Mort aux Nordestins. Analphabètes. Maudits. Têtes de bourriques [1]. Crève-la-faim. Indignée mais pas surprise, j’ai vu la haine se déchaîner contre les Nordestins sur les réseaux sociaux, tout de suite après la fin du premier tour de l’élection présidentielle. Je n’ai pas été surprise puisque, au cours de toute ma vie, j’ai entendu les mêmes insultes. Certaines fois, sans savoir que moi-même je suis paraíba [2], celui qui pratiquait l’insulte sollicitait ma complicité. Sans surprise puisque, en 2014, quand Dilma a gagné les élections, une partie du Sud et du Sud-Est a craché la même haine qui revient à présent en puissance.
À un certain moment de ma vie, j’ai décidé d’apparaître telle qu’ils disaient : je suis paraíba. J’en ai assumé l’insulte comme élément de mon identité. On me corrigeait : vous n’êtes certes pas paraiba, mais paraibana. Bien non, je suis paraíba. J’ai appris ce truc dans la lutte politique avec les activismes transgenres. Il nous faut évacuer le pouvoir qu’ils/elles pensent avoir en suscitant en nous de la peur ou de la honte. À défaut de honte, de l’ironie.
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En 2014, j’habitais à New York. C’est là que j’ai décidé qu’il me fallait écrire sur mon enfance et une partie de mon adolescence à Rio de Janeiro et revisiter les humiliations auxquelles j’ai été soumise. Il reste encore beaucoup à dire, mais il faut du courage. Le titre de mon livre de chroniques met en évidence ma condition de paraíba (Estrangeira : uma paraíba em Nova Iorque - non traduit).
2022. Je suis à nouveau ramenée vers des souvenirs d’enfance et des élections de 2014. D’un côté, de la haine. De l’autre, des vidéos et des textes qui citent de grands noms d’artistes, de musiciens, de politiciens qui sont du nord-est. Les messages se terminent, en général, par “je suis fier d’être Nordestin”. Je crois que cette stratégie qui consiste à répondre à la haine par une liste de grands noms et faits n’arrive pas à ébranler le solide édifice de la haine envers les “paraíbas” et les “baianos [3]”. Nous déclenchons toujours la même stratégie de l’agresseur qui se fonde sur le déterminisme géographique. Dis-moi d’où tu viens, je te dirai qui tu es, tout à fait dans l’esprit de Euclides da Cunha [4].
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Nous ne savons pas exactement quand a débuté l’inimitié des zones du Sud-Est et du Sud vis-à-vis du Nord-Est. Cette filiation demande encore à être faite. À la lecture des Annales du Congrès national lors des débats qui eurent lieu en 1871 à propos de la Loi du Ventre libre (loi qui institua que les enfants des femmes esclavagisées naîtraient libres), les discussions évoluaient vers une grande séparation : Sud esclavagiste versus Nord abolitionniste. À ce moment-là, c’était cet élément binaire par région qui fonctionnait. Le résultat final du vote de la Chambre des Députés semblait donner raison à cette division. Soixante et un parlementaires ont voté en faveur du projet et trente-cinq contre (27 du Sud/Sud-Est ; 7 du Nord et 1 du Centre/Ouest).
Ce signal du Nord abolitionniste s’est intensifié avec l’avancée de mouvements abolitionnistes et la promulgation de lois locales qui ont libéré des personnes réduites en esclavage avant la loi générale du 13 mai 1888 [5]. Au 30 août 1881, un groupe de jangadeiros [6] chargé de l’embarquement de marchandises au port de la capitale de la province du Ceará refusa de transporter des personnes noires réduites en esclavage pour les emmener de là vers d’autres provinces. Le premier janvier 1883, la cité de Acarape [7] (rebaptisée “Redenção”) a affranchi les derniers qui restaient en esclavage. D’autres abolitions se sont succédées dans des villes du Ceará (Pacatuba,Itapagé, Aracoiaba, Baturité, Aquiraz, Icó et Maranguape). Puis à Fortaleza il en alla de même le 24 mai 1883.
Ces faits historiques entretiennent la notion d’un Nord abolitionniste et d’un Sud esclavagiste, d’autant plus que Bolsonaro, l’héritier politique de la Casa Grande [8], a obtenu un nombre de voix considérable dans ces régions. En contrepartie, nous pouvons également associer la personnalité de Lula à celle des jangadeiros du Ceará. Mais ces représentations sont trompeuses. En fait, ce qui a poussé les députés nordistes à voter pour le projet de la Loi du Ventre Libre a été la faible présence d’esclaves au sein de leurs plantations ou de leurs cheptels (c’était ainsi qu’on appelait la population noire réduite en esclavage).
Une très grande partie a été vendue aux grands propriétaires terriens du sud du pays, principalement de São Paulo et de Rio de Janeiro, qui vivaient l’apogée de la culture du café. Célébrer l’affranchissement des personnes réduites en esclavage, c’est contribuer à la politique de l’oubli. Les affranchi(e)s ont été abandonné(e)s par l’Etat. C’est comme si, là, s’était jouée la grande répétition générale de ce qui allait se passer le 13 mai 1888 et qui s’est caractérisé par l’abandon total de la population asservie, livrée à la mort.
L’histoire du Nordeste abolitionniste s’est détachée des faits historiques, a pris vie d’elle-même, s’est émancipée. Cette image a été récupérée parmi les innombrables documents qui ont circulé sur internet en faveur de la fierté nordestine. Je me demande à quel point ce type de récit épargne les maîtres nordestins contemporains, incarnés par des chefs d’entreprise (par exemple, le propriétaire de la société Riachuelo [9]) et finissent par les intégrer dans ce Nordeste « pur ». Ceux-ci continuent de pratiquer tous les types de violence et de non-respect envers les travailleurs.
Même si la haine envers les Nordestines et les Nordestins se produit lors des micro-interactions du quotidien, il y a des moments où elle se manifeste à part entière. Néanmoins, ces manifestations répétées de haine contrastent avec les images de mobilisation nationale quand une catastrophe naturelle survient dans une ville du nord-est. On assiste à une large mobilisation pour la collecte d’eau, de nourriture, de vêtements. Bien que cela puisse paraître contradictoire, ceux qui, maintenant, crient « idiots, crétins, crève-la-faim », peuvent se trouver parmi ceux qui donnent pour les programmes du genre « Nordeste Esperança » en période de catastrophes. Dans ta condition de misérable, crève-la-faim, nous t’aimons.
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En ce moment, nous parlons de choses sérieuses, des élections. Et là, ces mangeurs de limaces voudraient passer la frontière entre la cuisine et la salle à manger ? Quand la question est déplacée de la charité vers le domaine politique, le chrétien donateur de miettes se transforme en fasciste convaincu. Devant l’élection d’un Nordestin, élu majoritairement par le peuple de cette même région, il reste à réclamer un coup d’état militaire afin de remettre les choses à leur juste place. Ce souhait ne peut pas être uniquement considéré comme étant celui des Brésiliens et des Brésiliennes du sud et du sud-est. Une grande partie de l’élite nordestine serait à la tête du même projet.
Pour rompre avec le mythe de l’amalgame entre territoire et identité (je suis fier d’être Nordestin), il est nécessaire de prendre en compte d’autres éléments : la classe sociale, le genre, la religion, la sexualité, la race. Mais nous menons un combat et, parfois, nous pensons qu’il est bon de faire appel/d’avoir recours à la stratégie de l’essentialisme géographique. Cependant, cette voie ne fait que renforcer l’idée que nous sommes ce que la terre définit. Autrement dit, pour lutter contre les préjugés, nous activons une fierté qui finit par accentuer l’idée d’un Nordeste comme un tout homogène, indifférencié, sans originalité, bref, sans visage propre.
Berenice Bento
Docteure en sociologie et enseignante au Département de Sociologie de la UnB (Université de Brasilia)