Le journalisme à l’ère des « creative commons ». Interview exclusive avec Natalia Viana

 | Par Andriolli Costa , Natalia Viana

Source : IHU ON LINE, 28/01/2014
Interview réalisée par Andriolli Costa [1]

Traduction pour Autres Brésils : Pascale Vigier (Relecture : Roger Guilloux)

« Le journalisme d’investigation est très long à produire, il n’est pas lucratif, il ne se vend pas toujours. Pourtant, il est absolument nécessaire à la démocratie », affirme la directrice de l’Agence publique du journalisme d’investigation ». [2]

A l’époque d’internet, la logique qui depuis des siècles orientait la production journalistique a besoin d’être constamment repensée. L’articulation en réseau, la facilité de production et la libre circulation des informations ont ouvert dans le monde entier de nouvelles possibilités de communication, qui sont indépendantes des média. Ce sont des initiatives indépendantes, sans but lucratif ou même volontaires, financées et soutenues par des fondations, des institutions philanthropiques ou même par le propre public lecteur.

C’est un « journalisme crowdfunding » [3], qui produit un matériau libre de droits (creative common) [4] et atteint le web à travers un réseau de partenaires et de contradicteurs. Un journalisme qui ne perd pas de vue l’intérêt public et offre un travail dense de reportage et d’enquête lequel, souvent, ne trouve pas place dans les grands média.

Au Brésil, un des exemples de ce type d’initiative est le cas de la Pública-Agência de reportagem e jornalismo investigativo. Fondée en 2011 par trois amies journalistes, l’agence a déjà réussi plusieurs reportages primés et à grande répercussion. En 2013, au moyen d’une plateforme de crowdfunding, l’agence a pu amasser 59 000 reais en dotations permettant l’octroi de micro-bourses pour des reportages indépendants, avec 12 journalistes retenus. Le travail le plus récent a été le lancement du premier livre-reportage, intitulé Amazônia Pública [Amazonie publique] .

Premier livre-reportage de l’agence. Photo : Pública

Dans l’interview donnée par téléphone à IHU On-Line, Natalia Viana, l’une des fondatrices de Pública, fait part de sa vision du marché et de ses professionnels, et des possibilités médiatiques générées par des expériences de journalisme indépendant. « Pública fait partie d’un réseau qui comprend douze autres sites similaires, chacun avec sa spécificité » annonce-t-elle. À une époque où les médias hégémoniques régnaient de manière absolue, que ce soit à la télévision ou dans les kiosques de journaux, il était légitime de penser à des média alternatifs. Cependant, dans un contexte de perte d’audience, de circulation et de crédibilité des grandes corporations, une telle opposition a perdu de son sens. « Dans la presse nous sommes en train de passer du scénario des média de masse à un scénario de masse de média », insiste-t-elle. « La tendance actuelle est à inverser la concentration. »

Pour Natalia il n’existe pas une crise du journalisme, mais une crise dans l’industrie.
« L’internet apporte une possibilité technologique qui en finit avec ce qui correspondait à l’industrie de l’information : le fait que [les media] tenaient les moyens de production et de diffusion en leurs mains », explique-t-elle. Les diverses initiatives de journalisme indépendant répandues dans le monde entier mettent clairement en évidence que l’activité journalistique reste importante, indépendante des grandes corporations. « Le journalisme est une production humaine, une production culturelle. Il ne cessera pas d’exister à cause d’une crise du modèle de production », conclut-elle.

Natalia Viana est diplômée de la PUC/SP (Pontifícia Universidade Católica de São Paulo) et possède un master en radio-journalisme du Goldsmiths College de l’Université de Londres. Elle a travaillé et collaboré avec divers media nationaux et internationaux, comme la revue Caros Amigos, Carta Capital et The Guardian (Royaume Uni). En tant que journaliste indépendante, elle a travaillé également comme collaboratrice de WikiLeaks. Viana est l’auteur de Plantados no Chão-Assassinatos Políticos no Brasil de Hoje (São Paulo : Conrad, 2007) [5] et de Jornal Movimento,uma reportagem (Edition Manifesto, São Paulo, 2011) [Journal Mouvement, un reportage]. C’est aussi elle qui signe l’introduction du livre de Julian Assange, Cypherpunks : Liberdade e o futuro da internet (São Paulo : Boitempo, 2013) [6]

Voyez l’interview qui suit.

IHU ON-LINE – Pública est née en 2011 en tant qu’initiative de vous-même et de deux autres journalistes, proposant un modèle d’entreprise sans but lucratif permettant de financer les grands reportages. Comment faire fonctionner l’entreprise selon ce modèle ?

NATALIA VIANA – Pública n’est pas une « entreprise », parce que les entreprises ont un but lucratif. Je n’aime pas beaucoup non plus le terme « modèle d’entreprise », parce qu’il implique que vous avez une « entreprise ». Nous produisons dans le système de creative commons, où tout est reproduit librement et gratuitement. Nous avons une série de plus de 50 éditeurs-relais qui utilisent notre contenu gratuitement, c’est-à-dire qu’il n’y a pas cette question de droits d’auteur. Nous ne commercialisons pas notre production.

Notre financement vient essentiellement d’apports financiers de fondations. Nous avons un partenariat très fort avec la Fondation Ford, avec l’Open Society Foundation et aussi avec deux autres fondations, la CLUA (Climate and Land Use Alliance) et la Omidyar Network, qui a commencé à donner un appui bien sympathique à notre projet de crowdfunding, un revenu assez important de financement. Nous avons fait un crowdfunding l’an passé, nous avons réussi à recueillir 59 000 reais redistribués en bourses pour que des journalistes indépendants fassent des reportages. Nous avons appelé toutes les personnes qui ont donné pour ce crowdfunding à un vote visant à choisir les projets devant être réalisés. Nous avons pu distribuer 12 bourses pour des reportages qui vont être publiés en 2014.

Vídeo de la campagne de crowdfunding. Photo : Pública

IHU ON-LINE - Pour quel objectif l’agence a-t-elle été créée ?

NATALIA VIANA – Notre mission est de produire et stimuler le journalisme d’investigation indépendant au Brésil. Nous avons senti qu’il était nécessaire d’avoir un groupe indépendant de journalistes se consacrant à la pratique du journalisme d’investigation, qui est un domaine du journalisme en crise dans le monde entier – ici, oui, à cause du modèle d’entreprise, qui est celui des media de masse. Un modèle qui vise le profit. Le journalisme d’investigation prend beaucoup de temps, il n’est pas lucratif, il ne se vend pas toujours. Cependant, il est extrêmement nécessaire à la démocratie. Ce type d’initiative existe déjà dans différents pays du monde, aux États-Unis il existe depuis la fin des années 1970. Ce sont des organisations sans but lucratif dont l’objectif est de faire du journalisme dans l’esprit du bien public, du journalisme d’investigation, du journalisme sans esprit partisan.

IHU ON-LINE - Existe-il en Amérique Latine d’autres expériences similaires ?

NATALIA VIANA - Beaucoup. Pública fait partie d’un réseau qui a dix autres sites du même type, chacun avec sa spécificité. Le CIPER (Centro de Investigación e Información Periodística) au Chili, IDL-Reporteros au Pérou, La Silla Vacía en Colombie, Plaza Publica au Guatemala, Confidencial au Nicaragua, El Faro au Salvador, Animal Político, un site mexicain.... Je viens d’avoir connaissance d’un groupe intéressant en Équateur qui s’appelle Plan V, il en existe donc beaucoup. C’est une tendance qui est en train d’apparaître très fortement en Amérique Latine.

IHU ON-LINE - Vous envisagez ces expériences comme une presse alternative ? Si oui, alternative à quoi ?

NATALIA VIANA - Je n’utilise pas beaucoup ce terme. Justement parce que l’utilisation de ce terme laisse entendre qu’il existe une chose qui est « normale » et une autre qui est alternative. Ce que les spécialistes disent de plus en plus, et je suis d’accord, c’est que dans la presse nous sommes en train de passer d’un scénario de media de masses vers un scénario de masse de media. En d’autres termes, la tendance maintenant est d’inverser la concentration. Les grands groupes perdent non seulement leur crédibilité, mais aussi sont moins visités par rapport à de petites initiatives, alors beaucoup vont commencer à dégringoler. Dans ce contexte, je pense que le terme « alternatif » n’a pas beaucoup de sens. Il en avait à l’époque de la Dictature, par exemple, mais plus aujourd’hui.

IHU ON-LINE - Qu’estimez-vous être l’élément essentiel du journalisme ? Le reportage ? L’investigation ?

NATALIA VIANA - C’est l’information. L’information et le fait. Un autre élément qui pour moi est aussi très important dans le journalisme, c’est la narration. Savoir raconter une histoire. Le journalisme que nous pratiquons est ainsi : c’est le fait – non pas l’opinion, mais le fait, et savoir le raconter. Je ne suis pas d’accord avec les personnes qui disent que tout journalisme est investigation, que s’il n’est pas investigation, ce n’est pas du journalisme. Ou qui disent que l’investigation serait un journalisme pur, ou meilleur. Je ne le pense pas. Je pense que le journalisme d’information est aussi important, que le journalisme de divertissement est aussi important.... Ce sont des types différents de journalisme pratiqués par différents types de professionnels.

IHU ON-LINE - Existe-t-il une crise dans le journalisme ? Ou existe-t-il une crise du modèle d’entreprise du journalisme ?

NATALIA VIANA - C’est une crise de l’industrie. Pas seulement du modèle d’entreprise, mais de l’industrie du journalisme en soi. C’est une chose assez normale. Ce qui arrive c’est que l’internet apporte une possibilité technologique qui en finit avec ce qui configurait l’industrie de l’information : le fait qu’ils [les media] en mains les moyens de production et de diffusion. Maintenant ce n’est déjà plus ainsi, parce que tout le monde peut produire et peut diffuser. Il y a obligatoirement une chute importante dans la structure de production.

C’est cette crise qui se produit maintenant. Le journalisme continue à exister, surgissent ici et là beaucoup d’initiatives sympathiques, beaucoup même sans base de financement. Beaucoup de type volontariste, comme c’est le cas de Midia Ninja [7]. Le journalisme est une production humaine, une production culturelle. Il ne cessera pas d’exister pour une crise du modèle de production.

IHU ON-LINE – Si tous réussissent à produire, qu’en est-il de la préoccupation de la sélection, si l’on considère l’opinion et l’interprétation qui souvent enrobent le fait ?

NATALIA VIANA – Çà dépend de celui qui produit et du lecteur. Sur internet il y a réellement une multitude d’opinions, et ça n’est pas mauvais. Mais nous, dès le début de Pública, nous avons toujours eu en vue que notre rôle était de publier des faits, des données et des reportages fondés. Si bien que nous ne produisons aucun article d’opinion, nous ne produisons pas d’analyses, seulement du reportage, parce que c’était justement ce que nous trouvions qui manquait.

IHU ON-LINE – Dans quelle mesure pensez-vous que l’internet a un impact sur la production journalistique ? Serait-il possible de répéter une expérience comme Pública en matière de circulation et d’intérêt social dans un monde off-line ?

NATALIA VIANA – Je ne crois pas qu’il soit possible de faire ce type de relation, parce que les initiatives sont les fruits de leur époque. Au Brésil, durant les années 70, il y a eu des initiatives très importantes en ce sens, comme l’a été le journal Movimento (1975-1981). J’ai écrit un livre sur l’histoire de ce journal avec Marina (Amaral), l’autre directrice de Pública, et (Carlos) Azevedo, notre conseiller. L’une des choses que j’ai étudiées pour ce livre c’est justement comment ils réalisaient la distribution, qui était une histoire fantastique. C’était un journal pro-démocratie en pleine Dictature, qui était tiré dans une imprimerie ici à São Paulo ; les gens se relayaient du vendredi au samedi matin pour emballer, transporter à l’aéroport et transférer [les journaux] par avion. Il y avait des volontaires dans chaque ville, généralement des étudiants, qui recevaient le journal et allaient le vendre de bar en bar. Çà a été une initiative assez importante, qui a eu un impact politique significatif ; c’était à une autre époque, mais elle a eu un impact. Chaque initiative est le fruit de l’histoire, Pública est apparue maintenant parce que les outils que nous utilisons nous sont donnés.

IHU ON-LINE – Quelle est votre opinion sur la nécessité d’un diplôme de journalisme ?

NATALIA VIANA – Il est très important d’avoir une bonne formation, et le journaliste a besoin d’une formation solide. Personnellement je ne suis pas favorable à une obligation de diplôme, mais çà c’est mon opinion et non celle de Pública. Si le professionnel est formé, il est clair que ce sera un meilleur journaliste, mais la question est de savoir si nos universités sont à même de le faire ou non. Cette discussion est extrêmement polémique dans le monde entier, il n’y a pas de règle unique. Il existe de nombreux pays où le diplôme n’est pas obligatoire et où le journalisme fonctionne très bien. Au Brésil, adopter le diplôme a eu aussi une fonction importante dans la professionnalisation de l’activité journalistique, et historiquement cette conquête a été très importante, mais je pense que le débat est ouvert.

IHU ON-LINE – Qu’est-ce qui distingue un bon journaliste ?

NATALIA VIANA – J’en discute beaucoup avec Marina (Amaral) et nous sommes arrivées à une conclusion inattendue. Évidemment, en plus de s’en tenir aux faits, le journaliste doit être complètement engagé et passionné, souvent obsédé pour parvenir au plus près de la réalité du fait, infatigable, insistant et très embêtant. Mais, pour nous, l’absence de préjugé est un point fondamental. Le préjugé affecte beaucoup votre capacité à entendre l’autre, et tout bon journaliste a besoin de savoir écouter. Le bon journaliste n’a pas de préjugé.

Notes du traducteur :
[1] Andriolli Costa est un journaliste d’IHU-OnLine ayant pratiqué de nombreux reportages sur l’agronégoce.
[2] Agence pratiquant un journalisme sans but lucratif, dont les reportages, sous licence creative commons, peuvent être librement reproduits. Elle a pour principe, en suivant une investigation rigoureuse, de défendre les droits de l’Homme selon 3 axes : la Coupe du Monde 2014, les méga-investissements en Amazonie, la dictature militaire.
[3] Crowfunding : Mode de financement sans participation des acteurs traditionnels de financement, qui se fait notamment à travers les réseaux sociaux.
[4] Les « creative commons » sont une initiative proposant une solution alternative légale aux droits de la propriété intellectuelle. Les œuvres sous ce type de licence sont mises à disposition en ligne ou hors ligne avec des autorisations d’exploitation préalables de l’auteur afin d’encourager leur circulation.
[5] Plantés en terre - Assassinats politiques au Brésil d’aujourd’hui. Ce titre fait référence à l’assassinat du leader indien xukuru, Francisco de Assis Araújo, en mai 1998. Pour son épouse, il n’a pas été enterré mais « planté en terre ».
[6] Menace sur nos libertés : comment internet nous surveille, comment résister. Laffont : 2013.
[7] Midia Narrativas Independentes, Jornalismo e Ação [Exposés indépendants, journalisme et action] : groupe formé en 2011 divulguant les nouvelles dans les réseaux sociaux tels que Facebook et ayant pour objectif l’activisme sociopolitique. Le groupe et son leader, Pablo Capilé, ont été accusés d’escroquerie en 2013.

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