Deux ans après la destitution de Dilma Rousseff, Autres Brésils a discuté avec Rita Freire, présidente déchue du Conseil de tutelle de l’Entreprise Brésilienne de Communication (EBC). Journaliste, militante féministe, Rita Freire est membre fondatrice du réseau international de communication CIRANDA, et l’une des coordinatrices du Forum Mondial des médias libres. Cet entretien, conduit par Erika Campelo et Luc Duffles Aldon, est le quatrième d’une série proposée par l’association pour mieux décrypter l’actualité politique au Brésil et apporter d’autres perspectives sur l’état de la démocratie et des droits humains dans ce pays.
Autres Brésils se demande régulièrement comment faire un travail de décryptage des descriptions faites du Brésil par la presse française. Notre constat est que les journalistes partagent le plus souvent le point de vue des médias hégémoniques brésiliens, sans tenir compte ni de la fonction idéologique et politique de ces rédactions ni de la complexité des enjeux politiques et sociaux du pays.
Je suis heureuse que l’association Autres Brésils m’invite à réfléchir à cette question. L’interprétation des événements en Amérique latine et au Brésil ne peut pas être laissée aux grands groupes médiatiques car ce sont des acteurs clairement positionnés, avec des intérêts définis, dans l’échiquier politique. Plus que cela, ils sont le moteur principal de la conduite de ce coup d’État, bien avant 2016. La différence cette fois-ci, compte tenu du fait de l’entrée du pouvoir judiciaire à la manœuvre, c’est qu’ils ont réussi à organiser la transformation de leur discours en décisions juridiques graves pour la démocratie.
Le résultat, pour les militant.es, est un sentiment d’anxiété : se savoir souris dans un laboratoire. Sans cesse, nous dénonçons la construction d’un récit « anti-corruption » et l’insécurité institutionnelle qui fait partie du projet d’installation d’un nouveau coup d’État pour lequel il n’a pas été nécessaire d’utiliser des armes, du moins, à l’échelle du passé. En effet, l’État a bel et bien accru ses interventions militaires sur différents territoires, comme c’est le cas pour la ville de Rio.
Peux-tu contextualiser cette relation entre les grands groupes médiatiques et la construction de la démocratie au Brésil ?
Pour commencer, je dois préciser que les grands groupes des médias brésiliens ne sont pas des partis politiques, ils sont bien au-delà : ils sont les faiseurs de « vérités » [1]. Au Brésil, comme ailleurs en Amérique latine, les mouvements sociaux se battent pour des médias démocratiques. Dans notre pays, ils sont garantis par la Constitution de 1988 [2], qui prévoit la pluralité et l’autonomie : cela signifie, en clair, sans tutelle du gouvernement ou des partis politiques ni de domination hégémonique de groupes privés tant pour la production journalistique que pour le divertissement. La loi prévoit également que ces garanties s’étendent à toute communication et information des organes de l’État comme le Sénat, la Chambre des Députés et le Suprême Tribunal Fédéral. D’ailleurs, la Constitution prévoit que la population et la société civile aient leurs propres médias et puissent participer à la gestion de la communication publique : c’est ce qui s’appelle le « contrôle social de la communication publique ».
Les propriétés de la famille Marinho
Mais ces garanties n’ont jamais été réglementées et, depuis 1988, le secteur privé a dominé la communication publique. Ce secteur est historiquement lié à un projet gouvernemental très bien défini : celui du coup d’État de 1964, des différentes élections depuis 1985 et de la normalisation du coup d’État de 2016. C’est, bien probablement, une fois encore, le cas pour les élections d’octobre 2018.
En 2016, le Conseil de tutelle de l’Entreprise Brésilienne de Communication (EBC), que tu présidais, a été destitué par le gouvernement intérimaire de Michel Temer. Pourquoi cette attaque arrive-t-elle si tôt juste après la destitution de Dilma Rousseff ?
L’EBC a été la première institution à être attaquée en parallèle du processus de destitution de la présidente Dilma Rousseff. L’attaque n’arrive pas tôt, elle est aux prémices et elle est d’une importance stratégique.
L’EBC est née d’un effort de la société civile de créer un réseau public de communication et un système de communication publique au niveau fédéral. Lors de la campagne de 2002, Luis Inácio Lula da Silva entend cet appel et, peu à peu, jusqu’en 2007, le projet avance et se formalise par la Charte de Brasilia [3]. L’EBC, fondée en 2008, devient l’institution qui rend possible ce projet politique. Attention, l’EBC visait à réunir des radios et des chaînes qui existaient déjà depuis plusieurs années : la Radio Nationale de l’Amazonie fêtait ses 30 ans et la Radio de Brasilia, par exemple, avait été créée par les candangos, ces travailleurs venus de tout le Brésil au début des années soixante pour construire Brasilia où ils se sont installés.
L’EBC donne une nouvelle impulsion à l’Agence brésilienne de presse et met en accès libre du matériel de qualité sur les différentes chaînes publiques. Elle équilibre surtout l’asymétrie financière et informationnelle des grands groupes de médias entre les différentes régions du Brésil [4]. D’ailleurs, avec l’EBC, se crée aussi un mécanisme financier qui vient prélever des redevances des chaînes commerciales pour financer le système fédéral de diffusion publique. Bien évidemment, les chaînes commerciales ont bloqué ces fonds en justice pour empêcher l’EBC de les utiliser.
En effet, l’EBC permettait que la voix du peuple soit sur les ondes : au total ce sont deux chaînes télé, huit radios et deux agences publiques. Et il faut rappeler que la présidente Dilma Rousseff, jusqu’au dernier jour, a œuvré pour que les articles de la Constitution de 1988 relatifs à la communication publique soient mieux appliqués. Mais l’opposition des oligarchies à un système de médias divers et complémentaires était déjà féroce. Immédiatement après sa destitution, le gouvernement intérimaire, autoritaire, s’attaque aux garanties de son autonomie : il révoque le mandat du président du conseil d’administration de l’EBC un an après sa nomination [5] de façon tout à fait contraire au statut ainsi que le Conseil de tutelle, ne laissant à l’institution aucun des mécanismes essentiels à son autonomie.
Au même moment, le gouvernement intérimaire suspend plusieurs contrats publicitaire et des subventions à des blogs jugés à trop à gauche. C’est le cas de médias en ligne fondés par des journalistes reconnus comme l’Observatoire de la Presse, Brasil 247, Diário do Centro do Mundo etc. ainsi que des médias spécialisé, reconnu pour leur qualité comme Congresso em foco.
Photo des employé.es de la EBC ; "la EBC n’est pas au gouvernement. Elle est au peuple". Source : Facebook Frente em defesa da EBC e da Comunicação Pública
Coté EBC, les coupes budgétaires ont été telles que l’entreprise devait fonctionner avec le budget équivalent à celui de la Radiobrás, une des branches qui lui préexistait, soit 90 000 réaux (environ 20 000€) pour la gestion de l’ensemble du réseau. Cela a eu des conséquences immédiates sur les autres chaînes, par exemple la quadragénaire Radio nationale amazonienne, et sur la production de contenus journalistiques libres pour toutes les chaînes régionales. Les groupes médias privés ont immédiatement repris leur rôle de vendeurs de contenus à ces chaînes.
Quels sont les enjeux pour les élections de 2018 ?
Je vous ai présenté le démantèlement de l’EBC, institution qui concrétisait une idée politique démocratique, maintenant il faut comprendre qui est l’oligarchie dont on parle. La régularisation des médias démocratiques était une première garantie légale contre la détention des médias locaux par des politiciens locaux voire nationaux. C’est une forme trop bien connue de « coronelismo » [6] où les véhicules de communication sont aux mains de groupes d’intérêts politiques, eux-mêmes affiliés au groupe Globo, c’est à dire qu’ils achètent, redistribuent ou reproduisent des contenus de cette chaîne privée.
Il y a donc un affaiblissement des plus de 2 000 radios communautaires enregistrées sur les ondes et une forte (auto)-censure des médias régionaux sur la persécution faite à Lula ainsi que la banalisation d’un discours violent et criminalisant envers les mouvements sociaux qui vont à l’encontre des intérêts des propriétaires. La qualité des médias locaux est d’ailleurs directement liée à la capacité d’informer et de faire pression sur les assassinats et violences contre les défenseurs des droits humains : le cas de Marielle Franco est particulièrement révélateur d’une volonté de dépolitisation [7]. Face à ce crime, éminemment politique, les grands groupes ont récupéré les rebondissements, les images des manifestations mais ensuite il n’y a eu aucun relais ou travail de pression du « quatrième pouvoir » pour pousser les enquêtes [8].
Campagne des mouvements sociaux, "Dehors" Colonels des médias.
Par ailleurs, les chaînes appartenant à des groupes d’intérêts commencent à se faire concurrence dans l’affirmation de leur vérité [9]. C’est le cas de Globo et Record [10]. Ce qui est fascinant, c’est que malgré tout, il existe une forte différence entre le Sud/Sud-est et le Nord/Nord-est brésiliens. L’électorat de ces deux dernières régions étant toujours très sensible à une candidature de Lula [au moment de cet entretien, Lula était encore le candidat du Parti des Travailleurs (PT) aux présidentielles], les propriétaires de médias ont récemment changé de ton, rappelant l’historique de leurs bienfaits sous la présidence de Lula, passant outre leur récent soutien à la destitution de Dilma.
Et quelles stratégies pour les mouvements sociaux en faveur des médias démocratiques ?
Pour reprendre le fil de ma pensée, les mouvements sociaux, saisissant la gravité des enjeux des attaques contre la communication publique démocratique, a formé un Front pour l’EBC, au sein duquel l’ancien Conseil de tutelle reste actif, dans la clandestinité.
Néanmoins, bien que ce soit l’un des grands enjeux pour la démocratisation des médias, le mouvement social ne se limite pas à la question de la communication publique. Quelles sont les autres questions ? Vu que le gouvernement de Dilma Rousseff n’arrivait pas à avancer sur la réglementation de la concrétisation des chapitres de la Constitution qui garantissent la complémentarité des médias et rompent l’oligopole des six familles qui détiennent les groupes de médias, les mouvements sociaux ont préparé un projet de loi pour que la population puisse participer directement et plus activement. C’est à ce moment-là que nous avons compris que le Congrès national était totalement en faveur d’un repli sur soi du régime et de la réduction des espaces culturels et d’exposition à la diversité. Tout cela est directement lié à la liberté d’expression et c’est pour cela que les mouvements ont recentré leurs efforts pour protéger cette liberté fondamentale.
Depuis 2014, l’enjeu n’est plus la mise en application de la Constitution mais bel et bien la censure [11] qui a repris ses droits sur le journalisme, sur les différentes manifestations culturelles et dans la relation des mouvements sociaux avec l’État. Depuis 2016, les mouvements sociaux sont, tous ensemble, dans la dénonciation du coup d’État, en travaillant essentiellement avec les partis de gauche. Notre plus grand travail est de déconstruire et de ne pas laisser les groupes médias banaliser cet assaut mené contre la démocratie avec une information uniformisée et techno juridique. Et, tous ensemble, nous dénonçons le discours de haine et l’acharnement contre les libertés dans les différents médias, ainsi que l’absence de critique face à ce discours.
Ce qui nous inquiète, c’est que les médias sont surtout devenus un espace de persécution, de manipulation et de contrôle des populations [12]. A travers les asymétrie du pouvoir économique, notamment, les algorithmes et les robots sont en train de faire basculer les élections, de voler des informations privées pouvant mettre des gens en danger. Pour parler du pourquoi nous devons défendre nos droits sur les réseaux sociaux, vous devriez contacter la coalition des Droits sur le Net. Celle-ci a été lancée lors du IV Forum d’Internet au Brésil en 2016.
"Ils ne nous tairons pas !" phrase reprise de l’une des dernières élocutions de Marielle Franco à la tribune de l’Assemblée législative de la ville de Rio de Janeiro. Ici reprise par la rédaction de la EBC, en mars 2018. Source : Facebook, Sindicat des Jornalistes du District Fédéral - Brasilia.
Pourrais-tu revenir sur la construction du discours de haine [13] ?
Je pense qu’il faut regarder l’évolution au sein des structures politiques et des espaces créés. Jusqu’au premier mandat de Dilma Rousseff, il y avait au Brésil, malgré le système de coalition, des partis de droite, de centre-droit, de centre-gauche et de gauche. À ce moment-là, le PT se positionnait au centre gauche et gouvernait en lien avec les autres groupes, sans pour autant s’inquiéter des positions de plus en plus extrêmes des groupes d’opposition et de comment cela se reflétait sur la société. Même les mouvements sociaux n’ont pas tout de suite compris que les partis politiques se laissaient entraîner, voire coopter, dans cet extrémisme de certains groupes d’intérêts.
Soudain, nous nous retrouvons avec des représentants politiques qui assument une position et une rhétorique de déqualification de leurs adversaires en faisant appel à ce qu’il y a de pire dans notre société : l’apologie du viol et de la torture, le fascisme avec un discours fondamentaliste religieux.
"Les propriétés de la Famille Macedo"
Le temps d’antenne et la visibilité donnée à un mouvement comme le Movimento Brasil Livre (MBL) en est un exemple précis. Ce mouvement a été financé pour déstabiliser le gouvernement brésilien, notamment par des groupes internationaux et des fonds venant de l’ultra-droite étasunienne, notamment des frères Koch. D’ailleurs, le Brésil n’est que le suivant dans une série d’attaques menées contre des démocraties latino-américaines, comme le Honduras ou le Paraguay, à travers les médias et le pouvoir judiciaire. Ce qui nous permet de dire que ce projet vient rejoindre des intérêts internationaux de reprise de contrôle politique au Brésil pour accéder aux ressources naturelles, notamment celles qui ont récemment été rendu accessible : le Pré-sal.
Une partie de la population brésilienne, mécontente de la victoire de Dilma Rousseff, adopte cette attitude. Elle est encouragée par les grands groupes médiatiques qui réverbèrent ces discours comme s’ils étaient tout à fait acceptables. Ce que je veux dire, c’est que l’image et les discours n’ont pas été traités avec la gravité avec laquelle ils auraient dû l’être.
Le récit adopté est celui de raconter comment les parlementaires, voire le système judiciaire, se sont mis d’accord pour « résoudre une crise » et non pas pour conduire une déstabilisation volontaire d’un gouvernement. C’est surtout un travail de banalisation du coup d’État à renfort d’analystes de la pensée unique, sans espace de débat ou de pensée critique [14]. Tout doit être absolument « routinier ». Et cela se poursuit avec la gestion de l’information autour de l’incarcération de Lula ou des élections de 2018.
À l’inverse, au moment de la prison de Lula, ce sont les médias locaux ou les petits médias qui portent la clameur populaire et relayent les informations sur les mobilisations locales. Ce fut une tentative de coordination fédérale des radios communautaires, mais la survie de chacune d’entre elle a fait que l’effort de coordination n’a pas pu être soutenu. En effet, si ces médias ont perdu les soutiens institutionnels publics, elles essayent de se maintenir par le financement participatif. Ce combat est directement lié avec la possibilité d’agir sur Internet et sur les ondes.
La TV Globo, notamment, fait régulièrement le choix de ne pas parler des manifestations, de rendre invisible des événements ou d’en amplifier d’autres qui vont dans son intérêt, d’ignorer ou de dénaturer les informations comme la résolution du Comité des droits humains de l’ONU en faveur de la légalité de la candidature de Lula. Elle avait ainsi publiquement décidé, par exemple, avant toute décision de justice, de ne donner aucune visibilité aux spots électoraux de Lula.
On a l’impression de devenir fou. Mais tout cela s’explique par la stratégie des grands médias à défendre leur intérêts nationaux, les conflits entre ces groupes et les spécificités régionales du « colonélisme électronique » qui se reflètent tant sur les médias locaux que sur les réseaux sociaux. J’insiste, les comportements et le discours de haine, notamment, ne sont pas les mêmes dans les régions Sud, Sud-Est que dans le Nord-Est du Brésil.
Le contrôle des médias, absence de leur démocratisation, est bien au cœur du jeu électoral.
Note de Autres Brésils, le 5 octobre, Intervozes, collectif Brésil de la communication sociale, a publié les portraits des Colonels des médias. Suivez cette enquête à partir du #ForaCoroneisDaMídia