« Ici il n’y a pas d’enfants de chœur ».
Les habitants de Labrea (État du Amazonas) aux divers profils et classes sociales - grands propriétaires terriens, petit paysans, descendants des ramasseurs de latex et des exploitants forestiers clandestins - répètent cette phrase pour tenter d’expliquer pourquoi la municipalité, entourée par des parcelles de forêt préservée, est l’une des plus violentes et des plus déboisées de l’Amazonie. Dans cette zone frontière entre les Etats de l’Amazonas, de l’Acre et de Rondonia, il n’y a pas de données officielles sur la violence, car peu nombreuses sont les autorités qui arrivent jusque-là, pour contrôler les crimes environnementaux ou pour enquêter sur les meurtres fréquents. Mais les satellites surveillent la destruction environnementale avec précision dans cette région éloignée de tout centre urbain. Et ce qu’ils révèlent est alarmant.
Labrea est la deuxième municipalité du biome amazonien où la situation est la plus critique en terme de destruction de la forêt [1]. L’année dernière, elle a été la cinquième ville d’Amazonie Légale avec le plus fort accroissement de déforestation. Ce n’est pas un hasard si elle s’est aussi retrouvée dans cette même position dans le classement des villes où ont été enregistré le plus grand nombre d’incendies de forêt entre janvier et juillet 2019 d’après les données concordantes de l’IPAM, de l’INPE et de l’IMAZON. Les foyers d’incendies et les foyers de déforestation se sont concentrés au sud de la municipalité, là où se trouve le seringal [2] São Domingos.
Consultez ci-dessous la carte interactive des amendes pour déforestation : Mapa das Multas por Desmatamento [3] (Carte des amendes pour déforestation) élaborée par l’observatoire :
En parcourant les sentiers boueux de cette plantation d’hévéas, il est possible d’apercevoir toutes les phases du processus qui mène à la mort de la forêt. Dans la forêt apparemment dense, on découvre de petites percées, vestiges du passage des skids, ces machines qui abattent les arbres. Ces petits couloirs mènent au cœur de la forêt, bien loin d’un éventuel contrôle, où la coupe sélective du bois peut se faire librement.
Là, les arbres coupçes ayant le plus de valeur resteront stockés jusqu’à ce qu’ils soient secs. Au milieu de la nuit - ou même en plein jour - ils sont ensuite enlevés et transportés par camions-remorques vers une dizaine de scieries des alentours pour être transformés puis acheminés vers les marchés brésiliens et étrangers. Ensuite viennent les incendies qui éteignent le ciel et noircissent la pluie des villes situées à des milliers de kilomètres de là. Et, pour finir, le bétail, point final de la sentence de mort de l’Amazonie.
Repórter Brasil s’est rendu deux fois à Labrea l’année dernière - en juin et en novembre - pour témoigner de la destruction cachée de la forêt. Mais pas seulement. C’était aussi pour dénoncer les conséquences funestes qu’imprime la déforestation sur la vie des gens. Cette région présente presque la totalité des caractéristiques des autres régions amazoniennes : extraction illégale du bois, brûlis, élevage du bétail, peu ou aucune inspection environnementale, meurtres « sans commanditaire », conflits fonciers et absence de l’Etat.
Mais dans le seringal São Domingos, tout le système de destruction de la forêt - et la violence qui en découle - semble élevé à la puissance maximale. La combinaison entre son emplacement éloigné, l’absence d’autorités et le complet chaos foncier, transforment ce morceau de terre en un laboratoire du crime. Cette formule, ici, synthétise le grilagem [4], la déforestation, l’extraction illégale du bois. Et la mort. Partout.
Si les intérêts économiques tracent un chemin linéaire et ‘rentable’ pour détruire l’Amazonie, le processus qui détruit des vies est, lui, plus complexe. Il s’agit d’une version brésilienne de la ville mythique de Macondo [5], un lieu gouverné par un surréalisme tragique, qui remplace le cliché de l’Amazonie sans loi par celui de l’Amazonie d’une seule loi : l’entropie.
Terre abandonnée
En juin 2019, lorsque nous nous sommes rendus pour la première fois dans le Seringal São Domingos, les familles, qui vivent parsemées sur l’aire gigantesque de 150 mille hectares, menaient leurs existences dans une apparente ‘normalité’, celle qui était possible dans ce territoire où « il n’y a pas d’enfant de chœur ».
Six mois après, lors de notre deuxième visite, il n’y avait presque plus personne. Les maisons semblaient avoir été abandonnées à la hâte : de la vaisselle sale s’accumulait dans les éviers, des effets personnels étaient restés sur place. Un signe que la fuite collective avait été soudaine, comme provoquée par un cas de force majeure.
L’une des rares personnes restées sur place est Ivani de Souza Carmo, dit Louro. Ce n’est pas une coïncidence. Il détient quelque chose que personne d’autre ne possède dans ces contrées : un document légitime de possession de la terre. Autour de la cabane en bois où il vit, se trouvent des vestiges du temps où c’était encore un seringal, à l’apogée du cycle du caoutchouc : un cimetière et des tronçons de rails sur lesquels roulaient les charriots avec le latex extrait des seringueiras [6] par les ‘soldats’ du caoutchouc, comme le père de Louro.
Sa famille vit dans le seringal depuis 64 ans - lui, en a 53. En tant que posseiro [7], il a pu avoir un certificat du programme « Terre Légale », qui reconnaît l’occupation historique de la terre et lui permet d’accéder à des prêts bancaires. Dans celui qui est l’un des coins les plus sanglants de l’Amazonie, ce papier devient un gilet pare-balles. « Ici, jamais personne ne m’a touché », dit-il. C’est l’un des seuls dans ce cas.
Discret, Louro ne parle pas ouvertement de la fuite massive. Des personnes que nous avons interviewées sur place, assurent cependant que les ex-habitants du seringal ont fui la violence.
Tandis que nous bavardions avec Louro, qui survit grâce à quelques cultures et à l’extraction de noix et qui envisage d’élever du bétail, des hommes en uniformes militaires chassaient de l’autre côté de la rivière, portant des fusils. Sur la rive opposée, se trouve la végétation dense de la Forêt Nationale d’Iquiri. Pas très loin, il y a d’autres aires protégées, la Réserve d’Ituxi [8] et la Terre Indigène Kaxarari. Comme d’habitude dans le seringal, une mort récente était le sujet principale de toute la conversation avec les chasseurs.
Deux semaines auparavant, un homme appelé Denis avait été trouvé mort. Les groupes WhatsApp des occupants ont débordés de photos du cadavre, tout le monde en parlant comme d’un meurtre. Le rapport d’autopsie, fait dans la ville la plus proche, Acrelândia, dans l’Etat d’Acre, a tranché la question : la cause officielle de la mort était une méningite.
Mais ça n’a pas convaincu les chasseurs. « C’est moi qui ai trouvé le corps. Il avait des traces de balle sur le visage et des marques de torture. Comment est-ce que quelqu’un qui se sent bien un jour peut mourir de méningite le lendemain ? Ç’a été une mort commanditée », assure l’un des chasseurs sur l’un de ces récents meurtres dans le Seringal São Domingos.
Celui-là n’aura été qu’un meurtre de plus, parmi les innombrables meurtres non expliqués dans le Seringal São Domingos.
Le comptage des corps
Ce fut pour un morceau de terre du seringal que le mineiro [9] Nemes Machado de Oliveira a été assassiné en mars 2019. Et c’est ce crime qui nous a emmenés là-bas pour la première fois.
Le matin du samedi 30 mars, six tireurs à gage, tous armés, ont envahi le seringal sur des motos. Pedro Maciel, occupant de la première parcelle en entrant, paranaense [10] de Terra Roxa, a été le premier interpelé. Deux pistoleiros sont restés avec lui. « Ils m’ont dit d’aller chercher mes documents parce qu’ils allaient brûler ma maison », raconte-t-il au milieu des débris de la cabane.
Partant de là, les autres pistoleiros ont continué vers la propriété de Nemes. Il était tôt, il s’était occupé de ses bêtes et prenait son café. Il n’a pas eu le temps de rentrer se cacher des hommes de main. Il a été touché dans le dos et il est tombé en bas des marches. Il est mort autour de 7h. Sa maison aussi a été brûlée.
Vers 15h le bruit est arrivé à Acrelândia, où quelques occupants restent pendant la semaine. La police de l’Acre la plus proche, n’avait pas le droit de traverser la frontière entre les Etats pour récupérer le corps dans l’Etat d’Amazonas. Et la police de l’Amazonas n’y est pas allée à cause de la distance. C’est Kailon, fils de Nemes, et d’autres occupants qui ont du aller chercher le corps. Ils n’ont pu arriver au seringal que l’après-midi de dimanche. Le corps de Nemes était déjà en décomposition, noirci par le feu qui avait détruit sa maison. A ses côtés, des cartouches de calibres .38 et .22.
L’exécution de Nemes a déclenché une enquête de la Police Fédérale. Selon cet organisme, l’investigation est en cours, c’est pourquoi ils ne peuvent pas divulguer d’autres informations. Celle-ci a été l’une des 32 morts survenues en milieu rural en 2019, selon le rapport récemment divulgué de la Commission Pastorale de la Terre (CPT), qui indique une augmentation de 14% de la violence contre les petits paysans, les autochtones et les quilombolas [11] dans tout le pays.
La reconstitution du récit du meurtre de Nemes à partir des déclarations des occupants a fait surgir d’autres cas de meurtres de personnes impliquées dans les questions des terres à São Domingos. D’abord, le conseiller municipal de Porto Velho, Joaquim Vilela, dit le Pitico, en 2017. Ensuite, son frère Gabriel, en 2018. Ceux-ci ont été visés, mais ils ont survécu.
Le pauliste [12] Luiz Poklen, 65 ans, est aussi l’un de ceux-là. Pour lui, le comptage des victimes, depuis 2015, est au minimum de 60 en comptant les morts et les blessés. Le 1er août 2017, il est lui-même entré dans ces statistiques. Il était à moto, avec son fils, sur l’un des chemins qui traversent le seringal, lorsque deux coups de fusil l’ont atteint, l’un derrière l’épaule, l’autre dans la bouche. Le plomb qui a perforé sa bouche s’est logé dans les côtes de son fils. « Je ne suis pas mort parce que j’étais armé », dit-il. Il prétend que des tueurs s’étaient rendus à l’hôpital pour terminer le « travail », mais des policiers de faction ont empêché son exécution.
Pas de gentils, pas de méchants
Dans les conversations des occupants du São Domigos, presque aussi fréquemment que celles des morts, reviennent les mentions de trois noms : Volnei Roberto de Pádua, Valmor Dilli et Carlos Roberto Passos.
Valmor Dilli est un grand entrepreneur de l’extraction du bois à Nova Califórnia, une ville à environ 70 km du seringal, où il possède deux scieries et une usine de transformation. Il exporte une bonne partie de sa production vers l’Europe. Après l’extraction du bois dans la région, sa trajectoire s’est infléchie vers São Domingos, car en 2018 il a acheté un peu plus de 2.300 hectares de terres à l’intérieur du seringal.
Comme tous ceux qui acquièrent des terres à São Domingos, Dilli n’a pas tardé à être victime d’une attaque. Le matin du mardi 23 avril 2019, il a compté huit coups de feu tirés dans sa direction, pendant qu’il conduisait sa camionnette. Il a été touché sans gravité et a quitté l’hôpital le jour même.
« C’était une attaque préméditée, tout était prévu. Tout de suite après, les journaux en parlait », raconte-t-il. L’un des articles, publié dans un journal digital local, appelé ACJornal.com, affichait en titre que Dilli serait le mandataire de l’attaque qui avait tué Nemes. « On a cherché à monter les occupants contre moi, mais c’est déjà éclairci. Je n’ai rien contre eux », dit-t-il dans l’interview à Reporter Brasil. Actuellement, les occupants déclarent que Dilli les aide pour l’ouverture et l’entretien des routes dans le seringal.
Pádua, quant à lui, est le grand responsable de la présence de la majorité des quelques 100 familles qui revendiquaient des parcelles à São Domingos - avant la fuite collective. C’est lui qui, à partir de faux titres de propriétés, a négocié - et parfois donné - des terres aux occupants qui vivaient dans le secteur. C’était avec Pádua qu’ils passaient des contrats sommaires d’achat et de vente, sans aucune valeur juridique en tant que registre immobilier.
Pour les occupants, c’est Pádua qui est derrière les attaques et les meurtres de ces dernières années. Selon eux, d’après les interviews que nous avons fait en juin, Pádua voudraient les expulser, maintenant que beaucoup d’entre eux ont déjà apporté des améliorations à leurs terrains, afin d’attirer de nouveaux groupes et de revendre les mêmes parcelles accaparées illégalement.
Détenteur d’un dossier judiciaire épais, comprenant escroquerie et vol, Pádua est une sorte de fantôme, dont personne ne connaît les déplacements. Le reportage a cherché à le contacter par de nombreux moyens, sans réussir à le localiser.
Bien que le nom de Pádua soit toujours évoqué comme le commanditaire des tueries à São Domingos, il y a un autre personnage qui inspire la même crainte. Ou encore plus. Celui de Carlos Roberto Passos, un exploitant forestier qui affirme agir en toute légalité et qui est arrivé dans la région de São Domingos en 1999.
« São Domingos est une fraude et je peux montrer les chemins de cette fraude. Les 150 000 hectares sont déjà plus de 1,5 millions », affirme-t-il.
Selon les mesures de Passos, le grand nombre d’accaparement de terres dans le seringal sont en rapport avec le nombre de morts. « Je vous le dis, il n’y a aucun doute : depuis 2010, plus de 100 personnes ont été tuées », dit-il.
Un autre chiffre impressionnant est celui des attaques que Passos dit avoir subies. C’était le 10 juin 2019 puis le 15 décembre 2019. Cette augmentation lui a fait changer ses mesures de sécurité. La première fois que nous nous sommes parlés, chez lui à Rio Branco, un gardien se tenait à l’extérieur de la maison. Quand nous y sommes retournés, sa sécurité était accrochée à sa propre ceinture.
Il effectue des services d’extraction de bois. Il connaît son travail comme personne, des machines au fonctionnement des plans de gestion, et jusqu’aux arbres. « J’ai déjà fait de l’abattage illégal, mais plus maintenant », assure-t-il. La deuxième fois que nous nous rencontrons, il me montre une vidéo sur son portable. Son fils aîné, à l’arrière d’un camion, écoutant de la musique au petit matin, en « tirant du bois ». Il s’en émeut. « C’est notre rêve. Notre unique rêve. »
La matrice de tous les crimes
Le Seringal São Domingos est un centre d’essais parfait pour différents crimes. Mais leur matrice à tous est le grilagem, l’accaparement des terres. Le manque absolu d’informations fiables sur leur appartenance effective rend possible leur appropriation illégale, soit par la force, soit par la création « inventive » de titres de propriété, le grilagem . A São Domingos, les deux coexistent.
Joel Bogo, procureur du Ministère Public Fédéral dans l’Etat de Rio Branco, affirme que le grilagem s’appuie sur des calculs élémentaires. « C’est un investissement à risque », dit-il. Les terres accaparées coûtent beaucoup moins cher que leur valeur marchande. Si une opération réussit, les bénéfices des contrevenants sont énormes. « Ils envahissent des nouvelles régions espérant que les cadres légaux soient assouplies. »
Très souvent les règles sont assouplies et les voleurs de terres s’en sortent bien - avec l’appui du gouvernement. Les grileiros de Labrea sont sur le point de récupérer un bénéfice considérable apporté par la Mesure Provisoire 910 promulguée par le président brésilien, Jair Bolsonaro, en décembre 2019 [13], permettant que les terres publiques déboisées avant décembre 2018 soient régularisées. « Cette mesure récompense ceux qui ont envahi et déboisé, or c’est le contraire que nous devrions être en train de faire », affirme Brenda Brito, docteure en Sciences du Droit de l’Université de Stanford et chercheuse à l’Imazon (Institut de l’Homme et de l’Environnement de l’Amazonie).
Dans le cas spécifique de São Domingos, une autre incitation à ceux qui ont occupé irrégulièrement et par la force, en dégradant la forêt, est en court. La Forêt Nationale d’Iquiri a été incluse par le gouvernement dans le Programme de Partenariats et Investissements PPI) et peut être cédée à l’initiative privée pour des activités comme l’extraction de bois. Cette région s’étend sur 1,4 millions d’hectares, elle est plus grande que le Montenegro, ce pays d’Europe de l’est.
Accaparement des terres depuis des siècles
On peut dire que la saga du sang versé dans cette région d’Amazonie a commencé depuis plus d’un siècle. C’est le 15 novembre 1899, qu’a été scellé le destin sanglant qui sévit aujourd’hui sur les occupants de la région connue sous le nom de Seringal São Domingos.
Ce jour-là, à Riberalta, en Bolivie, a été émis un titre de propriété « du lieu dénommé Santo Domingo », selon le dit le document originel, avec des repères géographiques vagues, mais englobant une surface approximative de 150 000 hectares, dans les forêts brésiliennes. Ce fut à partir de ce document bolivien qu’a été créée l’entreprise immobilière Seringal São Domingos, le premier titre de propriété brésilien datant de 1976.
En réalité, le seringal n’est rien de plus qu’une abstraction. Mais ça n’a pas empêché qu’à partir de là, des centaines de titres de propriété aient été émis, dédoublés, démembrés, superposés, délocalisés, accaparés, vendus et revendus.
« C’est une surface sans fin. Personne ne sait qui a raison ou pas, si la terre est publique ou privée », résume le défenseur public de l’Etat de l’Acre, Celso Araujo.
Au milieu du chaos foncier, le plus grand espoir des occupants est que l’Incra (Institut national de la colonisation et de la réforme agraire) tire au clair une fois pour toutes, la situation réelle de ces terres. Mais l’opinion du représentant agraire de l’Acre, Antonio Braga, ne donne pas beaucoup d’espoir :
« D’un point de vue juridique c’est très complexe et l’Incra manque de certitude sur la situation foncière de ces gens. L’office notarial de Labrega est - ou était - un vrai bazar. Mais je dirais qu’il s’agit d’occupations irrégulières, autant pour les grands que chez les petits (propriétaires) », explique-t-il.
En 2004, l’Incra a intenté une action en justice dans l’Etat d’Amazonas, questionnant la validité du titre bolivien et demandant l’annulation des matricules basées là-dessus. En 2013, la demande a été accordée et 28 titres de propriété ont été annulés. En principe, ces terres retourneraient à l’Etat. Mais les intéressés ont fait appel et la procédure continue en deuxième instance, à la Cour Régionale Fédérale de la 1ère région.
Parmi les titres de propriété annulés, le plus célèbre est peut-être le n° 1741, que Pádua avait acquis pour R$ 8 000 en 1994 - l’équivalent de R$ 61 000 aujourd’hui - et qui a coûté plusieurs vies, comme celle de Nemes.
De cette action ont découlé plusieurs procès criminels contre quelques-uns des propriétaires terriens auto-proclamés à São Domingos. Le Ministère Public Fédéral (MPF [14]) les a accusés de crime en bande organisée, escroquerie, crime contre l’administration environnementale et invasion de terres publiques. Le rapport du MPF décrit en détail l’action du groupe.
« Il s’agit d’un grilagem avec un modus operandi particulier, car il consistait en un clonage de documents légaux, le terrain étant ensuite réenregistré à un autre emplacement, de façon à permettre l’extraction du bois, suivi d’une revente, pour être alors utilisé comme pâturage », dit le document.
Parmi les accusés, se trouvaient le greffier du bureau de cadastre de Lábrea (où avait été enregistré le matricule 1741), Antonio Luiz Mendes da Silva, décédé, ainsi que Carlos Celso Ribeiro, ancien maire de Senador Guiomar (État de Acre) qui, selon les occupants de São Domingos, est propriétaire de terres voisines de la plantation d’hévéas.
Un autre accusé dans la procédure pénale, Arnaldo Vilela, a agi, selon le MPF, comme un « maître dans l’art du grilagem ». L’accusation relate que Vilela altérait le descriptif mémorial des terrains, jusqu’au point où « la nouvelle localisation du terrain de matricule 1.637 se soit déplacé de 71,56 km de son emplacement d’origine », poursuit l’accusation.
La procédure a déjà généré plusieurs condamnations, mais poursuit son cours en raison des procédures d’appel des accusés.
Rêves de bétail
« Il manquait quelques mètres de clôture pour pouvoir mettre du bétail ici », se lamente Kailon, le fils de Nemes, l’une des victimes de ce vieux conflit, quelques mois avant d’abandonner la plantation, craignant de subir le même sort que son père. Kailon avait une parcelle voisine à celle de Nemes, mort en mars 2019. Pour obtenir le troupeau, ils envisageaient de proposer un régime de bien commun (co-propriété / droits d’exploitation partagés au propriétaire d’une grande fazenda voisine.
Que ce soit de grands ou de petits propriétaires, tous les occupants de São Domingos ont l’esprit tourné vers l’élevage. A la différence d’autres régions amazoniennes où il y a des conflits fonciers déclarés, ici il n’y a pas de mouvements sociaux organisés, ni aucune dimension politique dans la lutte pour la terre.
Si quelques-uns dépendent des aides du gouvernement (notamment le Bolsa-Familia), ils revendiquent pourtant des grandes surfaces, de 100, 200, 300 hectares. Pour tous, la gloire suprême est d’élever du bétail. « C’est le bœuf qui sort l’homme de la misère », dit Agrecino de Souza, homme de radio et ancien conseiller municipal d’Acrelândia, qui nous a guidés lors de notre deuxième passage au seringal.
Ils ont tous aussi en commun l’idée que la forêt est un obstacle pour arriver à cette victoire. Si, pour les grands propriétaires, même le contrôle minimal existant représente une perte, le manque de sécurité foncière dans laquelle vivent les petits occupants leur fait contourner systématiquement la législation environnementale. Si la propriété n’est pas régularisée, ils n’ont rien à y perdre.
« Ici on n’abat pas le noyer (arbre protégé), seulement le cumaru de bola, » plaisante l’un d’eux, ironisant sur la loi qui interdit la coupe du noyer. Cumaru de bola est ironiquement inventé pour cacher l’abattage de l’arbre protégé. Les effets de ce raisonnement sont visibles dans le seringal. Nombreux sont ceux qui vivent encore du bois, tout en rêvant du bétail.
La mort de la forêt
Même si les habitants de la région rêvent de devenir éleveurs, la ville la plus proche du seringal apporte la preuve de ce qui alimente aujourd’hui l’économie locale. A l’arrivée à Nova Califórnia, dans le district de Porto Velho, Etat de Rondônia, ce qu’on voit est un futur dystopique. Des scieries des deux côtés de la route ; un garage de réparation de carcasses de machines de déforestation, d’autres machines en réparation dans la rue principale. Au fond, l’immense four d’une autre scierie.
Quelques kilomètres plus loin, encore une grande entreprise de transformation de bois, l’usine São Pedro. Un entrepreneur local de la branche assure que l’entreprise appartient, en fait, à Chaules Vauban Pozzebon. C’est l’homme considéré comme le plus grand « déforesteur » du Brésil. Arrêté en 2019, dans l’opération Deforest de la Police Fédérale, il possède 120 usines à bois dans toute la région Nord, soit en son nom propre, soit à travers des hommes de paille [15].
A l’embranchement qui relie Nova Califórnia à São Domingos, malgré les divers niveaux d’agression de la forêt, il y a peu de coupes à ras. À l’entrée du seringal, s’ouvre sur une clairière, avec de petits lambeaux de forêt primaire. Presque tout le bois de valeur est parti. Il en reste que quelques majestueuses sumaumas, pas assez valorisées. Et des pâturages.
Les rares réserves de bois dur restant dans leurs parcelles sont vues comme une monnaie d’échange. En juin, quand nous y avons été pour la première fois, les occupants ont fait une cagnotte pour payer la location d’une niveleuse, le carburant et la rémunération du conducteur de la machine. Quelques-uns ont contribué en espèce, d’autres avec des billots.
En un après-midi de novembre, l’atmosphère enfumée par les incendies était encore perceptible sur la parcelle de 100 hectares d’un occupant connu sous le nom de Carneiro [16]. Il avait abattu la majeure partie de la couverture végétale de ses terres - beaucoup plus que les 20% autorisés, si l’occupation de cette terre du biome amazonien avait été légale - pour planter 40 000 bananiers. « Je veux en planter encore 20 000 », projette-t-il. Au milieu du vert des repousses d’un demi-mètre de haut, des troncs et des restes de forêt carbonisés.
Dans son dossier judiciaire épais, où apparaît le surnom « Loup-garou », la disposition au travail de Carneiro semble être au service du trafic de drogue. Dans l’un des procès intenté à son encontre et qui l’a emmené en prison, il avait été pris en flagrant délit de détention d’ 1,84 kg de cocaïne sur lui.
Le fils de Carneiro est né en Bolivie, où il prétend planter des noix pour les vendre au Brésil. Son parcours est connu des autres occupants de la région et on suppose que sa véritable activité en Bolivie ne soit pas les noix. Mais cela ne nuit pas à sa qualité de grand travailleur d’après les commentaires des occupants. Au contraire. Le seringal semble avoir cette vocation : la fièvre de la terre fait fi de n’importe quel passé.
Cet imaginaire vorace, colonisateur et explorateur - que ce soit pour l’extraction du bois, la vente de noix ou l’élevage de bétail - est le carburant de la fièvre de la terre de São Domingos. A cause d’elle tous peuvent être considérés comme des bandits. Petits et grands déboisent sans aucun scrupule. Malgré la précarité de la fiscalisation, les grands personnages de cette saga accumulent des millions de réaux d’amendes environnementales. La vocation à la terre est largement ignorée au nom de l’obsession du bétail qui, là-bas à déboiser un hectare de forêt pour y abriter une seule tête de bétail.
En même temps, tous sont également des victimes, du chaos foncier qui règne dans la région, autant que de la violence effrénée - qui n’a aucun espoir de solution.
* Ce reportage a été produit avec le financement du Rainforest journalism Fund, en partenariat avec Pulirzer Center.