine des droits de l’homme (CIDH / OEA), réalisée en Haïti. Elle avait pour thème les violations systématiques de la liberté d’expression dans le pays, les attaques contre les médias, les censures à la liberté artistique et culturelle, l’asphyxie des espaces de participation sociale et l’accès à l’information publique. Le démantèlement des médias publics et les nombreuses pratiques de censure à l’encontre des journalistes de l’EBC [1] ont constitué l’un des moments forts de cette audition. Face à de telles plaintes, le gouvernement brésilien s’est limité à nier les accusations, sans apporter de réponses précises aux faits avancés. Les rapporteurs et les commissaires du CIDH ont été unanimes pour exprimer leur inquiétude quant à l’ensemble des violations et se sont engagés à continuer à suivre de près la situation du Brésil.
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Le démantèlement du système de communication publique n’est pas d’aujourd’hui. En mars 2019, les concessions de la TV Brasil à São Paulo et dans le Maranhão, administrées par l’EBC ont été transformées en simples rediffuseurs alors qu’elles étaient productrices de contenus, la production étant désormais concentrée à Brasília et à Rio de Janeiro. En 2017 et 2018, sous la présidence de Michel Temer, deux rediffuseurs numériques et cinq analogiques de la TV Brasil avaient été désactivés, ce qui a réduit encore plus le champ de diffusion de la chaîne dans le pays. Un mois plus tard, le nouveau président a signé l’ordonnance 216 fusionnant la TV Brasil et la chaîne d’État Nbr, responsable de la transmission des actes institutionnels du gouvernement fédéral.
Suite à cette fusion, la programmation et le journalisme de la nouvelle chaîne appelée TV Brasil.gov ont été mis au service du conseil de communication du Planalto . Des bulletins d’information du gouvernement ont commencé à être diffusés toutes les heures et ce qui auparavant relevait de l’intérêt public (le bulletin Notícia agora) s’est transformé en morceau de propagande (Governo Agora). Le téléjournal du matin, d’intérêt public, a été remplacé par le journal du gouvernement Brasil em Dia et celui du soir Repórter Brasil s’est allongé d’au moins 15 minutes de contenu gouvernemental. En moyenne, 40 % du matériel diffusé vient directement des services de communication du Planalto. Dans les programmes d’interviews, seules sont invitées les personnes liées à l’exécutif ou appartenant à la base de soutien de Bolsonaro. Les cérémonies et les discours qui autrefois n’étaient diffusées que sur la Nbr, sont aujourd’hui présents sur la grille de la TV Brasil. Des programmes tels que Estação Plural, centré sur l’agenda LGBT, ont été retirés, laissant place, par exemple, à des productions telles que Faróes do Brasil , un partenariat avec la Marine et par Missão Antártica, avec la participation de l’Armée de l’air.
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L’EBC est aujourd’hui rattachée au Secrétariat de gouvernement de la Présidence de la république, dirigé par le ministre Luiz Eduardo Ramos, général de l’armée de terre et est dirigée depuis août 2019 par un autre général, Luiz Carlos Pereira Gomes. Dans le document « Directives du nouveau président de l’EBC », publié après sa nomination, Pereira Gomes a écrit « Travailler ne suffit pas, tous doivent SERVIR. SERVIR c’est plus que travailler. SERVIR demande de se dédier corps et âme à notre mission sans rien demander en échange. Le difficile devoir de SERVIR, le dur devoir de SERVIR, le sublime devoir de SERVIR et le divin devoir de SERVIR ».
« Il est très clair que ce qui se fait aujourd’hui, c’est du journalisme d’État » , rapporte Marcio Garoni, membre de la commission des employés de l’EBC et directeur de la Fédération nationale des journalistes (Fenaj). « Si autrefois, il y avait un reporter en poste exclusivement à la Nbr, cette séparation entre les deux institutions, n’existe pratiquement plus. De nombreux journalistes de la TV Brasil, quand ils vont interviewer des ministres, produisent également des contenus pour la Voz do Brasil [chaîne de radio d’État]. Fondamentalement, le même texte qui est destiné à la TV Brasil est repris et adapté pour la radio », raconte-t-il. « L’une des conséquences de la militarisation, c’est justement cette vision de l’État comme entité qui ne commet pas d’erreur et qui n’est pas sujette à la critique. Quand on se réfère à l’État [ dans les centres de diffusion de l’EBC], c’est ceci : la voix officielle, l’institutionnel, le respect de la hiérarchie, sans questionnements. Mais cela, ce n’est pas le rôle de la communication publique », rappelle Garoni.
Le Parquet fédéral a considéré que l’ordonnance 216 était inconstitutionnelle en raison du non-respect du principe, mentionné dans l’article 223 de la Constitution fédérale, de complémentarité entre les systèmes privés et publics. En juillet 2019, les procureurs régionaux des droits du citoyen de Rio de Janeiro, Sergio Gardenghi Suiama et Renato Machado, ont engagé une action civile publique demandant l’annulation de cette ordonnance et exigeant que l’EBC et l’État arrêtent de s’immiscer continuellement dans les contenus de la TV Brasil.
Outre la Constitution, l’action s’appuyait sur la loi fédérale n° 11.652/2008 qui avait créé l’EBC et qui détermine, dans son article 2, « l’autonomie vis-à-vis du gouvernement fédéral, en matière de définition de la production, de la programmation et de la distribution de contenus dans le système public de radiodiffusion ». L’autonomie de l’entreprise publique avait commencé à être attaquée dès 2016 quand le gouvernement du président Temer avait supprimé, par le biais d’une Mesure Provisoire [2] le conseil d’administration - qui garantissait la participation de la société à la définition de la programmation des organes de diffusion publique – et avait mis fin au mandat du président-directeur de l’EBC, ce qui avait permis au gouvernement de nommer et de révoquer la direction à tout moment en fonction de ses intérêts politiques.
Mise sous tutelle et propagande
La loi créant l’EBC établit les objectifs des services de radiodiffusion publique dont celui « de développer des mécanismes permettant le débat public autour de thèmes d’intérêt national et international ». Cependant, dans le contexte actuel où le gouvernement fédéral définit ce qui va ou ne va pas être diffusé à la télévision publique, cet objectif est clairement compromis. Pour les procureurs régionaux Sergio Suiama et Renato Machado, la situation s’aggrave car le téléspectateur de la TV Brasil n’a aucun moyen de « distinguer clairement quels sont les programmes et émissions qui relèvent de la diffusion, par l’exécutif, d’activités gouvernementales ou de la promotion de leurs succès et quels sont ceux qui présentent de manière impartiale et indépendante, la couverture journalistique d’événements nationaux et internationaux ».
Pour le Front de défense de l’EBC et de la communication publique - regroupement réunissant des organisations et mouvements sociaux défendant la liberté d’information - la fusion de la TV Brasil avec la Nbr, désormais sous tutelle du gouvernement de Jair Bolsonaro, est le résultat d’une volonté de créer une simple agence de propagande gouvernementale. En 2019, il a déclaré que « Dans la pratique, en réunissant ces deux diffuseurs, associant des programmations ayant des finalités distinctes en une seule, le gouvernement enterre le projet d’information publique centré sur le citoyen et marqué par la pluralité, la diversité et l’indépendance de contenu ».
Une autre mesure de la direction de l’EBC mise en cause dans l’action de la MPF est la suppression de la filiale de la TV Brasil au Maranhão, responsable de la production de contenus régionaux et d’un journal local, diffusés depuis plus de 35 ans. Après la réduction de cette chaîne à un simple rôle de retransmetteur de la programmation nationale, l’unité de production du Nordeste a été fermée, ce qui constitue une violation de plus de la loi 11.652/2008 qui détermine le maintien des unités de l’entreprise qui étaient à l’origine de l’EBC.
Dans une note envoyée en réponse à ce rapport et notamment aux questions posées, la direction de la communication de l’EBC a déclaré que cet organisme avait pris une série de mesures visant à la « réduction des dépenses et à un gain en matière d’efficacité et d’amélioration de la qualité de son contenu. ». Et que « la nouvelle structure organisationnelle » et la réduction du personnel faisaient partie des objectifs des 100 premiers jours du gouvernement Bolsonaro.
Selon la direction de l’EBC, « l’inclusion des actions gouvernementales ne dénature pas la fonction publique de ses instruments de communication » et la fusion de la TV Brasil avec la NBr « a permis une meilleure synergie des équipes de travail et une amélioration de la qualité du contenu présenté ». Et elle ajoute que, l’an dernier, la réponse du public aurait été positive avec une augmentation du temps que les personnes passent à regarder la TV Brasil, selon les données de l’enquête de la Kantar Ibope Media, réalisées dans les régions métropolitaines de São Paulo et de Rio de Janeiro ainsi que dans le District fédéral. On a également affirmé que la Radio nationale de Rio de Janeiro et la Radio nationale FM de Brasília ont obtenu leur meilleur taux d’audience depuis 2010.
Finalement, il y a eu une réduction du budget de l’EBC d’environ 20 %, soit 113 millions de réaux en 2019. Selon la direction, « l’EBC a, aujourd’hui un budget et un financement sains, des recettes et des dépenses équilibrées » et la restructuration doit continuer en 2020 dans les secteurs de la télévision, des radios, de l’Internet, de l’administration, l’infrastructure technologique, du contenu et du personnel. A partir de ce que l’on a pu voir jusqu’à maintenant, toutes ces mesures promises doivent se traduire par une réduction de moyens pour la communication publique et une programmation en phase avec les intérêts du gouvernement du moment et non avec ceux de la société.
Censure institutionnalisée et privatisation
La soi-disant « amélioration de la qualité du contenu » dont se prévaut la direction de l’EBC est loin d’être une réalité selon les fonctionnaires de cette entreprise. Bien au contraire, ce que tous disent, c’est que la pratique de la censure, déjà observée sous les gouvernements précédents et qui s’était développée sous le gouvernement Temer, s’est maintenant institutionnalisée dans l’entreprise.
L’un des épisodes les plus marquants s’est produit au tout début de l’actuel gouvernement, à la fin de mars 2019, à l’approche de l’anniversaire des 55 ans du coup d’État militaire de 1964. L’utilisation des termes « coup d’État » et « dictature » a été interdite lors des reportages de l’EBC en raison de la répercussion des déclarations de Bolsonaro incitant les casernes à commémorer cette date. Alors que les organisations de la société civile, le Congrès, le Parquet fédéral et le bureau du défenseur des droits ont critiqué les propos du président, les fonctionnaires de l’EBC ont été invités à utiliser dans leurs textes les expressions « commémoration du 31 mars 1964 » et « régime militaire ». Et jusqu’au nombre reconnu des morts et des disparus au cours de cette période ont été revus à la baisse.
La commission des fonctionnaires de l’EBC et les syndicats de journalistes et des présentateurs de radio du District fédéral, de Rio de Janeiro et de São Paulo ont qualifié cet épisode de tentative de réécriture de l’histoire. « Les reportages de l’EBC distribués gratuitement dans le pays et le monde entier qui tentent de cacher ou de minimiser les crimes contre l’humanité pratiqués lors de la dictature militaire sont préjudiciables à l’image du Brésil. Au cours des 21 années qui ont suivi le coup d’État, des milliers de personnes ont été exilées, torturées, violées, démises de leurs fonctions, persécutées, emprisonnées et censurées par l’État sans compter les autres préjudices à la dignité humaine. Des journalistes, des artistes, des professeurs, des avocats, des personnalités politiques,des travailleurs, des leaders populaires, des autochtones, des enfants et même des militaires des forces armées se trouvent parmi les victimes qui ont souffert pour ne pas avoir accepté la dictature. C’est notre devoir de rappeler et de raconter ce qui s’est produit dans ce pays. Pour que cela ne se reproduise plus. La censure non plus ", avaient-ils déclarés dans une note à ce moment-là.
Toujours au début de 2019, la démission du député fédéral Jean Wyllys (PSOL/Rio de Janeiro) ne fut pas non plus diffusée dans les programmes de l’EBC. En mars, un an après le meurtre de la conseillère municipale, Marielle Franco, les journalistes n’ont pas pu dire que l’un des suspects emprisonnés habitait dans le même copropriété que le Président brésilien. En mai, le mot « exécution » a été interdit dans les reportages pour qualifier la mort du musicien Evaldo Rosa dos Santos, assassiné de 82 coup de fusil tirés par l’Armée de terre, à Rio de Janeiro. En septembre, le syndicat des journalistes professionnels du District fédéral a lancé un mini-manuel contre la censure, à l’intention des fonctionnaires de l’EBC. Le document rappelle que la loi 11.652/2008 – le Manuel du journalisme de l’entreprise et les Codes d’éthique de l’EBC et des journalistes - est toujours en vigueur.
« Autrefois, il existait une ambiance plus réceptive aux suggestions concernant les programmes, une ambiance plus démocratique, davantage ouverte aux différences et nous réussissions à faire des émissions critiques vis-à-vis du gouvernement. Aujourd’hui, c’est quelque chose d’impensable », affirme Marcio Garoni de la Commission des fonctionnaires. « A l’époque du gouvernement Temer, sont déjà apparues clairement les orientations de censure et elles se sont amplifiées avec le gouvernement Bolsonaro. Suite à une décision ou par autocensure, il y a des contenus que nous ne présentons plus. Il y a certains sujets que nous ne présentons même pas et d’autres que nous présentons et qui sont censurés. En 2019 nous avons couvert la parade LGBT pour la TV Brasil mais cela n’a pas été diffusé dans le journal. Les interviews plus critiques sont retirées. La censure s’est institutionnalisée et officialisée", conclut-il.
L’EBC insiste sur le fait « qu’il n’y a pas de censure quelque soit le thème abordé et réaffirme son engagement de pratiquer un journalisme sérieux et impartial, que les directrices transmises à ses journalistes respectent les points de vue contradictoires et préconisent la recherche de vérité dans la plus grande clarté ».
La liberté d’expression en danger
Des manifestations au Congrès dénoncent la censure des contenus des télévisions publiques. (Intervozes)
A la fin de l’année, en novembre dernier, l’EBC a été incorporée au Programa de parcerias de investimentos, le programme de privatisation du gouvernement fédéral. Une analyse de vente partielle ou totale vient de commencer. Les autorités ont justifié cette initiative mentionnant des problèmes financiers, une faible audience et accusant l’entreprise d’être liée aux gouvernements du PT.
Mais ni l’EBC ni aucune société de médias publics n’ont jamais eu pour vocation d’être autonomes et parler de « déficit » ,comme le fait le gouvernement, n’a donc aucun sens. Si la Contribution pour le développement de la radiodiffusion publique, ayant fait l’objet d’une loi, était utilisée pour permettre au pays de financer l’EBC, il n’y aurait pas de problèmes de budget. La portée des signaux des chaînes gérées par l’EBC serait également plus étendue si des investissements dans son infrastructure de diffusion avaient été réalisés.
Lors d’une visite au Brésil en septembre 2019, le rapporteur spécial pour la liberté d’expression de la Commission inter-américaine des droits humains, Edison Lanza, a défendu la nécessité de la part des gouvernements de maintenir un système pluriel de communication et un financement adéquat du système public de diffusion. Il a rappelé que la diffusion publique d’informations ne doit pas revêtir un caractère gouvernemental mais être « avant tout liée aux intérêts de la population et offrir des garanties et des moyens de contrôles pour qu’elle ne soit pas utilisée par les gouvernements, quelque soit leur tendance, à des fins politiques ou partisanes. Elle doit proposer une programmation indépendante qui lui permette même de questionner les initiatives du gouvernement ».
Selon Lanza, la liberté d’expression est menacée au Brésil et le Président essaie d’imposer « un récit unique » et « sa vision des valeurs ».