L’agroécologie en (quelques) question(s) à Eli Lino de Jesus, ingénieur agronome, spécialiste du sujet depuis... un certain temps !

 | Par Bettina Balmer

Interview et traduction : Bettina BALMER

1) Présentation : Eli, qui êtes-vous ? Quel est votre lien à l’agroécologie ? Quelles sont vos convictions ?

Mon nom est Eli Lino de Jesus, je suis ingénieur agronome formé en 1982 à l’Université Fédérale de Santa Catarina (UFSC). J’ai décroché mon mastère en agronomie-sciences du sol à l’Université Rurale de Rio de Janeiro en 1993 et mon doctorat dans le même domaine en 2003.

J’ai réalisé une bonne partie de ma carrière professionnelle au sein d’ONGs dans le domaine de l’agroécologie. De 1983 à 1997, j’étais actif principalement dans les ONGs suivantes : PTA-FASE, Institut Vianney, AS-PTA et IBASE. J’ai travaillé dans le conseil de 1997 à 1999 et à partir de 2004, j’ai commencé à enseigner en agroécologie. A cette époque ont commencé à surgir des cours officiels dans ce domaine au Brésil. De 2003 à 2005, j’étais enseignant-collaborateur au sein du programme d’éducation supérieure agricole de l’UF Rural RJ qui m’a permis de découvrir les méthodes de formation de l’ENFA (Ecole Nationale de Formation Agronomique) de Toulouse. En 2005, j’ai collaboré à la création de l’enseignement technologique en agroécologie au CEFET Rio Pomba, MG. En 2006/2007 j’étais déjà enseignant actif en agroécologie à l’Université Fédérale du Paraná, au Campus Litoral de Matinhos. En 2008, je suis retourné à Rio Pomba, au CEFET-RP qui s’est transformé en Institut Fédéral du Sud-Est où j’enseigne et coordonne actuellement les cours d’agroécologie de l’enseignement supérieur (Bacharel).

Mon lien avec l’agroécologie s’est fait au moment où j’ai décidé d’étudier l’agronomie. A cette époque, à la fin des années 70, peu d’information sur le sujet circulait, mais il y avait un questionnement sur les directions que le modèle de développement dominant était en train de prendre. Ce questionnement venait de la tradition de contre-culture, du questionnement des diverses valeurs de la société d’alors, dite ‘bourgeoise’, de la découverte d’auteurs comme Hermann Hesse et de la découverte de la vision orientale du monde (bouddhisme, zen, hindouisme, etc.). Du coup, j’ai abandonné l’enseignement supérieur de droit (j’étais en seconde année en 1976) et j’ai cherché un enseignement qui se rapprochait des racines de la vie, de l’environnement et de la nature... J’ai étudié l’agronomie et dès le démarrage des cours, je cherchais déjà des connexions avec l’agroécologie, nom qui n’existait même pas à cette époque.

Après 30 ans d’expérience, de travail sur le terrain, de visites et de réflexions théoriques, je crois que l’agroécologie est réellement le modèle, le système, le mode de production agricole qui pourrait effectivement nourrir l’humanité, avec des aliments sains et bons, empreints d’un équilibre, d’une justice sociale, économique et d’une éthique environnementale.

2) Qu’est-ce l’agroécologie au sens brésilien du terme ?

L’agroécologie, comme nous la concevons au Brésil est un concept qui peut être abordé via trois approches :

a) c’est un mouvement social, avec de profondes racines dans les communautés locales, paysannes, indigènes, fluviales, quilombolas, d’agriculture familiale, entre autres. Le Brésil connait une longue lutte pour la terre et un processus de concentration des terres qui remonte à la colonisation portugaise et autres pays européens. Ce processus s’est soldé par la concentration des terres et des richesses en peu de mains. Dès le début de la colonisation, ce modèle a démarré avec les plantations de canne à sucre, l’exportation de sucre puis de café. Toujours avec des esclaves africains, étant donné que les indigènes locaux ne se sont pas adaptés ou n’ont pas accepté l’esclavage. Ce système fut érigé comme modèle. Et malgré la fin de l’esclavage à la fin du XIXème siècle, il s’est maintenu avec un processus de modernisation technologique durant les années 60 et 70, avec l’évolution des techniques, mais pas du modèle agraire inégal et concentré. L’agroécologie est porteuse de cette proposition de démocratisation de la terre et de la production écologique et équilibrée. L’articulation se fait au travers de l’ANA (Articulação Nacional de Agroecologia)

b ) l’agroécologie est un paradigme scientifique émergeant qui s’appuie sur diverses institutions de recherche et d’enseignement, divers chercheurs et professeurs et aussi sur la participation de beaucoup d’agriculteurs-expérimentateurs. L’articulation se fait au travers de l’ABA, (Associação Brasileira de Agroecologia - Association Brésilienne d’Agroécologie) qui organise un congrès national tous les 2 ans. Cette année (2015), le congrès s’est tenu à Belém do Pará, Amazônia Legal.

c) l’agroécologie demande un ensemble de méthodologies adéquates à son expansion et sa diffusion, comme des partenariats, des diagnostics participatifs, des évaluations participatives, des suivis et évaluations de la durabilité de l’agriculture.

3) Quelle fut l’histoire de l’agroécologie au Brésil ?

Dans les années 70, s’est initié un fort mouvement au Brésil qui luttait contre les inégalités sociales en milieu rural et pour un modèle de développement plus juste et équitable, ceci après de nombreuses années de dictature et d’interdiction des critiques et manifestations populaires. Ce mouvement a promu 4 grandes rencontres, nommées EBAAs (Encontros Brasileiros de Agricultura Alternativa – Rencontres Brésiliennes d’Agriculture Alternative). Ces événements ont eu lieu en 1981 (Curitiba, PR), 1984 (Petrópolis, RJ), 1987 (Cuiabá, MT) et 1989 (Porto Alegre, RS). Ce mouvement était dirigé par la Fédération des Ingénieurs Agronomes du Brésil (FEAB) et par la Fédération des Etudiants en Agronomie du Brésil (FEEAB), en plus d’autres institutions. Cette dénomination d’Agriculture Alternative abritait divers courants et propositions.

Le mouvement a connu une nouvelle impulsion dans les années 90, avec l’émergence du terme ‘agroécologie’ synonyme d’une approche novatrice. Au début des années 2000, ont eu lieu des séminaires régionaux et congrès d’agroécologie dont le 1er s’est tenu en 2001, au Rio Grande do Sul. Une nouvelle ère a débuté et le mouvement agroécologique a pris une grande ampleur avec la participation d’étudiants, de chercheurs, de professeurs et de professionnels. Petit à petit, le terme d’agroécologie a été adopté par les ONGs qui se sont regroupées en réseaux d’acteurs dans le domaine. En 2004, le MST a commencé à adopter les principes de l’agroécologie. Enfin, ils furent adoptés par les entreprises officielles comme certaines unités de l’EMBRAPA (ndr : recherche agronomique brésilienne). Des cours formels d’agroécologie ont émergé au niveau technicien, technicien supérieur, ingénieur, voire au delà. Le cours de l’IF Sud-Est MG Rio Pomba a démarré en 2006.

4) Quels sont les drivers de l’agroécologie ?

Les forces dirigeantes sont les agriculteurs familiaux, les paysans et leurs représentants comme le MST, CPT, Via Campesina et divers autres organisations, en plus d’ONGs comme l’AS-PTA et réseaux d’ONGs. Il y a aussi les coopératives de production, de commercialisation et de certification participative comme le Réseau Eco-Vida, l’ABIO, l’AAO, l’IBD-ABD.

Au niveau gouvernemental, il faut compter avec l’appui du Ministère de l’Education pour la création d’enseignement en agroécologie, des unités de l’EMBRAPA comme le Centre d’Agrobiologie.

Le MDA (Ministério de Desenvolvimento Agrario - Ministère du Développement Agraire) a eu un rôle important au démarrage du gouvernement Lula mais son équipe fut réduite et, aujourd’hui, ne joue plus de rôle décisif.

Le MAPA (Ministère de l’Agriculture) est très identifié à l’agrobusiness, à l’exportation de matières premières agricoles, à l’intensification technologique, en pesticides, en OGM, etc. même si, dans certaines zones, il y a eu des actions de certification et normalisation de la production biologique.

La Présidente Dilma Rousseff a lancé un ambitieux programme en agroécologie il y a 2 ans, mais celui-ci n’a pas pu être appliqué et n’avancera que peu, du fait de la crise économique, politique, éthique et morale.

5) Est-ce que le Sommet de Rio a eu un impact sur l’agroécologie ? Et quel est le lien au changement climatique ? Où en sommes-nous maintenant sur ce sujet au Brésil ?

Il y a eu 2 grandes conférences à Rio de Janeiro, en 1992.
Rio-92, nommé aussi Fórum Global, auquel participait près de 30 000 personnes représentantes de la société civile, situé à l’Aterro de Flamengo et auquel j’ai participé au travers de l’AS-PTA : nous coordonnions les Traités sur l’Agriculture Durable et la Sécurité Alimentaire, au stand n°33. Je dirais que cet événement a eu un grand impact positif pour les actions des ONGs et des mouvements sociaux, au Brésil et dans divers autres pays.
L’autre réunion, le Sommet de la Terre, la réunion officielle de l’ONU, dénommée CNUMAD-UNCED, n’a pas eu un tel impact direct sur les actions des ONGs et de la société civile et seuls quelques pays développés ont pris des mesures effectives à partir des accords signés par les chefs d’Etat, se compromettant à une meilleure agriculture en termes sociaux et environnementaux.

En France, cet engagement a conduit à des méthodes d’évaluation de la durabilité agricole, comme la méthode IDEA que j’ai eu l’opportunité d’étudier et d’adapter aux conditions de l’Etat de Rio de Janeiro en 2003.

Peut-être que l’impact le plus connu concerne les accords liés au réchauffement climatique et que maintenant à Paris il y aura une nouvelle impulsion après l’échec de Copenhagen. L’autre traité non respecté fut celui de la biodiversité, qui devait garantir l’utilisation et l’accès libre aux ressources génétiques, végétales, animales, microbiennes : il s’est heurté de front au brevetage du vivant.

L’agriculture peut aider beaucoup à réduire les problèmes d’émission de carbone agricole, par la séquestration de carbone dans les sols via l’humus, le colloïde organique des sols. Le non-labour et la réduction du travail des sols sont des systèmes auxiliaires à la séquestration du carbone. D’une manière générale, l’agriculture industrielle, comme le labour, le hersage intensif des sols émettent de grandes quantités de carbone, au même titre que les systèmes d’élevage extensif après brûlis massifs.

6) Quelle est la place de l’agroécologie dans la politique agricole du Brésil (au niveau du MAPA et du MDA) ? Les lignes ont-elles bougé ?

Le Ministère de l’agriculture (MAPA), comme mentionné antérieurement est lié directement aux intérêts des grands propriétaires fonciers et de l’agrobusiness, des transnationales et des empires agro-alimentaires. Il y a des individus impliqués dans la production biologique, normalisée et autres actions, mais ils sont majoritairement liés aux intérêts dominants.

Sous le second mandat de la Présidente Dilma Rousseff, est nommée à la tête du MAPA la sénatrice Kátia Abreu, représentante légitime des intérêts de l’agrobusiness et des propriétaires fonciers, étant elle-même une grande propriétaire. Il importe de se souvenir que la propagation des OGM s’est faite sous le gouvernement Lula qui s’était engagé publiquement à ne pas propager ces plantes au Brésil.

Le MDA a joué un grand rôle dans les campements et en agroécologie, durant le 1er gouvernement Lula, réalisant diverses activités dans les campements ruraux, en partenariat avec le MST et autres groupes organisés. Durant le second gouvernement Lula, ses actions furent réduites et durant le 1er gouvernement Dilma Roussef, encore plus. Durant le second mandat de Dilma (2015), après un an, ce rôle a disparu en quasi-totalité. Il y a eu un abandon des politiques de réforme agraire, avec un retour pratiquement à la situation du gouvernement de droite, de Collor (1990-1992), marqué par un engagement clair à respecter les intérêts des propriétaires fonciers.

7) Aspect régional : quelle place donneriez-vous au Brésil dans la région en ce qui concerne les thématiques de l’agroécologie ?

Ce n’est pas facile à évaluer car il serait nécessaire de mieux connaitre les autres pays. Mais apparemment, le Brésil semble avoir une organisation plus importante en matière d’agroécologie. D’autres pays comme le Mexique, l’Argentine, le Pérou, la Colombie, le Chili, Cuba, le Paraguay, l’Uruguay ont aussi des mouvements agroécologiques. Mais le Brésil, de par sa taille, sa population, sa biodiversité, ses écosystèmes, ses cultures, etc. a peut-être une richesse plus importante en matière d’initiatives agroécologiques.

8) Êtes-vous optimiste pour le futur de l’agroécologie ?

Oui, je suis très optimiste ; je participe à divers événements. Aujourd’hui même, j’ai donné une conférence à Juiz de Fora, il y a un mois à Florestal, près de Belo Horizonte. Je constate toujours une grande curiosité des participants. L’intérêt des jeunes et de nombreux d’agriculteurs et agricultrices est important. Nos ex-étudiants sont porteurs aussi de bonnes nouvelles relatives à leurs expériences. Je reste donc confiant pour le futur de l’agroécologie.

Eli.

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