Covid-19 au Brésil : Le journalisme populaire et le droit à la communication

Le concept de journalisme populaire, ainsi que celui de citoyenneté, est historique. Même si on y trouve un sens abstrait, commun aux différentes initiatives de journalisme menées dans les contextes des mouvements et des communautés populaires, il ne s’agit pas d’un concept fermé sur lui-même. Il se renouvelle au gré des changements et demandes sociales créées à l’intérieur de réalités marquées par les inégalités sociales.

  • Traduction de Maria-Betânia Ferreira Champagne pour Autres Brésils
  • Relecture : Marie-Hélène Bernadet et Frédéric Peylet

En ce sens, nous pouvons percevoir la puissance du journalisme populaire brésilien contemporain, malgré l’affaiblissement du contexte du socialisme réel qui avait déclenché sa croissance rapide, ainsi que celle d’autres formes journalistiques alternatives, dans l’Amérique latine des années 1970.

Les possibilités technologiques actuelles combinées aux diversités culturelles et sociales brésiliennes participent de l’existence d’expériences nouvelles de journalisme populaire brésilien en plusieurs formats, langages et spécificités éditoriales.

Quelques contenus journalistiques à caractère communautaire sont disponibles par le biais de structures de diffusion de communication populaire encore embryonnaires, tels que les radio-bicyclettes et les systèmes de haut-parleurs, tandis que d’autres utilisent des moyens numériques pour élargir leur audience (PERUZZO, 2009). Il y a aussi ceux qui choisissent de s’orienter vers la question des territoires périphériques et leurs demandes locales, à l’exemple du journal imprimé Maré Notícias, à Rio de Janeiro, et ceux qui travaillent au croisement de différents centres d’intérêt, comme le portail journalistique Nós, mulheres da periferia [1], à São Paulo, qui promeut le débat sur des questions populaires, raciales, territoriales, à partir d’une perspective de genre.

Ces initiatives journalistiques ont pour objectif commun de générer des connaissances sur les réalités et les cultures populaires normalement absentes du journalisme hégémonique qui, en général, représente de façon stigmatisée les quartiers pauvres et leurs populations plongées dans la violence, l’ignorance et la misère. Dans les initiatives journalistiques populaires, on cherche autant à mettre en avant l’effervescence culturelle, politique et économique des communautés, qu’à exposer les problèmes auxquels elles doivent faire face. Sur le rapport entre journalisme populaire et journalisme hégémonique, Cicilia Peruzzo (2009) explique que, contrairement à une bonne partie du journalisme alternatif ou indépendant, le journalisme populaire ne se présente pas comme une alternative aux contenus véhiculés par la grande presse, bien qu’il favorise une vision alternative du monde. Les contenus plus généraux offerts par le journalisme alternatif ou indépendant n’y sont pas présents, donc le journalisme populaire n’a pas l’intention de les remplacer. Son intention est de les compléter, de remplir le manque de couverture de plusieurs événements locaux et de favoriser la mise en valeur de ses cultures et de ses luttes politiques par l’adoption d’une perspective progressiste. Pour ce faire, le public auquel ces initiatives sont destinées et les journalistes qui produisent les messages sont, en majorité, des membres de ces communautés.

Le journalisme populaire contemporain s’intéresse avant tout au trou dans la rue, au manque d’assainissement et d’égouts, au concert de rap qui aura lieu dans la communauté, aux luttes politiques des conseils communautaires et aux autres mouvements sociaux dans les communes. Quand il s’agit d’un événement d’intérêt international ou national, le focus est mis sur l’impact direct de celui-ci sur la vie des secteurs démunis de la population. L’article #CoronavirusNasPeriferias : 16 questions toujours sans réponse sur les impacts de la pandémie sur les périphérie en est un exemple concret. Publié par Periferia em Movimento jeudi dernier [2], l’article incite à se poser des questions qui n’ont pas été formulées par les médias : “Les périphéries vont-elles recevoir des ressources sanitaires proportionnelles à leurs besoins ? (…) Comment se mettre en quarantaine dans un lieu surpeuplé, tel qu’un quartier périphérique ou une favela, où les gens vivent les uns sur les autres ? (…) En cas de quarantaine, qui conduira l’autobus, qui fera le pain de chaque jour, qui va livrer les repas Ifood aux appartements de la classe moyenne ? (…)”.

Pour renforcer la couverture sur les territoires périphériques, plusieurs de ces initiatives s’articulent en réseaux de soutien tels que le Réseau Journalistes des Périphéries [3], à São Paulo, qui réunit 13 collectifs de journalisme populaire de l’état de São Paulo. Des écoles de journalisme populaire telles que l’ ÉNois [4], aussi à São Paulo, renforcent également ces mouvements de communication, assurant aux jeunes gens de ces communes l’accès aux savoirs journalistiques et technologiques, pour qu’ils puissent exercer leur droit social à s’informer et de communiquer.

Concernant les similitudes avec leurs racines historiques, les expériences actuelles de journalisme populaire brésilien assurent, dans la pratique, le droit de s’informer et de communiquer à des couches sociales historiquement exclues des espaces de pouvoir. Elles rendent aux habitants des communautés la possibilité d’accèder non seulement aux informations et aux savoirs mais aussi d’en être les producteurs, démocratisant ainsi, en quelque sorte, le circuit médiatique et politique. Elles font partie, par conséquent, d’un processus plus vaste d’organisation et de mobilisation de la lutte populaire pour les droits fondamentaux des secteurs défavorisés, tels que le droit à une vie digne, à l’éducation, à la santé, au respect. En outre, ces initiatives doivent souvent faire face à des problèmes pour rester actives dans le circuit de la communication, en raison des difficultés, entre autres, pour obtenir des ressources financières. D’après Cláudia Nonato (2018), il arrive souvent que les journaux alternatifs trouvent des arrangements pour mettre en œuvre des pratiques collaboratives pour subsister.

Si, dans un temps antérieur au numérique, ces articulations en réseau étaient surtout rendues possibles grâce au soutien de l’église catholique et des universités latino-américaines, à l’heure du numérique, les pratiques de crowdfunding (financement collectif) et « nombre d’institutions privées (universités, fondations, banques, conglomérats de média) accompagnent et encouragent financièrement quelques-unes de ces initiatives, ce qui montre le potentiel et l’importance de ces groupes » (NONATO, 2018, p. 2). Les origines des nouveaux mécènes semblent ainsi indiquer la principale différence entre les journaux populaires actuels et ceux des années 1970 : les contextes historiques dans lesquels ils s’insèrent. Rares sont les initiatives actuelles de journalisme populaire qui sont guidées par la rupture avec le capitalisme - ce qui était courant dans le contexte de la dictature militaire - bien qu’elles ébranlent constamment le statu quo, dans le but de consolider un modèle de développement brésilien plus humain et un combat contre l’autoritarisme social qui hiérarchise et violente les rapports sociaux, surtout dans trois domaines : race, genre et classe sociale.

Cet autoritarisme social est souvent reproduit par les grands médias pour des raisons idéologiques et économiques, mais aussi culturelles : les équipes de rédaction conventionnelles sont composées, de façon prédominante, par des journalistes “blancs, de classe moyenne, qui parlent aux blancs des classes moyenne et supérieure (…)”, affirment les chercheuses Andressa Kikuti et Janara Nicoletti dans un commentaire publié par objETHOS. Elles y évoquent le manque de diversité dans les équipes de journalistes, ce qui induit l’invisibilité de certaines questions touchant de près une partie significative de la population brésilienne, comme le racisme.

L’importance du journalisme populaire brésilien contemporain progresse au fur et à mesure qu’il se consolide en tant que canal d’expression pour et par une partie de la population exclue du panorama médiatique dominant. Même si son public principal en sont les communautés pauvres, le journalisme populaire s’applique à atteindre la sphère publique médiatique, et le pouvoir public, pour résoudre les problèmes des privations sociales et faire avancer le domaine culturel démocratique. En intégrant à l’ordre du jour les revendications d’autres mouvements sociaux, jadis laissées en dehors du débat, le journalisme populaire renforce également la lutte contre-hégémonique dans son ensemble, car il est conscient que les violences structurelles subies par les habitants d’une favela ne sont pas liées uniquement à la pauvreté, mais sont aussi une question de race et de genre. En fin de compte, le journalisme populaire contemporain est un complément des nouvelles luttes citoyennes pour renforcer l’État démocratique et surtout pour créer dans notre société une culture démocratique du respect de la diversité et de la dignité humaine.

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Juliana Freire Bezerra est chercheuse à objETHOS et poursuit des études de doctorat au PPGJOR/UFSC.

Voir en ligne : O Jornalismo Popular em sua busca por assegurar o direito à comunicação no Brasil

RÉFÉRENCES
DAGNINO, Evelina. Os movimentos sociais e a emergência de uma nova noção de cidadania. In : Os anos 90 : política e sociedade no Brasil. São Paulo : Brasiliense, p. 103-118, 2004.
NONATO, Cláudia. O perfil do jornalista das periferias de São Paulo : resultados iniciais. In : 41º Congresso Brasileiro de Ciências da Comunicação. Anais… Joinville : Intercom, 2018.
PERUZZO, Cicilia. Aproximações entre a comunicação popular e comunitária e a imprensa alternativa no Brasil na era do ciberespaço. Galáxia, n. 17, p. 131-146, jun. 2009.

[1Nous, femmes de la périphérie

[212 mars, traduction Autres Brésils le 20 mars

[3Alma Preta ; Capão News ; Casa no meio do Mundo ; Desenrola e não me enrola ; DiCampana Foto Coletivo ; DoLadoDeCá ; Historiorama : Conteúdo&Experiência ; Imargem ; Mural – Agência de Jornalismo das Periferias ; Nós, mulheres da periferia ; Periferia em movimento ; Periferia invisível ; e TV Grajaú.

[4Argot : « C’est nous »

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