Au Brésil, la Fête littéraire des périphéries et favelas résiste en ligne et rend hommage à Carolina de Jesus

 | Par Geledés Instituto da Mulher Negra

La Fête littéraire des périphéries et favelas (Festa Literária das Periferias) a débuté le mardi 12 mai, en version numérique. Plus de 40 personnalités, comme l’actrice Zezé Motta, l’éditorialiste de Globo Ana Paula Lisboa et les écrivaines Ana Maria Gonçalves et Eliana Alves Cruz, ont abordé des thèmes en rapport avec Carolina de Jesus, à qui cette édition rend hommage.

Traduction : Marie-Hélène BERNADET pour Autres Brésils
Relecture : Pascale VIGIER

Cette année la FLUP a lieu en ligne. Les participant·es s’annoncent avant d’entrer, preuve de respect pour ce terrain de résistance, un Quilombo en quelque sorte.

La FLUP est une fête littéraire organisée dans la ville de Rio de Janeiro. Son nom rappelle d’une part la FLIP - un des plus grand festival brésilien de littérature et l’acronyme des ’UPP’ ; programme de pacification militarisée dans les favelas de l’État de Rio [2009-2015]. La FLUP est un festival littéraire international dont la principale caractéristique est de se dérouler dans des territoires qui sont traditionnellement exclus des festivals littéraires : les favelas comme les ’Morros’ de Prazeres, Vigário Geral, Mangueira, Babylone, Cidade de Deus et Vidigal, jusqu’à ce que nous atteignions le centre de la ville, embrassant la région que le sambiste Heitor dos Prazeres a baptisée "Pequena Africa".
Prochain débat en ligne
Voir aussi les "Contes pour après la haine" pour le lancement du reccueil de contes lauréats de la FLUP 2019.

FLUP 2020, une révolution appelée Carolina ;
toutes les discussions sont interprétées en langue des signes brésilienne :

Carolina Maria de Jesus signe son succès « Quarto de Despejo », lors de sa participation au Festival de Rio Photo : Agência O Globo

Quand l’écrivaine Conceição Evaristo a lu "Quarto de despejo” [Le Dépotoir] (1960) de Carolina Maria de Jesus (1914-1977) pour la première fois, elle a ressenti l’impact d’une nouveauté qui allait changer sa vie : « C’était comme lire la vie ordinaire de ma famille ». Si elle pouvait aujourd’hui écrire à l’écrivaine, elle lui raconterait peut-être que sa mère, également touchée par cette œuvre sur le quotidien dans la favela, a par la suite écrit un journal semblable à celui de Carolina, que Conceição conserve chez elle.

Nous connaissions les décharges publiques de Belo Horizonte, qui étaient notre survie, tout comme l’étaient celles de São Paulo pour Carolina, raconte Conceição.

Carolina a ouvert une nouvelle voie dans la littérature brésilienne, dans laquelle l’acte littéraire se manifeste comme un reflet de la vie, non seulement d’une vie individuelle mais également d’une vie collective. Dans le cas de Carolina, il s’agit de l’expérience d’une femme noire et pauvre qui estime que sa vie mérite d’être connue et exige d’être écrite par elle-même.

Le dépotoir : le journal d’une favelada [Quarto de Despejo], a été publié aux éditions Stock, en 1962, traduit par Violante do Canto. Sa continuation, Ma vraie maison [Casa de Alvenaria], a été publiée chez Stock en 1964.
 
L’édition française, Journal de Bitita, par la Métailié, date de 1982. Elle a été réalisée à partir des manuscrits que Carolina de Jesus avait confiés à Clélia Pisa, en 1977, peu avant sa mort.

Aujourd’hui, 60 ans après la première publication de « Quarto de despejo », l’œuvre continue de susciter une forte impression chez les jeunes, comme ce fut le cas pour Conceição quand elle avait vingt ans. Mais que diraient ces nouvelles générations à Carolina ?

Parmi 485 lettres, O Globo en a sélectionné quatre, toutes de femmes noires inscrites pour participer au programme de formation consacré à l’œuvre de Carolina à la Festa Literária das Periferias (Flup). Des extraits de ces lettres, réelles ou fictionnelles, sont disponibles sur cette page.

Réalisée pour la première fois sous forme virtuelle, la Flup, qui commence aujourd’hui, sera entièrement consacrée à Carolina Maria de Jesus. Plus de 40 personnalités, comme l’actrice Zezé Motta, l’éditorialiste de Globo Ana Paula Lisboa et les écrivaines Ana Maria Gonçalves et Eliana Alves Cruz, ont abordé des thèmes en rapport avec Carolina de Jesus, à qui cette édition rend hommage. L’ouverture a lieu à 19 heures, avec Conceição Evaristo e Vera Eunice, la fille de Carolina. Les conversations peuvent être visionnées sur les réseaux sociaux de l’évènement et sont disponibles sur le canal Youtube de la Flup.

Tom Farias, le biographe de Carolina et invité de la Flup, souligne le côté actuel de l’écrivaine, « panel vivant de dénonciation sociale », chose qui explique sans doute le regain d’intérêt à son sujet :

Carolina ne surprend pas uniquement par l’intensité de sa langue, mais également par le fait d’être la narratrice de sa propre histoire, sous laquelle est écrite, telle une sorte de palimpseste, l’histoire des gens pauvres du Brésil.

Lettres sélectionnées

De : Alana Francisca (vidéo)


De : Marlete Olivera *
Lettre à Carolina Maria de Jesus…
Et à Maria, Conceição, Stella, Iracema, Leonice, Maya, Bell, Sueli, aux femmes noires et à moi-même.

Aujourd’hui, j’écris pour toutes les femmes qui m’habitent, m’accueillent et qui écrivent avec moi notre histoire. Aujourd’hui, j’écris pour toutes celles qui se servent de la parole orale ou écrite pour se sauver et ainsi sauver le monde.
Beatriz Nascimento, une femme qui m’a beaucoup appris, tout comme toi, Carolina, a dit un jour que le quilombo se trouve à l’intérieur de nous. Ma mère, Leonice Oliveira, m’a construite en inscrivant en moi ses désirs de liberté les plus profonds. Ma grand-mère Iracema Ferreira me parle toujours de l’importance de rentrer chez nous, de savoir d’où nous venons.

Et mon arrière-grand-mère, Maria da Gloria, me montrait cela dans la pratique toutes les fois qu’elle insistait pour fuir et retourner vers notre terre, nos proches, même sans qu’elle ait jamais réussi à définir l’endroit où elle aurait souhaité demeurer.

Pour moi, réunir écriture et expérience de vie, c’est poursuivre notre héritage pour exister et ne permettre à personne d’autre de raconter notre histoire ; c’est murmurer des secrets de survie.

Dans cette lettre, je veux te remercier pour les nombreuses fois où tu as refusé de cesser d’exister, pour tes mots qui résonnent dans nos corps, pour tes secrets qui nous aident à lutter pour notre survie, pour tes dénonciations qui font éclater nos bulles et nous aident à voir le monde, pour ta volonté incommensurable d’être présente au fil des générations, pour me donner la possibilité de t’écrire et ainsi écrire à toutes les femmes noires.

* Gaúcha, 29 ans, vit à Porto Alegre (RS), étudiante en master de psychologie


De : Naïma Zefifene *
Chère Carolina Maria de Jesus,

Puis-je vous tutoyer ? C’est vrai que je ne te connais pas, mais tu fais malgré tout partie de ma famille. Tu sais, cette famille que l’on se crée. Cela signifie que je te mets dans mon arbre généalogique parce que tu es des nôtres. Ou, pour mieux dire, nous sommes devenues tes filles.

Mon arrière-grand-mère était domestique et travaillait pour les colonisateurs français en Algérie. Elle est décédée d’un infarctus dans la maison de son patron, laissant ma grand-mère orpheline. Celle-ci, à son tour, a revêtu le tablier d’employée de maison. C’est en cela que consistait la tragédie de notre famille : l’héritage de la famille était d’être au service des autres.

Après la guerre d’indépendance du pays, l’exil a conduit ma grand-mère et son époux jusqu’à l’autre rive de la mer, sur les terres du colonisateur […] Quelques années plus tard sont nés ma mère et ses quatre frères. Ma mère voulait être artiste, styliste, je ne sais plus… Très audacieuse, elle a commis le grand péché de vouloir ce qui nous est interdit à nous, femmes, pauvres, noires, indigènes, immigrantes… Elle avait un rêve !

Mais à partir de ma naissance, mon père a mis le holà. Très mauvais timing, non, Carolina ? ça te rappelle quelque chose ? Toi qui as fait tant de sacrifices, qui as tout sacrifié pour tes enfants. Toi qui as fait taire la femme en toi et la petite fille qui rêvait d’être actrice et chanteuse. Ma mère n’avait pas ton talent, ni ton courage. Elle n’écrivait pas dans des cahiers oubliés par les clients des hôtels où elle travaillait. […]

Tu es ma tatie des Amériques. En ouvrant « Quarto de despejo », je me suis reconnue dans ta vision du monde, dans ton courage et dans ta prose. […] Tu as jeté au visage de la société le fait que notre héritage pouvait enfin être différent et pas seulement au service des autres.

* Française, 38 ans, vit à Paris, diplômée en gestion culturelle (Master)


De : Luana Galoni Pereira*
Salut Madame Carolina,

J’ai beaucoup aimé votre livre, il ne ressemble pas du tout aux livres scolaires qu’on lit et que l’on ne comprend pas du tout ; le vôtre, je l’ai entièrement compris. Dans ce livre, vous avez écrit que Vera n’avait pas de chaussures, je n’en ai pas non plus. Toutes les chaussures que j’ai eues venaient des sacs de charité, mais ce n’étaient jamais de bonnes chaussures, la taille était toujours trop petite ou trop grande. Je chausse du 37 mais j’utilise ce qu’il y a dans le sac. Les gens disent qu’ils donnent par amour, mais ils donnent uniquement ce qu’ils ne veulent plus.
Ce que je pense c’est ça, que les gens jettent à la poubelle ce qu’ils ne veulent plus. Est-ce que leur amour est un déchet ? J’ai eu un cours dans lequel Heloisa, enseignante ici au CENSE , a parlé de l’esclavage et elle a dit que seuls les esclaves libres portent des chaussures. J’ai eu envie de pleurer, parce que ce jour-là je portais des pantoufles que j’avais fixées avec des clous et parfois je marchais de travers et ça me transperçait. Madame Caroline, je n’ai pas de chaussures et maintenant pas de liberté non plus. Est-ce que je suis comme les esclaves ?

J’écris cette lettre parce que Heloisa nous a donné comme devoir de vous écrire une lettre. J’aime bien Heloisa, elle a les cheveux crépus comme les miens, mais d’une raideur différente. Je ne sais pas ce qu’elle fait pour qu’ils soient crépus d’une autre manière, les miens sont juste raides. Avant de mourir, ma mère disait que je serais enseignante. Elle est morte du Sida et pensait que les gens mourraient uniquement de vieillesse ou par balle. Alors, quand elle est morte, j’ai découvert que les gens meurent aussi de ce qu’ils ignorent.

Ah, mon nom est Sara, et j’ai 15 ans, presque 16. J’ai atterri ici parce que j’ai volé pour manger. Pas de chance, ils m’ont attrapée. […] Votre livre est très beau, madame Carolina. Je pense que vous aussi vous deviez être belle, je vais demander à Heloisa de me montrer une photo sans que les autres filles le sachent.

*Fluminense , 24 ans, vit à Seropédica (RJ), étudiante en master de psychologie.


De : Ingrid de Paula*
Chère Bitita,

Je me suis réveillée triste car je me suis rendu compte que je suis aussi poétesse, et que l’excès d’imagination est trop grand. Le monde créé par les poètes est meilleur, justement parce qu’il n’existe pas. J’ai tellement d’imagination que ma tête s’envole, elle se transforme en une paire d’ailes brisées. Un poète ne peut pas être complet.

Je me suis envolée en pensant à nous deux, assises sur le balcon et prenant un café, et disant du mal, beaucoup de mal des non-gouvernants de notre pays. A la fin, vous chantiez une samba sur la vie misérable des gens des favelas et nous discutions de Platon et d’Aristote.

Carolina, je me souviens de ce que vous aviez dit cet après-midi-là : « Je suis aux côtés du pauvre, qui est un bras. Un bras affamé. Il nous faut délivrer le pays des politiques monopolisateurs. »

Mais Bitita, le bras du pauvre est de plus en plus affamé, il a de plus en plus faim d’une justice qui ne vient jamais et qui le rend faible. « Et tout ce qui est faible meurt un jour. »

Je tremble pour eux : comment le bras fragile du Brésil peut-il porter le pays ? Vous poursuivez votre enseignement : « Celui qui doit diriger est celui qui en a la capacité. Celui qui éprouve de la compassion et de l’amitié pour le peuple. Celui qui gouverne notre pays est celui qui a de l’argent, celui qui ne sait pas ce qu’est la faim, la souffrance et la détresse du pauvre. »

Nous connaissons encore des heures sombres, ma chère amie. Nous sommes à 17 pas du suicide estampillé de vert-jaune-sang.
Au nom de tout cela, nous poétisons.
Notre pause-café me manque.

* Mineira , 21 ans, vit à Belo Horizonte (MG), étudiante en Lettres.

Voir en ligne : Nos 60 anos de ‘Quarto de despejo’, autoras da Flup escrevem à Carolina de Jesus

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