Source : Carta Capital
Traduction pour Autres Brésils : Jean Saint-Dizier
Relecture : Piera Simon-Chaix
Article publié le 16/03/16
Au ministère, Lula aura au moins les armes pour lutter. Photo de Ricardo Stuckert/Instituto Lula.
Quinze mois d’un gouvernement contraint de faire exactement le contraire de son propre programme électoral et de renier les principes qui avaient amené la majorité à le défendre. Une investigation policière efficace, mais partisane et soutenue par une vision géopolitique colonisatrice.
Une opposition prête à faire alliance avec les personnalités les plus rétrogrades et qui se base sur un programme politique jamais débattu au sein de la société. Et pour couronner le tout, un massacre médiatique.
L’addition de ces ingrédients a provoqué, dimanche 13 mars, un spectacle qui peut être annonciateur du pire. Quelques millions de personnes sont descendues dans les rues, mobilisées non seulement en faveur de l’impeachment, mais également animées par le désir de balayer de la scène politique tout ce qui va à l’encontre de la norme conservatrice.
Cette agressivité est reprise par les hommes politiques qui pensent pouvoir surfer sur la vague réactionnaire. Le député Jair Bolsonaro, principale référence politique des manifestants, défend ouvertement, à Brasilia, la violence armée contre les mouvements sociaux. Cela symbolise l’usure totale du gouvernement de Dilma Rousseff, dans sa configuration actuelle.
En débat depuis la semaine dernière, l’entrée de Lula au gouvernement dans le rôle d’une espèce de Premier ministre, est devenue quasiment admise. D’un point de vue personnel, l’ex-président n’a strictement rien à perdre. L’illégalité et les abus de la persécution juridico-policière dont il fait l’objet sont reconnus par ses plus grands adversaires.
Les attaques qu’il subira des médias, en faisant ce choix, ne pourront pas être pires que celles d’aujourd’hui. De plus, un nouveau défi politique a vu le jour depuis hier (15 mars). Sans fait nouveau important, il est devenu presque impossible de croire à la résurrection de Dilma, ainsi qu’à une accalmie de la vague ultraconservatrice. Au ministère, Lula aura au moins la possibilité de lutter. Et il est très improbable qu’il se refuse à le faire.
Mais l’éventualité selon laquelle il accepte de relever ce défi ne sera en rien une garantie. Pour avoir une petite chance de réussite, Lula devra transformer son entrée au gouvernement en signe de changement radical d’orientation ; de retour aux promesses faites à la majorité ; d’accueil enthousiaste du dialogue avec les mouvements qui peuvent s’ériger contre le courant de la régression – mais il n’est pas possible d’y arriver sous la bannière des politiques actuelles. Une nouvelle gouvernance devra être reconquise, plutôt dans la rue que dans les couloirs pleins de pièges du Congrès.
Il faudra re-sensibiliser les bases populaires du lulisme – qui n’ont pas participé aux manifestations élitistes d’hier (le 15 mars), mais sont un peu perdues. Il faudra à nouveau faire appel à ces multitudes qui ont déjà mis plusieurs fois en déroute – la dernière datant de novembre 2014, il y a à peine 16 mois – l’alliance entre l’oligopole des médias et les partis conservateurs.
Il devra faire appel aux mouvements et aux partis qui se situent à la gauche du gouvernement, et qui ne cessent de démontrer, même en pleine tempête, une réelle capacité à organiser des projets originaux (comme le débat sur le Droit à la Ville, avec des milliers de personnes, mené par le député Marcelo Freixo et le géographe David Harvey, en plein Cinelândia carioca [1] , ce vendredi 11).
Voici quelques-unes des mesures qui montreraient une réelle volonté de changement et permettraient de lancer le dialogue entre le PT et les autres partis au gouvernement.
Fin du réajustement fiscal
Dès le premier jour de son second mandat, le gouvernement de Dilma a cédé à la tentative insensée d’instaurer un « réajustement fiscal », augmentant – au lieu de réduire – la principale dépense de l’état : les taux d’intérêts payés aux plus riches. Le résultat est désastreux, comme on pouvait le prévoir.
Le (dés)ajustement a fait voler en éclat des programmes essentiels pour le gouvernement (comme la Pátria Educadora ou Patrie éducatrice), a revu à la baisse des droits sociaux (comme l’assurance chômage) et en même temps en est arrivé à diminuer le budget dévolu au combat contre la dengue et contre le virus Zika. Mais la dette publique, dont la réduction était la principale raison du (dés)ajustement, n’a fait, elle, que grimper : 21,7 % durant l’année 2015.
Le maintien des taux d’intérêt à 14,25 % est étrange, même dans les limites du débat économique conventionnel. Face aux risques d’un nouveau plongeon de l’économie mondiale en récession, le FMI en est venu à lancer un avertissement sur la nécessité de prendre des mesures pour favoriser la capacité de consommation des populations.
Une édition récente du magazine The Economist, peu suspect de gauchisme, met l’accent sur la nécessité de mettre en œuvre des actions clairement hétérodoxes. Mais le gouvernement brésilien, pachydermique et obstiné, s’entête à suivre une orientation qui a déjà provoqué la pire réduction de l’activité économique de l’histoire, sans pour autant ouvrir de nouveaux horizons.
À ce stade-là, de petites mesures, comme celles proposées par le ministre de l’Économie, Nelson Barbosa – surtout parce qu’elles tentent de dissimuler l’incroyable possibilité d’aller jusqu’à congeler le salaire minimum – ne suffisent plus. Il faut en finir avec les politiques de réduction du déficit et relancer l’investissement public.
Un tel retournement remotiverait non seulement les mouvements sociaux, qui le réclament depuis longtemps. Mais il répondrait aussi aux attentes d’un secteur important de l’économie, qui se débat contre la réduction drastique du pouvoir de consommation et se trouve au bord du gouffre. Il pourrait être accompagné de trois mesures-chocs : baisse du prix de l’énergie, qui augmente justement en raison de la baisse des subventions décrétées par le (dés)ajustement fiscal ; retour à la politique de réduction des taux d’intérêts imposés au consommateur par la Banco do Brasil et la Caixa Econômica Federal – une mesure qui avait obtenu un énorme succès, il y a trois ans, et avait été abandonnée sous la pression des banques privées ; reprise et reformulation complète du programme Minha Casa Minha Vida [2], selon le schéma anti-spéculatif et humanitariste proposé par le Mouvement des travailleurs sans toit et d’autres mouvements en faveur de l’habitat.
Il est devenu presque impossible d’imaginer non seulement l’amélioration de la situation de Dilma, mais aussi la possibilité de retenir la marée ultraconservatrice (Photo : Lula Marques/Ag. PT)
Défense du pré-sal [3]
Les projets qui concèdent le Pré-Sal à des sociétés internationales et qui sont menés tambours battants par les sénateurs et les députés, doivent immédiatement faire l’objet de débats. C’est l’unique moyen d’éviter un retour en arrière économique, social et environnemental. En effet, à l’initiative des sénateurs José Serra (PSDB-SP) et Romero Jucá (PMDB-RR), le Sénat à déjà voté la fin de la participation obligatoire de la Petrobras dans l’exploitation du gisement [4].
Mais le député Eduardo Cunha (PMDB-RJ), pas encore satisfait, en a remis une couche. À peine le texte arrivé à la Chambre des députés qu’il annonçait vouloir aller plus loin, en ralentissant le rythme d’exploitation du pétrole. Au lieu du système de partage où les conditions et le rythme de l’extraction sont déterminés par l’état, le pré-sal deviendrait une concession, dans laquelle ce serait les entreprises privées qui décideraient comment et quand exploiter les champs pétrolifères.
Ces changements, d’énorme importance, sont imposés par le législatif de manière opaque, sans aucune discussion avec la société. Au lieu de résister, le gouvernement Dilma a capitulé devant le sénat. En échange d’une petite concession du sénateur Serra, il en est venu à soutenir la proposition. Mû par la logique de ceux qui s’accommodent de tout, par le calcul qui suggère d’accepter un « moindre mal » au lieu de résister et en appeler à l’opinion publique.
Pour gagner en crédibilité, une nouvelle phase éventuelle du gouvernement devra revoir cette posture. En tant que ministre, Lula pourrait déclarer qu’il résistera aux tentatives de concéder le pré-sal... et qu’il déclenchera un débat national à ce propos. Ce serait le signe éloquent qu’une nouvelle page a été tournée.
Abrogation de la (Contre-) Réforme de la Sécurité sociale
Dans cet hallucinant festival d’erreurs politiques auquel le gouvernement s’est livré, la (Contre-)Réforme de la Sécurité sociale, proposée par le ministre Nelson Barbosa, est un point crucial. Elle réduit les droits, ne tient pas compte du résultat d’études sérieuses qui prouvent que le système brésilien de sécurité sociale est excédentaire. Elle frappe les travailleurs et les syndicats – soutien essentiel du gouvernement – de plein fouet. Et, comme l’a démontré le journaliste Luis Nassif, ses effets ne seront visibles que dans… 20 ans !
Oublier cette usine à gaz n’affectera en rien les comptes publics – et démontrera une saine disposition à sortir de l’autisme et à ouvrir le dialogue avec les mouvements sociaux.
Lutte contre le programme abominable du Congrès
Il y a quelques jours, un article de trois jeunes étudiants en sciences politiques a permis d’entrevoir, de façon systématique, un authentique programme d’horreurs à l’ordre du jour au Congrès. Profitant du délabrement et de l’absence des partis de gauche aux abois, les courants les plus conservateurs – aussi bien dans l’opposition que dans les partis de la majorité gouvernementale – ont mis en route tout un ensemble de projets ultra-régressifs.
Cet ensemble de mesures fait feu de tout bois : restrictions des libertés (avec la Loi "anti-terreur”, qui peut être utilisée, par exemple, contre les manifestations des mouvements sociaux) ; fondamentalisme moral (avec encore des restrictions sur le droit à l’avortement et le statut de la famille, dont sont exclus les couples homo-affectifs) ; attaques contre les peuples indigènes et concessions aux grands propriétaires terriens (y compris le transfert de la compétence de démarcation des terres indigènes et quilombolas [5] au congrès et des facilités accordées aux étrangers dans l’acquisition de terres brésiliennes) ; flirt assumé avec l’état pénal (abaissement de la majorité pénale et facilités pour l’armement personnel).
Ce programme d’horreurs a été élaboré avec la participation directe du gouvernement Dilma. Une vision étroite de la gouvernance a conduit à des concessions répétées aux courants conservateurs, en échange d’un soutien parlementaire. Mais chaque nouvelle concession accordée a mené, par la suite – comme cela arrive dans les relations de chantage – à de nouvelles exigences. La spirale descendante n’en finit plus de dégringoler.
Un nouveau départ du gouvernement devrait être marqué par un changement d’attitude clair. Il ne s’agit pas, bien entendu, de partir en guerre contre la majorité du congrès, mais d’abandonner la mauvaise habitude de restreindre l’analyse de la corrélation des forces à la taille des groupes parlementaires. Le changement suppose de dialoguer activement avec la société et de se remettre à exercer l’une des prérogatives de la démocratie – la pression sociale sur le pouvoir législatif.
Conférence nationale de la Réforme politique
Les manifestations du dimanche 13 prouvent l’apparition, au Brésil aussi, d’un phénomène mondial, très précisément analysé dans un texte récent du philosophe Zygmunt Bauman. Avec la crise de la démocratie, explique-t-il, commencent à apparaître des alternatives à gauche (qui revendiquent l’approfondissement des processus de participation et d’autonomie) comme à droite (qui parient sur un « homme fort », solution aux frustrations envers un système qui est devenu incapable de représenter les citoyens).
Cette deuxième tendance s’exprime, par exemple, à travers l’ascension fulgurante de Donald Trump, aux États-Unis ; à travers l’ascension météoritique d’un parti d’extrême droite en Allemagne (qui vient d’infliger une lourde défaite à la chancelière conservatrice Angela Merkel) ; à travers les bons résultats de Marine Le Pen dans les sondages sur les intentions de vote aux présidentielles en France ; à travers les dérapages de Jair Bolsonaro au Brésil...
Dans le cas du Brésil, il y a tout de même encore une petite différence. Au contraire de la France et des États-Unis, la tendance réactionnaire semble n’avoir atteint ni les classes laborieuses ni les plus jeunes. Il convient alors d’analyser les résultats de l’institut Datafolha [6] parus lundi 14.
En dehors du fait que les manifestations de dimanche dernier ont été gigantesques, elles ont aussi été marquées par la présence majoritaire des classes moyennes et supérieures (2 fois plus de participants avec un revenu supérieur à 20 salaires minimums par rapport à ceux qui en gagnent 2), et des personnes âgées (4 fois plus de plus de 50 ans par rapport aux 12/25 ans).
Mais la crise de l’ancienne politique, désormais déclarée, doit être remplacée par un programme réellement transformateur. Le bâtir aura, de plus, l’avantage de faire pression sur le législatif et sa ténébreuse composition à l’assemblée.
Les mouvements sociaux ont suffisamment de dossiers en attente pour cela. La « Plateforme pour la Réforme du Système politique » est en construction depuis des années. Elle a déjà formulé des propositions, accumulé des expériences ainsi qu’une certaine capacité de mobilisation (elle a réalisé une consultation populaire informelle, en septembre 2014, avec plus de 7,4 millions de participants).
Une conférence nationale sur la réforme politique lancerait un vrai débat incluant l’ensemble de la société. Elle permettrait de soumettre des propositions pour affronter la crise de représentation, en encourageant les consultations populaires et les référendums, en créant des mécanismes de participations directes par internet, en établissant la transparence des budgets de l’État et l’intervention des citoyens dans son élaboration. Autrement dit, elle permettrait qu’émerge, à contrepied de la rancoeur et du retour en arrière, l’alternative d’une nouvelle démocratie.
Comme les conférences nationales sont organisées dans chaque municipalité, un espace de débat remontant, par capillarité, jusqu’au gouvernement, serait ouvert, et relayé par les médias alternatifs, les télés publiques, les plateformes internet spécialement créées pour cela.
Contrairement aux idées de la Constituante exclusive et du Référendum sur la réforme politique – que le gouvernement Dilma a lancé en 2013, pour l’abandonner par la suite –, une Conférence nationale ne peut pas être sabotée par le Congrès. Elle n’a, bien entendu, pas de pouvoir délibératif, mais elle pourra fonctionner comme outil de pression permanent (et sans doute croissant) sur les parlementaires.
Les semaines qui viennent seront extrêmement difficiles et incertaines. Les risques de retour en arrière – attaque contre les droits sociaux, fin du petit espace d’autonomie conquis par le pays sur la scène mondiale, menaces sur les libertés civiles elles-mêmes – sont réels et fondés. Mais rien n’est perdu et comme le disent les gaúchos, « não está morto quem peleia » [7] .
Notes de la traduction :