Les écrivaines brésiliennes, voix oubliées par l’histoire

 | Par ECOA - UOL, Fred Di Giacomo

Traduction de Pascale VIGIER pour Autres Brésils
Relecture : Marie-Hélène BERNADET

Avec l’aimable autorisation de Fred Di Giacomo

Carolina María de Jesus et le journaliste Audálio Dantas (domaine public)

“Le Brésil doit être dirigé par quelqu’un qui a déjà souffert de la faim. La faim aussi est bonne conseillère.” Les réflexions de la poétesse du Minas, qui a vécu une partie de sa vie dans une favela de São Paulo, sonnent encore d’actualité dans notre terre en transes. Carolina ne crie pas toute seule. Lui font écho l’utopie féministe de la pionnière de la science-fiction au Brésil et le combat abolitionniste de la fondatrice de notre littérature afro-brésilienne. Mais qui sont donc ces femmes ? Pourquoi sommes-nous restés si longtemps sans écouter leurs voix ? Je demande aux trois fils de Carolina qui s’agitent dans sa chaumière de nous permettre de l’écouter une fois de plus.

Nous sommes en pleine célébration. Ce 30 septembre, la première publication littéraire traditionnelle de Carolina aura soixante ans. Avec plus de 80 mille exemplaires vendus (nombre rare pour la littérature nationale), Quarto de despejo : diário de uma favelada [Le Dépotoir, éd. Stock, 1962] a été écrit sous la forme de longs journaux par Carolina María de Jesus, originaire de l’état de Minas. Elle s’acharnait à versifier depuis 20 ans, quand, finalement, elle a vu son premier livre publié. Bien que les premiers 10 mille exemplaires furent épuisés en à peine une semaine et que le livre fut traduit en seize langues, l’œuvre de Carolina, une femme noire de la favela, fut longtemps perçue comme “mineure”, comme phénomène exotique, à valeur plutôt de document historique que de grande littérature. Le succès de Quarto de despejo, édité par le journaliste Audálio Dantas, ne s’est pas répété pour ses trois livres suivants. L’écrivaine mourut pauvre, oubliée et solitaire dans une chaumière de Parelheiros [1], en 1977, année punk. Comme l’a déclaré son biographe Tom Farias au journal El País : “À un moment donné, Carolina s’est aperçue que, selon ses propres paroles, elle était devenue un objet de consommation, quelqu’un vu comme une curiosité, ce qui l’a déprimée”.

Malheureusement, la trajectoire de Carolina n’est pas une exception à cette époque-là. À partir de la seconde moitié du vingtième siècle seulement, il est devenu commun de voir des femmes qui écrivent et se distinguent dans le domaine littéraire national. Or, qui sont les autres Carolinas qui ont écrit des livres fondamentaux à travers tous les coins du Brésil, mais ont fini oubliées par l’histoire ?

La science-fiction a une mère au Brésil : Emília Freitas

Emília Freitas (Illustration : Clara Iwanow - Júlia Vieira)

Dans un pays où le président de la République dit qu’avoir une fille femme est le fait d’une “faiblesse” [2] , imaginer une société gouvernée par des femmes et régie par la sororité paraît relever de l’utopie ou du réalisme fantastique. À la fin du 19ème siècle, quand les femmes ne votaient pas et que la démocratie faisait ses premiers pas, alors il fallait beaucoup d’imagination.

Le premier roman de science-fiction publié à cette époque a été conçu par une femme de l’intérieur de l’état du Ceará. Née en 1855, dans la ville petite et chaude de Jaguaribe, la pionnière Emília Freitas a écrit A Rainha do Ignoto (La Reine de l’Inconnu, non traduit), à la fin du 19ème, publié en 1899.

Le livre décrit une société utopique fantastique et secrète constituée uniquement de femmes, et dirigée par la Reine de l’Inconnu. La bienveillante reine et ses cavalières se consacrent à délivrer les femmes qui souffrent de violence, de solitude ou de dépression. L’œuvre, dont la préface avertit qu’elle n’a ni patron, ni modèle, possède le meilleur de la science-fiction : une réflexion profonde sur les questions de la réalité à travers les métaphores de la fiction. Cependant, il existe peu d’éditions, même si la maison d’édition Fora do Ar prépare une version soignée et illustrée du livre d’Emília.

A Rainha do Ignoto, de Emília Freitas

Emília Freitas, que beaucoup considèrent précurseur du féminisme, était aussi abolitionniste. Sur ce point, elle n’était pas la première. Maria Firmina dos Reis, née à São Luís do Maranhão, collectionne dans son curriculum littéraire une infinité d’innovations. L’esclavage et la monarchie régnaient encore au Brésil, quand Maria devint la première romancière du Brésil à publier son roman Úrsula (non traduit).

Noire originaire du Nord Est, Maria a inauguré la littérature afro-brésilienne avec un premier roman abolitionniste. Écrite à la première personne, l’œuvre décrit, plus de 150 ans avant le fondamental Um Defeito de cor (Un Défaut de couleur, non traduit), comment le personnage Maman Suzana a été séquestrée et réduite en esclavage sur le continent africain, séparée de sa famille et de ses racines et transportée sur un navire négrier vers le Brésil.

Maria Firmina dos Reis (Illustration : Clara Iwanow - Júlia Vieira)

Non contente de tous ces mérites littéraires, Maria Firmina, qui gagnait sa vie comme éducatrice, a de plus créé la première école mixte au Brésil (à une époque où garçons et filles devaient rester dans des collèges séparés). Le scandale a été tel que son collège n’a pas duré trois ans.

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De la première écrivaine jusqu’à Carolina

Du temps où São Paulo était une petite ville perdue (terre des tupis, des guaranis et des bandeirantes, qui tournaient autour des richesses produites dans le Nord Est brésilien), est née Teresa Margarida da Silva Horta, la toute première écrivaine de fiction en langue portugaise. C’était en l’année lointaine de 1711.

Cendrillon du Brésil colonial, Teresa a vu, encore enfant, sa vie changer brusquement : son père, avec qui elle déménage petite au Portugal, était un homme pauvre qui connut une ascension sociale. Vivant à Lisbonne, Teresa Margarida a étudié dans la capitale portugaise et a eu 12 enfants. Elle a publié, en 1752, le roman Aventuras de Diófanes (non traduit), considéré comme la première fiction écrite en langue portugaise par une femme.

Teresa Margarida da Silva Horta (Illustration : Clara Iwanow - Júlia Vieira)

Teresa Margarida, Emília et Firmina sont des pionnières peu étudiées dans nos collèges. Leurs œuvres ne sont pas demandées au baccalauréat, ni citées au ENEM [3] . Pourtant ces artistes sont les devancières qui ont consolidé le chemin épineux foulé aux pieds au 20ème siècle par Carolina María de Jesus, aujourd’hui célébrée. De la petite ville de Sacramento [4] à la favela de Canindé [5] , Carolina, beaucoup plus que Nélson Rodrigues, décrit la vie telle qu’elle était. Ses personnages sont humains, complexes, réels. La narratrice elle-même ne se peignait pas en “fée sans défaut” ; en réalité, elle était souvent malveillante envers ses voisins, s’estimant meilleure qu’eux car elle aimait lire et écrire.

Elle mêlait le portugais parlé “plein de fautes” (qui rappelle l’esthétique adoptée par les groupes de rap, comme le Trilha Sonora do Gueto), avec des trouvailles poétiques et des paroles puisées dans le portugais érudit. Quarto de despejo, redécouvert depuis maintenant 60 ans va cesser, d’ici peu, d’être culte pour devenir classique. Cependant Carolina ne devrait pas faire exception. Elle n’a pas existé toute seule. Il est nécessaire d’écouter les voix des autres Carolinas oubliées par notre histoire. Elles continuent à répéter à l’infini la routine d’invisibilité et de tâches domestiques auxquelles on les relégua en leur temps.

Ce que rappelle la fin simple, touchante et douloureuse de Quarto de despejo, le projet littéraire d’une artiste dont la principale occupation a été de survivre :

“1er janvier 1960
Je me suis levée à 5 heures et suis allée porter de l’eau”.

Pour en savoir plus sur les écrivaines brésiliennes oubliées, lire le e-book gratuit "As Mensageiras, Primeiras Escritoras do Brasil", avec les illustrations de Clara Iwanow et Júlia Vieira

Voir en ligne : Escutemos as vozes das escritoras brasileiras esquecidas pela história

Photo de Couverture : à gauche, Maria Firmina dos Reis ; à droite, Teresa Margarida da Silva Horta. Illustrations de Clara Iwanow et Júlia Vieira

[1Quartier rural situé au sud de São Paulo.

[2Allusion à une “plaisanterie” de Bolsonaro, qui a dit avoir eu 5 enfants, 4 hommes et une femme due à une faiblesse.

[3Examen national d’entrée dans l’enseignement supérieur.

[4Dans l’état du Minas Gerais.

[5Dans l’état du Ceará.

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