Très peu de temps après le lancement de ce journal ["O Homem de Cor"], d’autres moyens de communication de même nature tels que "Brasileiro Pardo" et "O Cabrito", sont apparus. Bien que la présence officielle de la presse noire remonte au XIXe siècle, dès le XVIème, la population noire du pays organisait un mode de communication, par le biais des quilombos, par exemple. Celle-ci a joué un rôle stratégique dans les luttes politiques de l’époque.
"Je crois que cette presse noire, contrairement à la presse hégémonique, est née avec un projet. La presse hégémonique, fondée au Brésil en 1808 avec le journal "Gazeta do Rio de Janeiro", visait à construire une idéologie du Brésil centrée sur certains événements destinés à la population blanche. La presse noire a hérité de la lutte politique du XVIe au XIXe siècle et a un agenda politique extrêmement important de lutte contre le racisme, l’esclavage, la ségrégation et la brutalité à l’égard de la population noire", explique le journaliste Juarez Xavier, professeur et directeur adjoint de la Faculté des arts, architecture et communication (FAAC) de l’Université de l’État de São Paulo (UNESP).
Aux XIXe et XXe siècles, la presse noire a intensément débattu de la question abolitionniste, elle s’est élevée contre les préjugés raciaux et s’est centrée sur l’affirmation sociale de la population noire. Les équipes qui participaient à la rédaction de ces journaux et magazines noirs étaient généralement constitués de collectifs qui utilisaient également ces médias pour faire connaître les événements propres à la population noire.
Les étapes
En 1876, quelques années après le début de la presse noire dans le sud-est du pays, il y avait également une présence significative des médias dans d’autres régions. A Recife, Pernambouc, le journal "O Homem" en est un exemple ; son sous-titre explicite chacun des principes de la Révolution française : liberté, égalité et fraternité.
Ce journal proposait également une réflexion sur les décisions de l’État brésilien. "O Homem" s’est maintenu au cours de la période après l’abolition de l’esclavage et, à partir du 13 mai 1888, il a commencé à critiquer la mise à l’écart de la population noire de l’appareil administratif et des postes de responsabilité dans l’armée.
A Pátria adopte les idéaux des Lumières et soutient les Républicains. A cette époque, la critique concernant la situation de la population noireaprès l’abolition de l’esclavage, se poursuit à São Paulo, portée par les journaux "A Pátria" (1889) et "O Progresso" (1899), deux médias qui ont précédé "O Menelik", périodique noir de São Paulo qui disposait de peu de ressources financières pour assurer sa viabilité. Il a eu de sérieuses difficultés à maintenir une publication régulière et a cessé ses activités en 1916.
Les journaux ont abordé avec un regard critique les difficultés rencontrées par la communauté noire après la signature de la lei Áurea . Un extrait d’un texte publié dans "A Pátria" posait la question suivante :
"Hier, ils ont donné la liberté aux esclaves, mais ils ont oublié que l’affranchi, devenu citoyen, a le droit et le besoin d’avoir une patrie. Oui, qui plus qu’eux a droit au sol qu’ils foulent ?".
La journaliste et historienne Ana Flávia Magalhães, actuelle directrice des Archives nationales, rappelle que si, au XIXe siècle, la citoyenneté était réservée aux hommes libres, ce droit a été bafoué par la hiérarchisation raciale, qui a remis en cause la possibilité pour les Noirs, les hommes noirs tout particulièrement, de voir leurs droits civils et politiques respectés.
"Les journaux de la presse noire sont une source de première importance pour penser cette histoire de citoyenneté incomplète, de citoyenneté de seconde classe, dont se plaignent de larges secteurs de la société brésilienne", déclare Ana Flávia, qui est également l’autrice des livres “Imprensa negra no Brasil do Século XIX” et "Escritos de liberdade – Literatos negros, racismo e cidadania no Brasil Oitocentista."
Négritude, abolitionnisme et lutte
L’expression "presse noire" est couramment utilisée dans les milieux universitaires pour désigner les titres de journaux et de magazines publiés principalement à São Paulo après l’abolition de l’esclavage à la fin du XIXe siècle. Ces périodiques se sont distingués par leur lutte incisive contre les préjugés et l’affirmation sociale de la population noire. De cette manière ils ont joué le rôle de représentants de la population noire dans la société brésilienne du début du 20e siècle.
À l’époque, le journal "Brasileiro Pardo" affirmait que, dans les querelles entre défenseurs de la monarchie absolutiste - appelés "bossus" - et libéraux, les "Brésiliens métis" auraient responsabilisé la monarchie portugaise pour les problèmes qu’ils rencontraient.
Dans ces journaux, les rédacteurs et écrivains de la presse noire dénonçaient les arrestations arbitraires et les cas de discrimination raciale à l’encontre de la communauté noire et métisse. Pour eux, à l’époque, le plus grand crime qui pouvait être commis était le silence face au non-respect de l’égalité des droits.
Les journaux et revues qui ont été publiés représentaient différents courants du mouvement noir comme le montre le journal "A Voz da Raça" du Front noir brésilien (FNB). Fondée en 1933, cette publication est l’une des plus importantes de son genre et elle était également très lue en dehors de la communauté noire. "A Voz da Raça" a circulé jusqu’en 1937 et a totalisé 70 éditions.
Un autre exemple est le journal "Quilombo" (1950), édité par Abdias do Nascimento, intellectuel et activiste noir. Ce journal avait pour finalité de préparer et faire connaître la Convention nationale du Noir brésilien.
Récemment, la Bibliothèque nationale a récupéré et numérisé un exemplaire du journal "O Progresso : Órgão dos Homens de Cor", daté du 24 août 1899, édité à São Paulo, qui rendait hommage à l’avocat et abolitionniste Luiz Gama [1], 17 ans après sa mort.
Ces documents ont été découverts par l’historienne Ana Flávia Magalhães il y a 20 ans, lorsqu’elle a identifié la publication inédite sur un rouleau de microfilm non identifié. Le journal sera désormais intégré à l’hémérothèque de la Bibliothèque nationale.
La directrice des Archives nationales a déclaré à Alma Preta que le journal "O Progresso : Órgão dos Homens de Cor" représente une étape importante car il s’agit du dernier journal publié au XIXe siècle.
"C’est un journal important car, dans le cadre des recherches sur les personnes impliquées dans la lutte pour l’abolition du racisme, notamment de Theophilo Dias de Castro, nous découvrons le lien entre la génération qui a participé à cette lutte lors des premières années de la période post-abolition, et les personnes qui sont arrivées dans la période post-abolition non pas en tant qu’affranchis, mais en tant que personnes libres questionnant la signification de la citoyenneté à une époque où la relégation de la population noire était vivement ressentie ", explique-t-elle.
Les grandes étapes du journalisme noir
À partir de 1937, pendant la période de l’Estado Novo [2], le mouvement des médias noirs a connu des difficultés et des persécutions ; son rôle dans les mouvements populaires a été affaibli et il a été mis à l’écart par les partis politiques. Mais la presse noire brésilienne a repris son élan et a recommencé à s’organiser en 1945, avec le lancement du périodique Alvorada, créé par l’Association des afro-brésiliens (ANB). Comme d’autres journaux qui ont vu le jour à cette époque - tels que O Novo Horizonte et Cruzada Cultural – il a été le principal support de cette association.
Pendant la dictature militaire, de 1964 à 1985, le journalisme noir et les questions raciales elles-mêmes ont subi de multiples attaques qui se sont traduites par l’étouffement du débat sur les préjugés, la discrimination et l’inégalité raciale.
En 1978, l’arrestation et la mort dans des circonstances suspectes de Robson Silveira da Luz, un commerçant noir de São Paulo, a donné lieu à une réunion d’activistes qui a débouché sur la création du Mouvement noir unifié (MNU). Le 7 juillet de cette même année, plus de 3 000 personnes se sont rassemblées devant le théâtre municipal de São Paulo. Ce mouvement sera à l’origine de la Journée nationale de lutte contre le racisme.
Premier manuel de journalisme antiraciste
Le livre "Manual de Redação : o jornalismo antirracista a partir da experência da Alma Preta" reprend l’histoire de près de deux siècles de presse noire au Brésil et est considéré comme une contribution importante au débat sur le journalisme brésilien.
Ce travail a été réalisé avec le soutien de l’historienne Ana Flávia Magalhães Pinto, qui, non seulement dirige les Archives nationales liées au Conseil national des archives (Conarq), mais donne des cours à l’Université de Brasilia (UnB). Le journaliste Juarez Xavier, professeur et directeur adjoint de la Faculté des arts, architecture et communication (FAAC) à l’UNESP a également participé à la réalisation de ce manuel.
"Alma Preta s’est pleinement engagée dans l’élaboration d’un manuel de rédaction à l’intention d’une agence de presse noire. Ce fut un long processus d’écoute de nombreux professionnels et de lecture de nombreux ouvrages sur la presse noire des XIXe et XXe siècles", explique Pedro Borges, rédacteur en chef d’Alma Preta et l’un des idéalisateurs du manuel
Grâce à Alma Preta et à d’autres médias, la presse noire a aujourd’hui pour mission de documenter sa lutte et son histoire d’un point de vue émanant de la population noire. Pour le professeur Juarez Xavier, le travail de la presse noire brésilienne au XXIème siècle a été important comme contre poids à la presse hégémonique et il a permis de mettre au centre de l’agenda politique les populations historiquement marginalisées.
"Ce que la presse noire a montré, c’est que la crise de la presse au Brésil est épistémique, c’est-à-dire incapable de décrire la réalité factuelle du pays parce qu’elle n’essaie de dialoguer qu’avec ceux qui sont inclus et oublie que la majorité de la population brésilienne est composée de ceux qui sont exclus, ce qui signifie que la production de contenu journalistique qui prétend décrire la réalité factuelle décrit la réalité d’une minorité", souligne-t-il.
Selon Xavier, l’un des points communs entre la presse noire d’aujourd’hui et les échanges à l’intérieur du monde noir au XVIe siècle est la défense de la reconnaissance de l’humanité de la population noire, qui repose sur trois piliers : l’information, la mobilisation et l’organisation.
Il souligne également que l’une des contributions fondamentales de la presse noire a été l’unification des prises de position, comme dans le cas de George Floyd, assassiné en 2020 après avoir été abordé par un policier blanc dans la ville de Minneapolis aux États-Unis.
"Nous avons connu l’expansion, au niveau mondial, du slogan "Black Lives Matter" parce que la vie des noirs est violée et ignorée partout dans le monde. Comme l’a dit Achille Mbembe , la nécropolitique, est une réalité mondiale pour la population noire. Et donc, la presse noire joue un rôle important parce qu’elle a contribué à unifier les discours et les actes politiques et à les rendre plus efficaces, plus objectifs. Elle a eu plus d’impact en termes d’information et de mobilisation de la population noire."