Police rurale : un usage disproportionné de la force contre les Guarani Kaiowá

 | Par João César Diaz

Texte : João Cesar Diaz, publié le 18/10/2018
Vidéos : Maurício Monteiro

Traduction : Sarah Laisse pour Autres Brésils
Relecture : Charlélie Pottier

Maisons brûlées, victimes frappées par des balles en caoutchouc : des faits qui révèlent une action violente de la police du Mato Grosso du Sud [1] . Ces opérations sont en faveur des propriétaires de fazendas.

Un hélicoptère de la police militaire survole un paysage dévasté, soulevant la poussière et alimentant le feu qui se propage sur l’herbe juste en dessous. À bord : Antônio Carlos Videira, le secrétaire de la Justice et de la Sécurité Publique du Mato Grosso du Sud1. Du ciel, il coordonne l’action de 70 policiers du "Batalhão de Choque" (en français : « bataillon de choc ») qui a pour objectif d’expulser les indigènes du siège de la fazenda [2] Santa Maria. La propriété est voisine de la communauté Guarani Kaiowá de Guapo’y, sur la commune de Caarapó. Une fumée noire masque une partie de l’horizon.

Le voyage de plus de 300 km réalisé par les policiers en quelques heures a été la réaction du « vol de porcs et d’appareils électroménagers ». Selon la police, le bataillon a été déclenché par les employés de la fazenda, qui étaient retenus en son siège et encerclés par les indigènes qui volaient des animaux et des objets.

Cette opération, qui s’est déroulé le 26 août, s’est soldée par 5 indigènes frappés par des balles en caoutchouc, un Kaiowá de 69 ans emprisonné, une femme heurtée par une voiture de la police militaire alors qu’elle avait sa fille sur les genoux. « Quand je l’ai trouvée, elle avait du mal à marcher, car la voiture avait roulé sur sa jambe et sa colonne vertébrale » explique un agent du Secrétaire Spécial de la Santé Indigène (SESAI) qui a préféré garder l’anonymat par peur de représailles. En 2016, un de ses collègues de travail, également indigène, a été assassiné lors de l’événement connu comme le "massacre de Caarpó", qui a abouti à la condamnation de plusieurs propriétaires de fazendas de la région.

Critiquée par le Ministère Public fédéral, l’action policière a aussi été sanctionnée par les services de la FUNAI [3] et les membres du Conseil Indigéniste Missionnaire. Cette opération, réalisée sans l’accompagnement de la police fédérale, « a été une erreur conceptuelle grave de la part de la police militaire » affirme le procureur de la République, Marco Antônio Delfino, du Ministère Public de Dourados. Il poursuit en argumentant que, selon la constitution, les droits des indigènes sont en compétition avec la République fédérative du Brésil (a União).

La police militaire a commis « une erreur conceptuelle grave » lors de son action à Guapo’y pour avoir agi sans l’accompagnement de la police fédérale, selon le procureur de la République, Marco Antônio Delfino.

« La taille du déploiement de policiers a été une réponse disproportionnée », affirme Crizantho Fialho, de la FUNAI, qui a rendu visite à la communauté quelques heures après l’action. Ce n’est pas la première fois que des actions policières sont critiquées pour un excès de force contre les indigènes de la région. Le problème devrait s’aggraver avec l’escalade des tensions foncières entre indigènes et propriétaires de fazendas dans cet état, en particulier si Jair Bolsonaro gagne les élections, explique Joênia Wapichana (REDE-RR), première femme indigène élue députée fédérale dans le pays. « Son discours indique clairement qu’il favoriserait ceux qui sont contre les indigènes ».

Avec la promesse de suspendre les homologations des terres indigènes, armer les propriétaires ruraux et classer les occupations de terre comme des « actions terroristes », le « capitaine » de réserve fait la promesse de jeter de l’huile sur un feu pourtant déjà bien vif.

Les indigènes de Guapo’y ont peur d’être repérés par la police et d’autres hommes armés puis de souffrir de futures représailles.
Photo : Maurício Monteiro

Cette action n’est pas un cas isolé. Un an auparavant, les habitants de la communauté indigène de Nhandeva, au bord de la même route qui passe par Guapo’y, ont reçu la visite d’un groupe ne comptant pas moins de 200 policiers et soldats. L’action coordonnée par le Secrétariat de la Justice et de la Sécurité Publique du Mato Grosso du Sud a également réuni le Département des Opérations des Frontières et l’armée, qui s’est rendue à la communauté par hélicoptères. Ils ont cherché des armes illégales à Nhandevam, mais ils ont trouvé – et ils ont confisqué – seulement deux jouets « ressemblants » à des armes, a communiqué la police dans une note publiée par le Secrétariat de Justice et de Santé Publique.

« Ils ne sont pas venus à la recherche d’armes. Ils sont venus pour s’amuser et nous humilier », critique l’un des indigènes de Nhandeva. « Ils sont entrés dans toutes les maisons. Ils ont jeté nos casseroles par terre, ils ont déchirés nos sacs de riz, alors que nous n’avions même pas d’arme à cacher ».

Cette fois, le problème n’a pas été seulement un usage « disproportionné de la force », mais aussi l’absence de mandats judiciaires spécifiques pour perquisitionner les maisons des habitants, selon Fialho (FUNAI). « L’action à Nhandeva était illégale. Ça a été une action de fouille et de saisie sans aucune preuve au préalable, réalisée avec des mandats judiciaires génériques [collectifs]. Ils sont entrés dans toutes les maisons comme ça. »

Les procureurs, les juges et même les ministres du Tribunal Suprême Fédéral s’interrogent depuis longtemps sur l’usage de mandats judiciaires génériques, notamment lorsqu’il y a une autorisation judiciaire permettant la fouille et la saisie chez tous les habitants d’une certaine communauté. Les mandats utilisés à Nhandeva ont servi « pour entrer dans n’importe quelle maison de la communauté, sans distinction » signale le procureur de la République Marco Antônio Delfino.

Les critiques envers les mandats génériques se sont accentuées cette année, suite à l’intervention de l’armée à Rio de Janeiro. « La loi est claire. Le code de la procédure pénale exige un mandat de perquisition et d’arrestation indiquant toujours, si possible, le lieu et l’objet de la fouille », a précisé le doyen de la Cours Suprême fédérale, Celso de Mello, lors d’une interview pour l’UOL en février.

Le Ministère Public fédéral avait alors également critiqué le commandement de l’opération. Les policiers et les soldats qui ont enquêté sur la communauté ont été coordonnés par le Secrétariat de la Justice et de la Sécurité Publique, au niveau de l’État. Et comme le Ministère Public fédéral le souligne, ce type d’opération se décide au niveau fédéral : c’est une compétence de la police fédérale.

À l’inverse, ce même argument de la compétence de la sphère fédérale est utilisé par ces mêmes policiers lorsque ce sont les indigènes qui les appellent, selon Lidia Oliveira, missionnaire de Cimi au Mato Grosso du Sud. « Dans ces cas-là, les policiers disent ne pas pouvoir entrer dans les communautés, mais ceci n’arrive pas quand ils sont appelés par les propriétaires de fazendas ».

« L’État est là quand nous avons en besoin », a confirmé Lúcio Damalia, président du Syndicat Rural de Dourados, le plus grand de la région, quand on l’a interrogé sur l’action des policiers dans le Mato Grosso du Sud.

« Il y avait beaucoup trop de policiers pour le peu de personnes » (Cristina de Souza, du Conseil Indigène Missionnaire).

En 2016, une autre communauté indigène de la région a été la cible d’une opération policière de plus qui s’est soldée par une violation [des droits des habitants]. Cette fois, les policiers ont brûlés les cabanes et les biens personnels des indigènes. « Il y avait beaucoup trop de policiers pour le peu de personnes » se rappelle Cristina de Souza, missionnaire du Conseil Indigène Missionnaire, témoin de l’expulsion de la petite communauté indigène d’Apikay. Selon elle, au moins 65 militaires ont été mobilisés face à 20 Kaiowá et Guarani seulement, campant sur une partie du terrain de l’usine São Fernando, à Dourados. Dans la note envoyée à Repórter Brasil, le Secrétariat de la Justice et de la Sécurité Publique a affirmé ignorer que le feu avait été causé par les policiers.

Cette occupation était une tentative pour récupérer un territoire autrefois indigène. Souza s’en rappelle : « Si nous n’avons pas tout perdu, c’est seulement car la pluie a éteint une partie du feu ». Deux années ont passé et ce qu’il reste à la communauté de Apikay c’est une mince bande de terre battue, avec quelques cabanes en équilibre au bord du ravin, entre la route BR-463 et un champ de canne à sucre. La route est une menace constante : au moins 8 habitants ont été renversés ces dernières années.

Dona Damiana, qui résiste encore dans la communauté d’Apikey, affirme que l’usine est située en territoire indigène, sur le lieu de son ancien village indigène (le tekoha) ; quand son neveu est mort heurté par un véhicule, elle a souhaité l’enterrer sur le sol où elle a grandi. Pour cela, elle a dû organiser des funérailles cachées, puisque son entrée sur le terrain de l’usine est interdite.
Photo : Maurício Monteiro

Crime commun ou conflit pour les terres ?

Quelques heures après le conflit avec les habitants de Guapo’y, en août dernier, les policiers du Batalhão de Choque, encore en uniforme, ont fini par un match de foot animé au siège de la fazenda. Une partie de la végétation brûlait encore, mais l’ambiance était décontractée. Les policiers ont commenté à l’équipe de Repórter Brasil que l’absence d’accompagnement par la Police fédérale était justifié, étant donné qu’il s’agissait d’un « crime commun », un vol, et donc que cela restait en dehors de la compétence fédérale.

Cependant, pour le procureur Delfino, l’argumentation de la Police Militaire postulant un « crime commun » n’est pas valable, car l’événement a été déclenché par des différends fonciers. Le problème concernait donc la question des "droits des indigènes", et par conséquent, il relevait de la responsabilité du gouvernement fédéral brésilien. Pour expliquer la thèse d’un conflit foncier, Delfino souligne le fait que peu de semaines avant l’épisode, la même communauté recevait des menaces selon lesquelles elle devait abandonner le territoire et serait victime d’une attaque d’hommes armés.

Maria, de Guapo’y, a vu sa porte enfoncée et sa maison retournée par les policiers lors de l’opération du 26 août.
Photo : Maurício Monteiro

« C’est préoccupant cette tendance imposée par les [grands propriétaires] ruraux » analyse l’anthropologue Spensy Pimentel, professeur à l’Université fédérale du sud de Bahia, qui étudie les communautés Guarani et Kaiowá depuis 17 ans. Pour lui, criminaliser les revendications indigènes en tant que « crime commun » peut servir à faire de la police « une force utilisable de manière indifférenciée » pour la défense des propriétaires de grandes fazendas.

Interrogée sur conflit entre compétences des états et compétences fédérales à Guapo’y, la police militaire du Mato Grosso du Sud, par l’intermédiaire du Secrétaire de la Justice et de la Sécurité Publique, évoque à nouveau la thèse du « crime commun », affirmant que « l’opération n’était pas de la compétence de la police fédérale puisqu’il ne s’agissait pas d’évacuer une terre, mais d’un vol qualifié et de caractère privé ».

Sécurité privée ou fusillade ?

Ce n’est pas seulement la police qui entre armée dans ces villages ruraux indigènes. Les indigènes de la région sont aussi quotidiennement confrontés aux hommes armés et aux services de sécurité privés des fazendas qui encerclent leurs terres. Embauchés par les propriétaires de fazendas, beaucoup d’employés des entreprises de sécurité privées entretiennent d’étroites relations avec la police militaire. Certaines entreprises sont fondées et composées par des anciens militaires.

Lors de l’opération à Guapo’y, le bataillon commandé par Marcus Vinicíus Pollet s’est seulement retiré lorsque 8 vigiles privés sont arrivés au siège de la fazenda. Ils travaillent pour l’entreprise de sécurité privée Safety Assessoria, dont le propriétaire, Antônio Kobayashi, est l’ancien commandant de la Police Militaire de Caarapó et un ami du coronel Pollet [4].

Ambrósio, 69 ans, a reçu un tir de balle en caoutchouc et il est resté emprisonné une semaine, accusé de vol, de séquestration et de refus d’aller en prison. Comme il comprenait peu le portugais et communiquait principalement en langue Guaran, il a été détenu sans savoir pourquoi, sans qu’aucun traducteur n’ait été sollicité pour l’aider.
Photo : Jana Monceu

Même Kobayashi a révélé dans une interview à Repórter Brasil durant l’opération que la rapidité et l’ampleur de la réponse policière de l’État sont dues à la bonne relation entre les propriétaires de la fazenda et les autorités de l’état. Selon le militaire à la retraite, c’est Tony Penteado, membre de la famille qui contrôle l’entreprise propriétaire de la fazenda, la « Penteado Participações », qui l’a engagé pour aller à la fazenda. Tony Pentenado a indiqué à Repórter Brasil que la famille ne souhaite pas donner d’interviews à la presse.

Au siège de la fazenda, Kobayashi s’est plaint du « traitement de faveur » accordé par la justice aux indigènes : « Va casser une jambe à un indien pour voir ce qu’il se passe ». Ça aurait dû être différent, a déploré Kobayashi : « Escreveu, não leu, a balla comeu » [5].

Interrogé sur la meilleure solution pour le conflit entre propriétaires de fazendas et indigènes au Mato Grosso du Sud, Kobayashi a répondu qu’il serait nécessaire que la justice décide, enfin, à qui appartiennent ces terres-là. Puis il a ironisé : « Le problème c’est que s’il n’y a pas de conflits, on n’a pas de travail ! »

« Le problème c’est que s’il y a pas de conflit, on a pas de travail »
a ironisé un ancien militaire aujourd’hui propriétaire d’une entreprise de sécurité privée.

Les entreprises de sécurité, comme celle de Kobayashi, ne sont pas illégales, comme l’explique le procureur de la République, Marco Antônio Delfino. « Le problème c’est le manque de contrôle de ces entreprises de sécurité ».

Il y a, par exemple, le cas de la Gaspem Segurança, entreprise fondée par l’ancien policier Aurelino Arce et fermée en 2014 par décision judiciaire. Les enquêtes policières ont révélé des liens entre l’entreprise et plusieurs crimes contre la population indigène du sud de l’état fédéral. Les enquêtes mentionnent des assassinats de leaders indigènes, des expulsions violentes, des interdictions de distribution d’aliments et de médicaments. Selon le procès de la Cour fédéral de Dourados, l’entreprise a été condamnée à payer une amende de 30.000 reais (soit environ 9.000 euros en 2014) pour chaque expulsion. Les hommes armés ont assuré ces services illégaux dans pas moins de cinq communes de la région.

« L’association entre le producteur rural, la police, et les entreprises de sécurité privées donne un mélange dangereux"
explique Marco Antônio Delfino, procureur de la République.

À l’équation explosive citée par le procureur, s’ajoute un autre facteur : le groupe que l’on appelle les ruralistas (en français : les ruraux), c’est-à-dire des politiques qui défendent les intérêts des grands propriétaires ruraux. Dans certains cas, l’homme politique et le propriétaire sont une et seule même personne. À Guyraroka, lieu de la dernière réunion d’Aty Guasu, la plus grande organisation politique Kaiowá et Guarani, les indigènes ont dénoncé le député d’état José Roberto Teixeira (DEM-MS) comme l’un des grands propriétaires qui a déjà envoyé ses hommes armés à Guyraroka.

Lors d’un entretien en personne avec une Kaiowa de Guyraroka, le député Teixeira aurait clairement fait savoir que « Si un jour je devais vous donner des terres, je ferai en sorte que ce soit seulement du sable ».

Photo : João Cesar Diaz

Dans une note pour Repórter Brasil, Teixeira nie bénéficier de services de sécurité privés et affirme que la terre revendiquée par les indigènes lui appartient. La note peut être lue ici. Accusé de corruption, le député a été emprisonné le 12 septembre puis il été libéré une semaine après. L’affaire a été ouverte en raison de défauts de paiement de la part d’entrepreneurs du groupe JBS.

Comme Teixeira, qui a été réélu à l’Assemblée législative, le Mato Grosso du Sud a réélu deux autres députés fédéraux qui sont des propriétaires ruraux et qui ont intégré le Front parlementaire de l’agriculture. Un déséquilibre des forces se matérialisant également dans les chambres législatives laisse entrevoir un scénario encore plus dangereux pour les Guarani et les Kaiowá dans les années à venir.

Ce reportage a été réalisé dans le contexte d’une mission internationale d’investigation, coordonnée par la FIAN international et la FIAN Brasil en août 2018, avec l’appui de Aty Guasu et du Conseil Indigène Missionaire (CIMI)

Voir en ligne : Reporter Brasil

[1Mato Grosso do Sul : un état fédéral à l’ouest du Brésil

[2Grandes exploitations agricoles brésiliennes, en général de centaines d’hectares, produisant les grandes cultures pour le marché international (entre autres), telles que le soja, la canne à sucre

[3la Fondation Nationale de l’Indien, est l’organisme gouvernemental brésilien qui élabore et applique les politiques relatives aux peuples indigènes

[4Coronel : grand propriétaire terrien de l’intérieur du Brésil, ayant un pouvoir politique

[5Expression qui exprime qu’en ne faisant pas preuve de prudence dans la vérification de l’écriture, on devra faire face à la complication résultant d’une erreur commise inaperçue. Dans l’expression citée, il utilise l’image de la balle de revolver pour symboliser la complication, alors que la vrai expression fait référence à un bâton (punition à l’école).

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