Médias autochtones : le pouvoir de la communication interculturelle Les peuples autochtones du Brésil partagent leur savoirs, leurs pensées et leurs messages avec et pour leurs communautés

 | Par Coletivo Intervozes, Thais Brito

Si les autochtones sont des expert.es en fin du monde, comme le suggère le célèbre anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, il n’y a pas de moment plus approprié - et plus urgent - pour les écouter et réfléchir à partir de leurs expériences. En ce moment de crise planétaire, les « Ideias para adiar o fim do mundo » (Des idées pour ajourner la fin du monde, non traduit, Companhia das Letras 2019), partagées par Ailton Krenak, deviennent indispensables.

Traduction Luc Duffles Aldon pour Autres Brésils
Relecture Du Duffles

Photo : Vídeo nas Aldeias (Reproduction)

Au moment où l’on s’interroge sur la façon dont les peuples autochtones du Brésil ont géré la colonisation qui a tenté de mettre fin à leur monde, et y ont survécu, Krenak rappelle que les autochtones ont résisté en élargissant leur subjectivité et en n’acceptant pas l’idée que nous sommes tous égaux. Après tout, il y a environ 350 ethnies différentes sur le territoire brésilien, qui parlent environ 170 langues. « Il y a cinq cents ans que les peuples autochtones résistent. C’est pour les Blancs que je suis inquiet : comment vont-ils faire pour en réchapper ? » questionne l’écologiste et leader autochtone dans son dernier livre.

La provocation de Krenak fait en quelque sorte référence aux paroles d’un autre penseur amérindien contemporain, le chaman yanomami David Kopenawa et à sa définition élaborée et précise de celles et ceux qu’il appelle les « peuples de la marchandise ». Oui, c’est de nous qu’il parle. Dans la perspective présentée par le Yanomami dans « A queda do céu » (La chute du ciel) [1], les Blancs éprouvent un désir disproportionné pour les marchandises et, s’ils pouvaient entendre d’autres mots que ceux liés à cette marchandise, « ils n’auraient pas autant besoin de manger notre forêt ».

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Comme le dit Kopenawa, « les Blancs dorment beaucoup, mais ils ne rêvent que d’eux-mêmes », « ce sont des peuples de courte pensée » et leur pensée est « faite d’oubli et de vertige », pour être restés « trop longtemps accrochés aux minerais et aux marchandises ». Toujours en rapport avec le peuple de la marchandise, Kopenawa affirme que « parce qu’ils ne gardent à l’esprit que leurs propres traces, les Blancs ignorent les dires d’autres gens et d’autres lieux qui s’en écartent. Il ne fait aucun doute qu’ils disposent de nombreuses antennes et radios dans leurs villes, mais celles-ci ne leur servent qu’à s’écouter eux-mêmes », souligne-t-il.

En dialoguant avec la pensée du chaman Yanomami, nous pouvons nous interroger sur le rôle des médias dans ce scénario de crise planétaire, puisqu’ils ne parviennent pas communiquer avec d’autres peuples qui pourraient penser à des solutions (ou reformuler des questions) différentes de celles que nous avons jusqu’à présent. Nos prétendues solutions ne serviraient-elles pas à aggraver la crise plus que tout autre chose ? La communication interculturelle est-elle possible ? Et quels espaces l’ethno-média occupe-t-il sur la scène médiatique mondiale ?

Médias Autochtones

Il existe un certain nombre d’initiatives médiatiques éparpillées dans l’environnement virtuel. Elles apportent des nouvelles des villages et partagent des connaissances, des réflexions et des besoins des communautés autochtones. La visibilité que certains messages des peuples autochtones obtient, provient souvent de ces véhicules médiatiques, où la voix, l’écriture et les images sont produites par les peuples autochtones eux-mêmes. Une partie importante de ces lignes directrices est liée à la défense des territoires ancestraux des peuples autochtones. Il existe également une vaste production culturelle autochtone qui gagne de plus en plus de place auprès des musiciens, des cinéastes, des écrivains et des journalistes, peuplant l’espace médiatique avec l’imaginaire de ces peuples.

Le pouvoir de la communication, et de l’audiovisuel en particulier, pour les peuples autochtones est décrit dans un discours du dirigeant du peuple Kayapó, Raoni Metuktire. En 1989, lors de leur visite à la centrale hydroélectrique de Tucuruí, qui a inondé les territoires des peuples Gavião, Parakanã et Assurini, les Kayapó avaient une caméra. Ils la tenaient d’une chaîne de télévision britannique, Granada Television, qui avait réalisé le documentaire "The Kayapó : Out of Forest" (1989), de la série "Disappearing World". En échange de leur accord pour la réalisation du documentaire, les Kayapó avaient demandé que la caméra leur soit laissée.

Pour rappel, en 2011 et en 2017, le Festival Brésil en Mouvements a organisé une session Carte Blanche autour de Video nas aldeias [2] au Forum des images et au Cinéma La Clef.

Grâce à cet équipement, certains Kayapó ont pu enregistrer leur visite à Tucuruí, et ensuite montrer les images à leurs proches pour qu’ils puissent voir et avoir une idée de ce qu’est un barrage et de ce qui arriverait au fleuve et au territoire environnant si une construction de ce type était confirmée dans le Xingu. La centrale hydroélectrique s’appelait alors Kararaô. Le nom Kararaô, qui signifie en langue kayapó « cri de guerre », a été remplacé par Belo Monte à la suite de la forte réaction des autochtones : l’idée que leur nom soit porté par un barrage, synonyme de destruction de leur mode de vie, semblait sarcastique. Mettant le focus sur la forêt inondée par le barrage de Tucuruí, Raoni a fait un commentaire qui reflète la stratégie autochtone d’utilisation des technologies de communication dans ce contexte :

― Servons-nous des images de la forêt inondée pour que les Brésiliens aient honte.

Lire aussi : Barrage dans l’Amazonie brésilienne : l’envers du décor d’un projet enfin achevé

Le discours du chef Kayapó et les images prises par ses proches n’ont cependant pas empêché, près de trente ans plus tard, qu’une partie de la forêt amazonienne soit inondée par la centrale hydroélectrique de Belo Monte, construite sur le site de la Grande Volta du Xingu et inaugurée en 2016. Mais il est certain que les autochtones se sont approprié une technologie de communication, la vidéo, comme tactique de relation avec la société nationale. Il y a donc une dimension politique à l’utilisation de l’audiovisuel dans le contexte de l’appropriation d’une narrative.

Une autre expérience plus récente est celle de la terre indigène Arariboia, dans le Maranhão. C’est sur ce territoire, du peuple Guajajara, que la communauté autochtone a décidé de s’organiser pour assumer la surveillance et le suivi environnemental de leurs terres, en protégeant la forêt contre l’invasion des orpailleurs et des bûcherons illégaux. Selon les données du Conseil Missionnaire Autochtone (CIMI), 43 Guajajara ont été assassinés sur ce territoire entre 2000 et 2019. [3]

Capture d’écran du documentaire “Zawxiperkwer ka´a – Gardiens de la Forêt”

Ceux qui portent le nom de « Gardiens de la forêt » s’organisent pour contenir le scénario des conflits et protéger la forêt. La tension que les autochtones vivent peut être observée dans le documentaire "Zawxiperkwer ka’a - Gardiens de la forêt" (50’, 2019), produit par l’école de cinéma autochtone et la société de production audiovisuelle Video na Aldeias (Vidéo dans les villages) et réalisé par Jocy et Milton Guajajara. A travers le film, nous nous rendons compte que l’une des façons de défendre la forêt réside dans la caméra que les autochtones utilisent pour enregistrer et faire circuler les images de ce qui se passe dans cette partie du Brésil et, certainement, cela est lié à ce que nous vivons actuellement.

Bien que l’appropriation des technologies par les peuples autochtones soit de plus en plus une réalité, la communication interculturelle, dans un contexte de concentration et d’hégémonie des médias, est encore loin d’être efficace. En reprenant les mots de Kopenawa, qui affirme que « les Blancs n’écoutent qu’eux-mêmes », nous comprenons qu’il n’y a pas de communication efficace entre la diversité des peuples et la quantité de récits en circulation dans les médias.

Ailton Krenak nous rappelle qu’il existe des peuples qui parlent avec les montagnes et pour lesquels les rivières sont vivantes. « C’est plein de petites constellations de gens éparpillés dans le monde entier, qui dansent, chantent, font pleuvoir. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas autant de plaisir, autant de jouissance de la vie. Ainsi, prêchent-ils la fin du monde comme une possibilité de nous faire abandonner nos propres rêves. Et ma provocation sur l’ajournement de la fin du monde est justement de pouvoir toujours raconter une histoire de plus. Si nous pouvons faire cela, nous allons ajourner la fin » [4], dit-il. Le paradoxe présenté ici est donc entre ceux qui ne veulent pas écouter et tant d’autres qui ont des histoires, qui continuent à les raconter et repoussent ainsi sans cesse la fin du monde, en empêchant la chute du ciel.

Thaís Brito est journaliste, membre du collectif Intervozes et docteure en Anthropologie Sociale

Campagne Sang autochtone : pas une goutte de plus et Covid-19

  1. 19 mars : décès d’une femme autochtone de 87 ans du peuple Borari à Santarém, Pará (non comptabilisé par la Sesai).
  2. Le 31 mars 2020, Zezico Guajajara a été assassiné.
  3. 5 avril : décès d’une femme autochtone de 55 ans du peuple Mura d’Amazonas (non comptabilisé par la Sesai).
  4. 9 avril : décès d’un adolescent de 15 ans du peuple Yanomami (Roraima) après avoir passé 21 jours dans un hôpital. Selon la Sesai, l’adolescent avait des antécédents cliniques très critiques présentant de la malnutrition, de l’anémie et le paludisme. Ce cas est un exemple de la négligence du gouvernement en terme de santé envers les populations autochtones même avant l’arrivée du virus.
  5. 9 (ou 11) avril : décès d’une femme autochtone âgée de 44 ans du peuple Kokama (région du Haut-Solimões, Sud-Ouest de l’État d’Amazonas).
  6. 11 avril : décès d’un autochtone de 78 ans, du peuple Tikuna (région du Haut-Solimões, Sud-Ouest de l’État d’Amazonas). Selon le ministère de la Santé, ces deux derniers autochtones auraient été contaminés par le Covid-19 dans les hôpitaux de l’État d’Amazonas.
  7. 17 avril : décès d’un autochtone de 67 ans du peuple Sateré Maué (État d’Amazonas).
  8. Le 17 avril 2020, Ari Uru-eu-wau-wau a été assassiné.
  9. 19 avril : décès d’un d’un agent de combat endémique (Aldevan Baniwa, 46 anos) de la Fondation de surveillance de la santé du gouvernement d’Amazonas qui s’est battu pour exiger des tests pour Covid-19.

Voir en ligne : Mídias indígenas : por uma comunicação intercultural

[1Edition Kindle en français Terre Humaine Plon ; édition imprimée en français Terre Humaine Plon – 2010

[2Depuis 1987, Video nas Aldeias (lVidéo dans les Villages) est un projet ONG pionnier dans le domaine de la production audiovisuelle indigène au Brésil. Son but : Soutenir les luttes des peuples pour renforcer des identités et les héritages territoriaux et culturels, par des ressources audiovisuelles et une production partagée. Le projet est né lors d’ une expérience de Vincent Carelli avec le peuple Nambiquara. Quand les Indiens ont observé leurs images filmées, une grande mobilisation collective a été créée. Le potentiel de l’outil a convaincu d’autres peuples, et une série de vidéos a émergé, montrant les façons dont les peuples s’en emparaient. En 1997, VNA forme des cinéastes indigènes, distribue des caméras et l’équipement de diffusion, et crée un réseau pour les vidéos, remises dans leur contexte. Cela encourage de nouvelles expériences, comme la rencontre, dans la réalité, de personnes qui s’étaient vues en images. Plus de 70 films, la plupart primés, font de VNA une référence.

[3Voir la fiche thématique de l’Observatoire de la démocratie brésilienne - Autres Brésils : Portrait d’une société structurellement violente

[4traduction libre ; extraite du livre Ideias para adiar o fim do mundo

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