Sans droits : la mère d’un jeune noir qui n’a pas eu le droit de vivre

« L’Etat m’a retiré le droit de voir mon fils grandir », dénonce Bruna Silva, mère de Marcus Vinicius, tué à l’âge de 14 ans à Maré. « Je veux connaître la démocratie et la justice ».

Pour elle, en 36 ans de vie, ces mots n’ont toujours été que des paroles. Démocratie. Justice. Droits. En entendre parler, toujours. Les vivre, jamais.

Traduction pour Autres Brésils : Philippe ALDON
Relecture : Du DUFFLES

https://youtu.be/uZohy5wkACQ
Sans droits à la vie

Noire, femme et habitante de la favela, Bruna fait partie de la majorité des Brésiliens qui se sont toujours vu refuser l’accès à un quelconque droit fondamental. Née à São João de Meriti, elle a vécu toute sa vie dans le « Complexo da Maré », l’une des plus grandes favelas de la ville de Rio de Janeiro, dans la Zone Nord de la capitale de l’état de Rio de Janeiro. Sa mère travaillait une fois tous les 15 jours en tant qu’agent d’entretien, fonction qu’exerce désormais Bruna. Devant travailler enfant, elle n’a pu aller à l’école que jusqu’au cours moyen. Son mari est maçon et père de ses deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon, Marcus Vinícius, est désormais sa raison de lutter.

La vie dans le quartier a toujours été « une galère », mais Bruna se battait avec fierté pour le plaisir de voir ses enfants grandir à ses côtés. Et ce jusqu’au 20 juillet 2018, date à laquelle l’État, qui lui avait déjà refusé tant de droits, décida que son fils Marcus Vinicius, n’avait plus, à l’âge de 14 ans, le droit de vivre.

Marcus était collégien, supporteur du Flamengo et sportif. Il avait l’intention de commencer à travailler et aider sa famille quand il « serait grand », ce qui n’allait pas tarder à arriver. « Mon fils se sentait tout bête avec le peu de moustache qui était en train de lui pousser », se souvient Bruna. « À ce moment-là, j’aurai tout donner pour lui. Mon fils a toujours été droit, studieux, collé à moi. » De son fils, Bruna garde de nombreux souvenirs savoureux, faits d’images, de couleurs, d’odeurs : « La partie de son corps que j’aimais le plus, c’était son mollet ».

Bruna Silva avec son fils Marcus Vinicius | Photo : archive personnelle

Le garçon était en 5eme au collège public Vicente Mariano, dans le quartier de Maré, où il n’avait que des bonnes notes. Il portait un t-shirt de l’école le jour où il a été abattu par les forces fédérales d’intervention à Rio de Janeiro, commandées par le général Walter Souza Braga Netto et le président de la République Michel Temer. « Tout ce que je désirais, c’était le voir grandir, mais l’État ne me l’a pas permis », dit Bruna. "La police aurait dû protéger mon fils et non le tuer, lui qui portait un uniforme scolaire. Son droit lui a été dénié.

Le droit à la vie apparaît dès le début de l’article 5 de la Constitution fédérale, l’un des plus importants du texte constitutionnel, car il traite des droits et devoirs individuels et collectifs. C’est là : « l’inviolabilité du droit à la vie » est le droit de chacun, « sans distinction d’aucune sorte ». La Constitution mentionne à nouveau le droit à la vie dans deux autres articles, les 227 et 230, en affirmant que la famille, la société et l’État ont le devoir de garantir ce droit aux enfants, aux adolescents et aux jeunes ainsi qu’aux personnes âgées.

L’inclusion de ce droit dans la Constitution, en 1988, a été bafouée par le député Roberto Campos (1917-2001), économiste et ministre sous la dictature militaire. « Selon la Constitution, si les impôts sont justifiés, le doute sur la mort subsiste car le texte garantit le droit à la vie aux personnes âgées », a-t-il dit une fois. Et, dans un autre, il ajoutait : « Je me souviendrai de déposer une demande de tutelle contre le Créateur s’il fait preuve de mauvaise foi lors de la prochaine pneumonie. »

Les chiffres révèlent que, lorsqu’il s’agit de garantir le droit à la vie, l’État brésilien a été plus proche des sarcasmes de l’économiste libéral que de la solennité du texte constitutionnel. En plus de ne pas garantir la vie, l’État est souvent celui qui met la mort à exécution. En 2017, le Brésil a enregistré une moyenne 175 meurtres par jour, dont 14 commis par des policiers, selon le dernier Annuaire brésilien de la sécurité publique, publié par le FBSP (Forum brésilien de la sécurité publique).

Photo : Daniel Arroyo/Ponte

Au Brésil, mourir abattu par balles, c’est bon pour ceux qui ont la peau noire. Pour 10 meurtres perpétrés chaque année, 7 sont commis contre la population noire, selon l’Atlas de la violence, publié par l’IPEA (Institut de recherche économique appliquée) et le FBSP. C’est comme si les Noirs et les Blancs vivaient dans des pays différents : entre 2006 et 2016, les homicides de femmes noires ont augmenté de 15%, alors que ceux des femmes non-noires ont non seulement cessé d’augmenter, mais diminué de 8%. Des morts, victimes de la violence policière, 76,2 % sont des Noirs.

Marcus Vinícius était l’une de ces victimes.
Ce mercredi 20 juin, Vinicius était passé chercher un ami pour aller ensemble à l’école. Quand ils se sont aperçus qu’ils étaient déjà trop en retard pour entrer en cours, les deux amis ont décidé de rebrousser chemin. Ils ont vu l’hélicoptère de la police militaire tourner au-dessus des cabanes et tirer. La police civile, avec le soutien de l’armée, menait une opération dans la favela, à la recherche de suspects dans la mort de l’enquêteur Ellery de Ramos Lemos, une semaine auparavant, dans la favela Acari.

Marcus Vinícius était en 5eme au collège public Vicente Mariano, à Maré | Photo : archive personnelle

Les deux garçons décidèrent d’attendre un peu que la situation se calme. Puis ils allèrent ensemble chez Vinicius. « Ils sont sortis d’où ils étaient et ont marché jusqu’à ma rue. Mon fils a été tué en rentrant chez nous », dit Bruna.
« En venant, mon fils a vu les blindés. Les policiers n’étaient pas à l’intérieur, ils étaient à pied. Dieu merci, j’ai un témoin, une jeune femme qui a vu les policiers tirer. De l’intérieur de la boulangerie où elle se trouvait à ce moment-là, elle se demandait même sur qui ils tiraient. Elle ne pouvait pas se douter que c’était sur mon fils. L’État allait tuer deux enfants ce jour-là. Mon fils et son ami et, en raison d’un mouvement brusque, la balle n’a touché que Vinicius, » raconte Bruna.

La nouvelle est parvenue à Bruna vers 9 heures du matin, alors qu’elle s’apprêtait à partir au travail. Un voisin lui a dit qu’on avait tiré sur son fils. Bruna courut à l’UPA (Urgences de l’hôpital) de Maré et trouva son fils encore lucide, sur un lit.

"On m’a tiré dessus, maman. La police n’a pas vu que j’étais collégien ? demanda Vinicius.

« Les policiers ont compliqué la tâche des secours à mon fils. Ils ont renvoyé l’ambulance. Quand je suis arrivée à l’UPA et que mon fils demandait de l’eau, je lui ai dit qu’il ne devait pas parler, que même dans les films, quand quelqu’un était blessé, il ne pouvait pas boire d’eau. Mon fils a dû recevoir quatre transfusions de sang pour enrayer les saignements subis. » se souvient Bruna. De l’UPA, le garçon a été transféré à l’hôpital Getúlio Vargas. Les tirs ayant blessé Vinicius à la rate, on a dû la lui retirer.

Bruna a quitté l’hôpital pour retourner à la maison chercher des vêtements pour son fils. En arrivant chez elle, la pire des nouvelles l’attendait de la pire des manières. « Alors que j’arrivais chez moi, une voisine est venue me serrer dans ses bras en me disant qu’elle était désolée. C’est alors que j’ai compris que l’hôpital avait communiqué la mort de mon fils à la télévision avant de me l’apprendre. C’est un manque de respect », dit-elle.

« La conséquence, c’est une famille brisée. Je n’aurais jamais cru que mon fils mourrait comme ça. Il avait 14 ans, mais c’était un vrai gentleman. De famille, de caractère. Aujourd’hui, ma famille et moi sommes abattues. Ma mère, qui a contribué à élever mon fils, n’a plus aucun goût à la vie. Ici, si vous regardez de près, personne n’est heureux », dit Bruna.

Marcus Vinicius a été tué en uniforme scolaire et sac à dos | Photo : archive personnelle

Pour la mère de Vinicius, l’État a pris la vie d’un garçon noir de 14 ans, en uniforme scolaire et sac à dos, parce que les favelas sont un territoire sans droits, où la démocratie et la justice ne sont que des mots. « Nous vivons dans un pays sans démocratie. Cette démocratie qu’ils disent exister, je ne la vois pas se concrétiser pour ceux qui vivent dans la favela. Cette démocratie est pour ceux qui ont des routes goudronnées, dans la Zone Sud. Nous, les pauvres, nous n’y avons pas droit », dit-elle.

Le non-respect systématique du droit à la vie des populations noires et pauvres des périphéries brésiliennes ne peut s’expliquer comme une déviation, une pratique isolée de « certains mauvais policiers », comme le prétendent généralement les gouvernements. « Ce n’est pas une déviation, c’est un projet. La létalité policière, ainsi que l’incarcération de masse, font partie d’une politique génocidaire de l’État contre des corps déshumanisés », analyse l’avocate, militante et chercheuse Dina Alves, coordinatrice du Département de Justice et Sécurité publique d’IBCCRIM (Institut Brésilien des Sciences criminelles). Il n’y a pas de fait isolé capable de rapporter 14 morts aux mains de la police chaque jour, ni d’expliquer pourquoi les policiers visent tant la peau noire. Pour le chercheur, « l’État brésilien a un projet national hostile à la négritude, parce qu’il n’a jamais accepté les populations noires et indigènes comme humaines ».

Dina dit que lorsque le tir d’un policier militaire arrache la vie d’un garçon noir comme Marcus Vinicius dans la favela, la mort n’est que l’aboutissement d’un long processus de déshumanisation auquel ce garçon a été soumis, « un processus qui commence bien avant, celui de refuser à ce corps un ensemble de droits ».

Ainsi, la mort de Marcus Vinicius et celles de tant d’autres garçons noirs s’inscriraient dans une action typique de la nécropolitique - concept du philosophe camerounais Achille Mbembe, qui donne son nom à un essai de 2003 (publié au Brésil en 2018, par les éditions N-1). Mbembe, pour qui « tuer ou laisser vivre constituent les limites de la souveraineté », affirme dans Nécropolitique que le racisme est une technologie créée pour garantir le droit souverain de tuer, que ce soit dans les senzalas de la période esclavagiste, dans les camps de concentration nazis, dans l’apartheid sud-africain ou dans la domination israélienne de la Palestine. « Dans l’économie du pouvoir, la fonction du racisme est de réglementer la répartition de la mort et de rendre possibles les fonctions meurtrières de l’État », dit Mbembe. En niant l’humanité de certains groupes, le racisme permet toutes sortes de violences avec ces corps déshumanisés, des passages à tabac aux massacres.

Les forces d’intervention fédérale, selon Bruna, ont cherché à « venger » la mort de l’enquêteur à Acari. "L’État tue des enfants parce qu’il pense que les enfants de la favela n’étudient pas. Eh bien, si, ils vont à l’école, et les parents se donnent beaucoup de mal pour élever leurs enfants ici. Nous vivons ici parce que nous n’avons pas le choix, nous sommes pauvres. Ils ont tué mon fils pour se venger. Ils ont versé le sang d’un enfant innocent.

Bruna Silva (le 1/7/18) : « L’État tue des enfants parce qu’il pense qu’ils ne vont pas à l’école » | Photo : Daniel Arroyo/Ponte

La mort de Blancs est capable de provoquer des cataclysmes qui mobilisent les médias et les gouvernements, font les législateurs se bouger tambour battant et provoquent même des changements dans les systèmes pénal, carcéral et socio-éducatif. En 1994, le décès de l’actrice Daniela Perez a entraîné une modification de la loi sur les crimes de haine, qui a supprimé la réduction de peine pour les auteurs de meurtre aggravé. L’assassinat de la jeune Liana Friedenbach a amené le gouvernement de São Paulo à construire, en 2006, une unité de santé expérimentale pour héberger son meurtrier, Roberto Aparecido Alves Cardoso, dit Champinha, et le crime est devenu un symbole pour ceux qui luttent pour la réduction d’âge de la responsabilité pénale (bien que le propre père de Liana soit contre cette réduction et qu’il reconnaisse que des morts comme celle de sa fille sont malheureusement fréquentes : " Tous les jours, il y a des Lianas qui meurent mais elles ne sont pas filles de la classe moyenne, a-t-il ajouté). Et en 2015, la mort du docteur Jaime Gold, poignardé à mort alors qu’il faisait du vélo autour de la lagune Rodrigo de Freitas, à Rio de Janeiro, a amené le gouvernement de Rio de Janeiro à interdire le port d’armes blanches et à créer un système national pour la prévention du vol et du commerce illégal de bicyclettes dans cet état.

Lorsque les morts ont la peau noire, l’impact est très différent, même si la victime est un enfant. Les gens peuvent même fêter cela. C’est ce qu’a fait un groupe de résidents du quartier riche de Morumbi, dans la Zone Sud de São Paulo, qui, le 11 juin 2016, a organisé une marche pour remercier les policiers militaires qui avaient tiré à la tête d’Ítalo Ferreira de Jesus Siqueira, un garçon noir de 10 ans.

Même s’ils ne le fêtent pas, les gens peuvent aussi simplement l’ignorer. A Rio, l’intervention fédérale s’est poursuivie normalement après la mort de Marcus Vinicius, comme si rien ne s’était passé. Lors de la cérémonie de clôture, le 27 décembre dernier, le Général Intervenant Walter Souza Braga Netto et le secrétaire à la Sécurité Publique de Rio de Janeiro, le général Richard Fernandez Nunes, ont chacun reçu une médaille et se sont félicités pour le travail accompli. Braga Netto a déclaré que l’intervention « avait atteint tous les objectifs proposés » et s’est vanté : « nous avons bien rempli notre mission ». Telle célébration était liée à une diminution de 14% des vols de marchandises, par rapport à la même période de l’année précédente, selon l’Observatoire d’intervention, coordonnée par la faculté Cândido Mendes. Pour ce qui est du droit à la vie, il y avait beaucoup moins matière à célébrer : une diminution de 5,5% des homicides, accompagnée d’une augmentation de 40% du nombre de décès par la police.

Personne n’a mentionné le nom de Marcus Vinicius lors de la cérémonie de décoration des deux généraux.

« La question que je pose est : Est-ce que les Noirs sont des gens ? Cela peut paraître simple comme question, mais c’est quelque chose que nous devrions toujours nous demander. Est-ce que le Noir est humain ? », dit la chercheuse Dina Alves. "Tout cela m’angoisse profondément. Quand la population noire descend dans la rue pour revendiquer des droits civils, lutter pour des transports publics, l’eau, la santé, toutes ces causes, dans quelle mesure est-ce un progrès si nous sommes encore en train de lutter pour être reconnues en tant que personnes ? demande-t-elle.

Aujourd’hui, Bruna Silva se consacre à la lutte pour que les Noirs soient acceptés en tant que personnes. Elle conserve encore l’uniforme scolaire de Marcus, un T-shirt blanc, avec les rayures bleues de l’école et une tache sur la poitrine, de forme irrégulière et brune : la couleur du sang séché. L’uniforme souillé s’est transformé en drapeau de combat qu’elle hisse là où elle va en signe de protestation. « Ils entendront encore le nom de mon fils, Marcus Vinicius. La police ne peut pas nous tuer comme ça. Nos enfants ont une voix », promet-elle.

Photo : Daniel Arroyo/Ponte

Ma douleur est devenue combat. Je dénonce tout ce que fait la police ici dans la favela. J’ai déjà amené le Procureur, qui a entendu plus de 500 histoires de résidents. Je suis persécutée à l’intérieur du lieu où je vis, je ne peux pas aller prendre l’autobus seule car je suis surveillée. Je dois toujours être avec quelqu’un. Mais cela ne m’arrêtera pas, je continuerai à demander aux résidents de signaler les abus ", dit-elle.

Si le t-shirt ensanglanté de son fils est son drapeau, son inspiration porte le nom de la conseillère municipale assassinée, Marielle Franco. « Je suis reconnaissante à Marielle Franco, qui m’a appris ce que signifie lutter pour les droits humains comme une lionne. Pour avoir une voix, il faut se battre ».

Désormais, la lutte de Bruna Silva est pour le fils qui est parti et pour la fille qui reste. « Je me bats pour que, maintenant, ma fille unique, ait le droit d’aller et venir. Ce qui a manqué à son frère le 20 juin, elle doit l’avoir. »

Voir en ligne : Ponte Jornalismo

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