Première partie
Je suis Tanamak. Ce nom m’a été donné par Namatuyky, le grand créateur pour le peuple autochtone Mura, auquel j’appartiens. Je suis fille de la rivière qui tremble, région ancestrale des Mura et d’autres peuples qui se disputaient des territoires, comme les Munduruku et les Parintintin.
L’Iruri est actuellement appelée rivière Madeira. Elle prend sa source dans les Andes, en Bolivie, et passe par Rondônia et Amazonas, pour se jeter dans le fleuve Amazone en territoire pindorama .
Les Mura vivent sur des dizaines de territoires démarqués ou revendiqués du côté de l’Amazonas. Dans la partie qui relève de Rondônia, ils sont insérés dans des espaces appelés « ribeirinhos », qui résultent des plantations de caoutchouc installées sur les territoires ancestraux des Mura et d’autres peuples autochtones.
Le sujet de ce texte, la vie avant et après les barrages sur la rivière Madeira, a déjà été abordé par d’autres journalistes. La différence, par rapport aux autres reportages, réside dans le fait que celui-ci a été écrit du point de vue autochtone.
Le 21 juin 2022, Agabawe et moi avons entamé la descente de la rivière dans le bateau Marcos Filho. Cette fois, je voyageais en tant que journaliste autochtone, en compagnie d’un communicant et d’un documentariste. Nous avions décidé de nous rendre dans des communautés difficiles d’accès, comme Papagaio, Conceição de Galera, sur la rivière Madeira, et Demarcação, sur la rivière Machado, un affluent de la Madeira.
Le départ du port, situé dans le centre urbain de la capitale de Rondônia, est toujours très mouvementée. Il y a des cargaisons qui sont chargées, des gens qui arrivent et repartent, jusqu’à ce que le marin se mette à la barre et fasse retentir un coup de sifflet, annonçant le départ du bateau. Le visage au vent et la satisfaction de voir Marcelo, notre parent Mura, à la barre ...
Nous descendons la rivière, enregistrant les images de destruction : ports de vraquiers, dragues pour l’extraction minière, radeaux transportant du soja, affaissements de terrain. Je navigue sur cette rivière depuis mon enfance, du temps où l’on plongeait son gobelet dans l’eau et buvait. Aujourd’hui, cela m’attriste de voir notre rivière boueuse, asphyxiée, contaminée. Tout ce qui, pour les entreprises et les gouvernements, représente le progrès, représente, pour nous, la mort.
Lors d’une des conversations avec un parent, à Nazaré, il me parlait de l’époque où il était curumim (enfant en langue Tupi) et jouait avec ses frères et cousins à remonter la rivière à la rame. Selon lui, c’était vraiment difficile de ramer à contre-courant. Il s’en souvenait en souriant et soudainement son visage s’était assombri et il a dit : « Aujourd’hui, la rivière ne coule même plus. Elle est déjà morte ! »
J’étais stupéfaite de l’entendre parce qu’alors que je dis toujours que, petit à petit, on tue notre rivière, lui, disait qu’elle était déjà morte. Cette perception est désolante, mais c’est ce que nous ressentons, nous qui sommes nés et avons grandi sur les rives de cette rivière. Comme l’a dit Agabawe quand je partageais avec lui cette perception de notre parent : « Oui, c’est ça, le fleuve respire artificiellement ».
J’ai appris des anciens qu’avant, il y avait une époque pour que l’eau claire entre dans l’eau sombre des igarapés [2] et des lacs, et que c’était un marqueur de la période de plantation et de récolte, de crue et de sécheresse, tout comme le chant de l’oiseau et du crapaud nous indiquaient l’époque de la montée et de la descente des eaux, et nous pouvions également savoir le niveau de la crue, seulement en observant la hauteur à laquelle les escargots uruá frayaient. Aujourd’hui, avec les barrages de Santo Antônio et de Jirau, construits au-dessus de Porto Velho et inaugurés respectivement en 2012 et 2016, les anciens disent que tout a changé. De ce que je les entends dire et de ma propre observation, je peux dire qu’aujourd’hui, ce sont les vannes des barrages qui contrôlent le fleuve. Notre temporalité a été profondément affectée.
La rencontre avec Dona Preta, guérisseuse respectée de la rivière Madeira.
Nous sommes arrivés de nuit dans le district de Nazaré. C’était bon de revenir une fois de plus à la Maloca Mura, comme nous appelons notre maison. Le lendemain, nous sommes allés organiser notre voyage vers les communautés. Nous sommes partis tôt en voadeira – bateau en aluminium avec un moteur de 25 cv. Notre premier arrêt fut à l’endroit où vivait, depuis plus de 50 ans, Dona Preta, une vieille guérisseuse de l’époque de ma grand-mère. J’ai été submergée par l’émotion, car j’ai grandi en entendant ma grand-mère parler d’elle et je n’avais pas encore eu l’occasion de la rencontrer. Lors de la soutenance de ma thèse de doctorat, intitulée « Tisser des traditions autochtones », à l’Université de São Paulo en 2016, elle a très souvent été citée.
Lorsque notre parent et pilote a annoncé que nous étions arrivés au port de Dona Preta, j’avais du mal à y croire. J’ai grimpé le ravin escarpé, l’escaladant en m’accrochant à une corde, et quand je suis arrivée devant sa maison, j’ai eu un frisson dans le ventre. Je perdais confiance en moi, je craignais qu’elle ne me reçoive pas, car on disait qu’elle ne recevait pas tout le monde. Devant chez elle, il y avait un mucuracaá, une plante qui éloigne le mauvais œil et qui est également utilisée dans les bains médicinaux pour chasser les mauvaises choses. J’ai senti cette forte odeur, mes jambes ont commencé à geler, j’ai commencé à avoir des sueurs froides, j’ai repris courage, j’ai tapé dans mes mains... Le visage d’un monsieur, l’air méfiant, le regard un peu dur, est apparu à la fenêtre. Il m’a regardé, je me suis présentée. Je lui ai dit qui j’étais et que mon rêve était de rencontrer Dona Preta. Son visage s’est adouci et, regardant vers l’intérieur de la maison, il a dit : « Il y a ici une femme qui veut te connaître ». Puis il s’est retourné vers moi et m’a indiqué que nous pouvions entrer. Nous sommes entrés. Elle était assise sur une chaise dans la cuisine. Elle avait mal au ventre. Je n’arrivais pas à croire que j’étais là, devant elle. J’ai demandé sa bénédiction - coutume de respect à nos aînés - je me suis présentée, les autres aussi.
Elle nous a raconté un peu de son histoire de vie. Elle nous a dit toujours avoir été persécutée à cause de son travail de guérisseuse, ou, comme elle l’a souligné : « Pas moi, les esprits que je reçois ! ». Nous étions perplexes d’apprendre qu’elle avait même été arrêtée parce qu’elle recevait les gens qui venaient demander une aide spirituelle face aux défis que leur imposait la réalité éloignée des centres urbains. Cela dérangeait les autorités de l’époque. On a supposé que cela se passait durant l’époque de la dictature puisqu’elle disait être encore jeune. Nous n’avons rien enregistré ni pris de photos d’elle, car elle n’aime pas être prise en photo. Je l’ai simplement respectée, beaucoup regardée et attentivement écoutée, avec le désir que ses images et ses mots restent gravés dans ma mémoire. J’ai atteint mon objectif.
Dona Nair, aussi grandiose que les châtaigniers
Nous avons poursuivi notre voyage vers Papagaio. Notre parent pilote nous a conduit à l’endroit où vit Dona Nair, une femme âgée, de type autochtone et noire, avec une parole forte et sage. Par respect, j’ai également demandé sa bénédiction ; j’étais là, devant une ainée guerrière, la résistance en vie.
En grimpant le ravin du port de Dona Nair, la première chose qui m’a impressionné, ce furent deux énormes arbres à châtaignes du Brésil, debout en bordure du ravin et déjà condamnés à s’affaisser avec lui dans peu de temps. Ces deux arbres sont les premiers anciens de l’endroit que j’ai salué et auxquels j’ai demandé la permission de continuer mon chemin.
Dona Nair est apparue, s’approchant en marchant lentement, observant. Pour commencer à échanger, je lui tout d’abord ai demandée de parler des vieux châtaigniers. Avec une expression de générosité, mêlée de fermeté dans le ton, elle raconta qu’ils avaient été plantés lors de la formation de la communauté, ajoutant qu’ils avaient déjà dû affronter des orpailleurs qui, draguant devant le village provoquaient l’affaissement du sol, ce qui expliquait le fait que ces arbres au bord du ravin, étaient sur le point de tomber. Cela nous a d’abord attristés, mais nous nous sommes réjouis d’apprendre que Dona Nair en avait planté de nombreux autres, qui donnaient déjà des fruits et de nouvelles pousses. Elle a même promis de nous en donner avant notre départ.
La confrontation de Dona Nair avec les orpailleurs montre le courage des aînées pour défendre leur communauté. « Depuis qu’ils ont commencé à creuser, tout a commencé à s’écrouler », a-t-elle dit." Alors je leur ai dit qu’ils devaient partir. Je leur ai dit : « Ecoutez, vous devez dégager ! ». Parce que si vous ne partez pas, je vais prendre des mesures, immédiatement."
En dépit du mépris des hommes, elle ne s’est pas laissé intimider : "L’un d’eux lui a dit : « Occupe-toi de ta maison ». Je lui ai répondu : « Je m’occuperai de ma maison et du bord du ravin. Pourquoi vous ne voyez pas ce que vous faites ? Je vais prendre des mesures, maintenant ». Puis j’ai dit : « Je vais aller à Calama [une autre communauté sur la rivière Madeira], et s’ils ne font rien, j’irai à Porto Velho ! J’irai ! Quand j’ai dit ça, ils sont tous partis. »
Et voilà Dona Nair, aussi grandiose que les deux arbres qui se trouvent devant sa communauté. Comme elle, de nombreuses femmes de la Basse Madeira et d’autres parties de la rivière ont tenu et continuent de tenir bon, même si tout s’effondre autour d’elles. Elles se dressent contre ceux qui menacent leur territoire et défendent leurs droits collectifs.
Comme on peut le constater dans les propos de Dona Nair, l’une des conséquences environnementales de ce type d’orpaillage, ce sont les affaissements de terrain dans les communautés. Ces affaissements ne sont pas seulement physiques ; ce sont aussi ceux des lieux de mémoire, des arbres centenaires, des cultures, des maisons, des cimetières. Ce sont des interférences dans la dynamique de vie communautaire.
Après avoir écouté Dona Nair, Agabawe lui a demandé : « Avant qu’ils ne construisent ce barrage en 2008, savez-vous s’il y avait eu des inondations majeures ici, dans la partie haute de la communauté ? ». « Non. La seule, c’était celle-ci, en 2014 », a-t-elle répondu. « J’avais trois bâtiments là-bas. Ma maison était belle ! », raconte-t-elle. « C’est à ce moment-là que le barrage a été construit. Si vous saviez ce que nous avons traversé... »
Dona Nair a raconté qu’elle s’était donnée beaucoup de mal à essayer de sauver une partie de ses biens, des meubles et des appareils électroménagers, avec l’aide de ses proches. « Au bout de deux jours, l’eau avait tout détruit, tout : cuisinière, réfrigérateur, congélateur, tout », se souvient-elle. Un de ses petits-fils l’a aidée à surélever une partie de ses objets. « Et je suis partie dans la forêt, je ne pouvais rien faire d’autre. J’ai perdu beaucoup de choses », a-t-elle déclaré.
La suite de ce reportage sur les inondations de 2014 est accessible en cliquant ici