« Nous avons été punis pour avoir fait grève » Entretien

 | Par Câe Vasconcelos, Ponte Jornalismo

Pour Tiago Bonini, les entreprises d’applications « vendent l’illusion » qu’il est possible de gagner beaucoup d’argent. Il estime que le premier mouvement de grève a montré la force de cette catégorie sociale.

Traduction pour Autres Brésils : Roger Guilloux
Relecture : Marion Daugeard

Le livreur Tiago Camargo Bonini, âgé de 28 ans, se lève habituellement tous les jours à 8 heures du matin. À 10 heures, il prend son vélo et sort de chez lui, du quartier Jardim Apura, région de la Pedreira, dans la zone sud de la ville de São Paulo, et se rend à l’avenue Paulista, distante de 25 km, au centre-ville.

Il travaille comme livreur de repas pour des applications mobiles et fait partie du mouvement « Livreurs antifascistes » [1], groupe qui a participé ce mercredi (01/07) à la méga-paralysation appelée #BrequeDosApps [2] qui a eu lieu dans plusieurs régions du pays.

Bien qu’il fasse partie du groupe à risque puisqu’il est asthmatique, Tiago ne peut pas se permettre d’arrêter de travailler, même si la pandémie de coronavirus représente un risque pour lui. Bien qu’il ait maintenu son rythme de douze heures journalières, sa rémunération a fortement diminué. « Le nombre de livreurs a beaucoup augmenté parce que beaucoup de gens - en plus de ceux qui ont perdu leur emploi – y ont vu une possibilité d’arrondir leurs revenus. Et donc cela a réduit le nombre de commandes par livreur » a-t-il dit, lors d’un entretien avec Ponte.

Cela fait plusieurs années qu’il travaille comme livreur de repas mais il a commencé à travailler pour Rappi, iFood et Uber Eats, il y a un an. « Avant l’utilisation des applications, on réussissait à travailler directement avec les restaurants et les entreprises de livraison à domicile, maintenant, cela n’est plus possible. Les restaurants eux-mêmes sont devenus dépendants des applications car s’ils ne s’enregistrent pas, ils se retrouvent sans possibilité de vendre puisque presque tout le monde passe sa commande par le biais de ces applications », déplore-t-il.
Tiago explique que la réaction des entreprises d’application à la première grève des livreurs a été la punition. « La valeur minimale par livraison a été encore réduite. Ce qui était déjà peu a empiré. Nous comprenons donc que cela ne va pas être si facile d’obtenir ce que nous demandons », déplore-t-il.

Entretien

Ponte – Pouvez-vous nous dire ce qu’est le mouvement Livreurs antifascistes ?

Tiago – Nous sommes des politiciens de la rue. Nous avons des rêves, des besoins et nous voulons améliorer le monde. Chacun a sa manière de penser et tous ceux qui sont dans ce groupe sont libres de suivre leurs idées. Nous ne sommes liés à aucun parti, nous sommes ici pour défendre nos droits. Nous sommes en faveur de la démocratie et contre le fascisme. Les applications sont un exemple de fascisme dans la mesure où il y a un pouvoir plus grand au-dessus d’un pouvoir plus faible. Nous voulons seulement une amélioration, montrer aux gens que le capitalisme n’est pas tout

Ponte – Comment êtes-vous entré dans le mouvement ?

Tiago – J’ai connu Galo [Paul Roberto da Silva Lima, 31 ans, l’un des leaders du mouvement] lors de la manifestation sur l’avenue Paulista, le 05 juin. Je l’avais déjà vu sur des vidéos sur Internet, mais sur les vidéos, l’idée ne m’a pas paru très claire. C’est pour cela que je n’ai pas adhéré. Mais là, personnellement, je l’ai écouté et ses idées correspondaient aux miennes. De retour chez moi, j’ai fait des recherches sur le fascisme et l’antifascisme et j’ai vu que c’était ce que je pensais. Et alors, je suis entré dans le groupe. Nous communiquons principalement par WhatsApp parce qu’il y a aussi des personnes d’autres États. Et c’est parti pour la lutte !

Ponte – La journée d’hier a été une journée historique pour vous, c’était la première manifestation des livreurs. Qu’avez-vous pensé de ce moment ?

Tiago – C’était très beau, c’était l’union des travailleurs. Qu’on le veuille ou non, c’était un acte politique, même s’il n’était lié à aucun parti. Car faire la grève contre les applications mobiles est un acte politique, un acte progressiste. Nous avons montré que nous existons.

Ponte – Et il y a eu une grande répercussion sur les réseaux sociaux. Comment évaluez cette réaction ?

Tiago – C’est formidable de voir que les consommateurs qui utilisent ces applications réagissent positivement, disant qu’ils n’imaginaient pas notre situation, que ce fût une très belle mobilisation. Pour nous, cet appui est très important et ce qui importe encore plus, c’est cette conscientisation.

Ponte – La livraison de repas n’est pas une nouveauté, ce qui l’est, ce sont les applications. Qu’est-ce qui change, entre les livraisons traditionnelles des pizzerias et cette vague d’externalisation par le biais des applications ?

Tiago – Les applications vendent l’idée que vous travaillez pour vous-même, que nous sommes des entrepreneurs mais ce n’est pas vraiment comme cela que ça fonctionne. J’entends beaucoup de gens qui disent qu’ils vont quitter leur job, demander le versement de leurs droits pour commencer à travailler avec les applications. Je dis toujours qu’il ne faut pas faire cela car c’est une fausse bonne idée. Une fois que tu es entré, l’application utilise des stratégies pour te garder, pour t’obliger à suivre ses règles. En fin de compte, tu es manipulé pour faire un travail qui est du quasi-esclavage.

Depuis un an, Tiago Bonini, 28 ans, travaille comme livreur en passant par les applications mobiles. Sur cette photo, il participait à la mobilisation antifasciste du 05 juin. Photo : Guimel Salgado

J’ai déjà travaillé avec des pizzerias il y a longtemps, quand j’avais encore une moto, et je trouvais que j’étais bien traité. Le patron versait un montant fixe pour la journée qui permettait de payer l’essence et une commission par livraison ainsi que le repas du soir. C’était satisfaisant pour le livreur comme pour le propriétaire de la pizzeria. À mon avis, c’était plutôt bien. Mais maintenant, avec ces applications, bon nombre de motoboys [3] ne travaillent que pour payer leurs dettes et non pas pour améliorer leur condition de vie. Dès qu’ils sortent de chez eux, les dépenses commencent, alors ils travaillent pour récupérer ce qu’ils ont dépensé. Ce qui est très mauvais car la personne devient dépendante. Les applications profitent du désespoir du travailleur.

Ponte – Racontez-nous comment se passe la journée ?

Tiago – Je me lève vers 8 heures du matin et je sors de chez moi à 10 heures pour arriver sur la Paulista entre 11h et 11h30, au moment où commence la période du déjeuner. De chez moi, il y a environ 25 km que je fais à vélo. Chaque application dispose d’un système particulier et représente une expérience différente mais elles sont toutes bien compliquées. Le plus difficile, c’est de s’alimenter ; je ne peux pas manger tous les jours à l’extérieur, car, à la fin du mois, l’addition serait élevée. Et emporter un plat préparé à la maison, ça n’est pas bon car, quand termine l’horaire du déjeuner, que l’on dispose d’un petit moment pour manger, il est déjà environ 15 ou 16 heures et la nourriture est toute mélangée, elle a déjà tourné. J’ai l’habitude de dire que chaque livreur va avoir une expérience et une conception du travail différentes. C’est difficile de trouver les mots, pour bien comprendre, il faudrait vivre cette expérience au quotidien. Je roulais de 80 à 100 km par jour et faisais de 10 à 20 livraisons. Maintenant, c’est beaucoup moins.

Asthmatique, Tiago travaille plus de 12 heures par jour, pédalant dans les rues de la ville. Photo : archives personnelles

Je travaillais de 10 à 22h au moins. S’il y avait une promotion, je restais plus longtemps. Il m’est déjà arrivé de travailler jusqu’à 1h du matin. Cela fait 12 heures par jour. J’ai gagné jusqu’à 1500 R$ par mois mais sans aucun bonus. Aujourd’hui, j’ai du mal à gagner suffisamment pour payer le loyer. Toutes les dépenses sont à notre compte ; si on se blesse c’est notre responsabilité, si on nous vole également. Si j’ai un problème avec mon vélo, c’est à moi de le résoudre. Autrefois avec 10 R$ on pouvait réparer son vélo mais aujourd’hui n’importe quelle pièce détachée coûte au moins 100 R$.

Ponte – Qu’est-ce qui a changé avec la pandémie ?

Tiago – Le nombre de livreurs a énormément augmenté car beaucoup de personnes - en plus de ceux qui ont perdu leur emploi – y ont vu une opportunité d’un complément de revenu. Ce qui a provoqué une diminution de commandes par livreur. En plus de l’augmentation du nombre de livreurs, la valeur de notre prestation a diminué à cause d’un manque de stratégie des applications qui n’ont pas su profiter de la hausse de la demande pour augmenter les bénéfices.

Ponte – Comment les entreprises ont-elles réagi aux paralysations ? Il y a-t-il eu des sanctions ?

Tiago – Oui, la valeur minimale par livraison a été encore réduite. Ce qui était déjà peu a empiré. Nous comprenons donc que cela ne va pas être si facile d’obtenir ce que nous demandons. Avant la pandémie, le montant fixe pouvait varier mais il se situait entre 10 et 13 R$ pour les livraisons à vélo. En pleine pandémie, il a plongé, maintenant il est de 4 à 6 R$. Hier par exemple, l’application iFood a employé un nombre de livreurs beaucoup plus important. Elle est pourtant reconnue pour être l’application qui met le plus de temps pour intégrer un nouveau livreur, il y a des personnes qui attendent jusqu’à cinq mois et hier elle a embauché un grand nombre de demandeurs. C’était le premier jour du mois, ça fait déjà plus de trois mois que les personnes attendent cette embauche et là elles ont pu commencer. C’était une stratégie visant à briser la grève.

Ponte – Et pourtant vos demandes sont limitées. Comment gérez-vous tout cela, sachant qu’aller manifester peut te porter préjudice ?

Tiago – On nous dit que nous ne sommes pas obligés de travailler, que l’on choisit les heures et les jours où l’on utilise l’application ; si c’est si dur il suffit de la désactiver et de trouver un autre job. Mais ce n’est pas aussi facile que cela parce que la possibilité d’un autre job n’existe pas. Avant l’arrivée des applications, on réussissait à travailler directement avec les restaurants ou les entreprises de livraison à domicile, maintenant, ce n’est plus possible. Les restaurants également, sont devenus dépendants des applications ; s’ils ne s’enregistrent pas, ils finissent par ne plus vendre parce que presque tout le monde passe par elles. Cette « ubérisation » a fini par transformer les livreurs et les restaurants en otages du système. Le motoboy n’a souvent pas d’autre option de travail et donc, ce n’est pas aussi facile de désactiver l’application et de trouver un autre job.

Un livreur lève son casque durant la mobilisation sur l’avenue Paulista, ce mercredi (01/07). Photo Lucas Sirino

Se mettre au travail, donner son temps et ne pas obtenir un minimum, ça devient vraiment compliqué. Quand on a un accident, il ne nous reste plus qu’à regarder passer les trains car l’application se bloque et vous êtes remplacé par quelqu’un d’autre. Si vous êtes malade, alors vous êtes fichu. Cette manière de faire est révoltante ; l’application dépend des livreurs.

Ponte – Durant la pandémie, alors que tout le monde est chez soi, vous, vous êtes dans la rue, en train de travailler et sans équipement de protection. Comment ça s’est passé ?

Tiago – Je ne suis pas en mesure de vous donner des chiffres concernant le nombre de personnes contaminées, mais je crois qu’il y a eu beaucoup de livreurs qui ont continué à rouler et qui ne savaient pas qu’ils étaient contaminés. En ce qui me concerne, je n’ai pas peur du virus mais je me méfie. J’ai de l’asthme, si je travaille deux jours de suite et que je prends froid, je suis capable d’attraper facilement une pneumonie. Si j’attrape le virus … alors ça devient grave. Mais je n’ai pas peur. Si je l’attrapais, je ne sortirais même pas de chez moi. Je dois m’en remettre à la volonté de Dieu et sortir pour faire mon boulot afin de payer mes factures.

Ponte – Vous envisagez de nouvelles paralysations ?

Tiago – Je ne sais pas encore ce qui va se passer. Je vois des camarades qui estiment qu’il faut continuer mais d’autres veulent se donner du temps pour réfléchir un peu plus. Cependant si les applications ne proposent pas des améliorations, il est certain que l’on va se mettre en grève. Nous allons faire comme les chauffeurs routiersiv, arrêter et ne reprendre le travail que lorsqu’elles nous accorderont ce que nous demandons.

Voir en ligne : Source : Fomos punidos por greve, denuncia entregador

Photo de Couverture : Manifestation sur l’avenue Paulista lors de la grève des livreurs par application mobile ce mercredi (01/07). C’était un mouvement national. © Lucas Sirino.

[1Entregadores antifascistas. Livreurs antifascistes

[2#BrequeDosApps. « Breque » revoie au mot anglais « break ». On pourrait traduire cette expression par « Frein sur les applications ».

[3Motoboys. L’activité des livreurs à moto, bien avant de livrer des repas, fonctionnait comme un service postal entre les entreprises d’une même ville. Les motoboys transportaient des documents, du courrier, des petits paquets de l’argent

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