Depuis 1994, Nestlé exploite le parc d’eau de São Lourenço dans l’Etat de Minas Gerais (Brésil) qui abrite plusieurs sources d’eaux minérales. Quelle est la particularité de ces eaux ?
<img1305|left> Ces eaux ont été découvertes à la fin du XIXe siècle. Leur goût était très fort. Presque par hasard, on a constaté qu’elles avaient des propriétés médicales pour soigner, entre autres, la peau, les troubles digestifs ou la pression sanguine. La nouvelle s’est alors répandue et les gens ont accouru, de plus en plus nombreux, attirés par les pouvoirs salutaires de ces eaux. Le Parc d’Eau actuel a été créé au début du XXe siècle, entraînant le développement de la ville de São Lourenço. A l’origine, on comptait 9 sources de qualités différentes ; par la suite, d’autres sources similaires ont été repérées dans les environs, entraînant le développement de trois autres parcs et de trois autres villes : Cambuquira, Lambari et Caxambu. Aujourd’hui, la région - nommée Circuito de Aguas - est considérée comme la plus riche zone d’eaux minérales au monde. Jusque dans les années 40, une véritable « Médecine des eaux » s’est développée. Beaucoup de médecins vivaient et travaillaient dans les parcs d’eau. Les cures ont aussi contribué à l’essor touristique de cette région.
Ces eaux ont des propriétés uniques et de plus constituent une source de revenus importante pour la ville, comment se fait-il que leur gestion soit confiée à Nestlé ?
Le Parc d’Eau de São Lourenço a toujours été privé. Il a d’abord appartenu à une famille. Au début du XXe siècle, une banque l’a acheté puis vendu au groupe français Perrier-Vittel. Lorsque Nestlé prit le contrôle de Perrier-Vittel, le Parc est devenu sa propriété. Le groupe Perrier-Vittel ne faisait que mettre en bouteilles les eaux minérales et les vendre sans générer de problèmes avec la communauté locale. Avec Nestlé, les choses ont changé.
Quelles sont justement les activités de Nestlé ?
En 1996, Nestlé a illégalement foré un puits de 158 mètres de profondeur dans le Parc d’Eau, pour y pomper 30.000 litres par jour. Mais pendant deux ans, l’eau fut simplement déversée dans la nature ! En 1998, la multinationale a voulu la commercialiser. L’eau était cependant trop ferrugineuse, le contenu des bouteilles noircissait.
Même si sa qualité ne s’altérait pas, aucun consommateur n’était prêt à l’acheter. Alors, Nestlé a demandé l’autorisation d’extraire le fer de cette eau et d’en effectuer la mise en bouteilles, agissant comme si c’était encore une eau minérale. L’autorisation fut refusée à Nestlé qui fit appel, en vain. Malgré cela, l’entreprise a déminéralisé l’eau, lui enlevant non seulement le fer, mais aussi d’autres minéraux. Elle commercialise aujourd’hui cette eau de table artificiellement re-minéralisée sous le nom de Pure Life. C’est une eau de table destinée spécialement aux pays dits pauvres. Au Pakistan, par exemple, il y a aussi une autre fabrique de Pure Life. Pour produire et mettre en bouteilles Pure Life, Nestlé a agrandi l’ancienne usine de Perrier Vittel. Elle a construit une nouvelle fabrique dans le Parc d’Eau - ce qu’elle n’aurait pas eu le droit de faire si la loi brésilienne avait été respectée. Comme Pure Life se vend bien dans les grandes surfaces, Nestlé a creusé un autre puits de 150 mètres de profondeur dont elle extrait 30.000 litres d’eau supplémentaires par jour.
Pourquoi puiser de l’eau minérale si ensuite on la déminéralise ? Peut-on réutiliser les minéraux ?
Nous nous sommes posés la même question. N’importe quelle eau pourrait servir à produire Pure Life. Pourquoi détruire une eau rare et précieuse en lui ôtant ses minéraux au lieu de préserver ses propriétés thérapeutiques et médicales offertes par la nature ? La seule réponse que nous concevons, c’est l’appétit de la multinationale : Nestlé est devenue propriétaire du Parc d’Eau lorsqu’elle acheta le Groupe Perrier. La société doit tirer un profit de cette acquisition, elle a investi des millions de dollars pour construire une nouvelle fabrique. Maintenant elle désire récupérer le maximum de son investissement.
Depuis 1999, la population de São Lourenço se mobilise contre Nestlé. Pourquoi ?
En 1999, les habitants de São Lourenço ont remarqué que les eaux minérales perdaient leur goût spécifique, comme si les eaux devenaient plus « faibles ». Une des sources : la Magnesiana s’est même tarie.
Nous avons alors pensé que cela provenait de la surexploitation liée au pompage intensif de Nestlé. Ces eaux restent une longue période sous terre où lentement elles s’enrichissent de minéraux. Si on extrait plus d’eau que la nature peut naturellement remplacer, les eaux commencent à se déminéraliser. Nous avons donc sollicité et obtenu une réunion publique à la municipalité et les directeurs du groupe Nestlé-Perrier Vittel ont été interrogés. Ils se sont montrés arrogants et leurs explications étaient insatisfaisantes. Nous avons alors fondé un mouvement de « citoyens des eaux » qui a mené ses propres enquêtes. Les résultats ont été transmis au procureur du ministère public de São Lourenço. Il a alors lancé une enquête sur les activités de Nestlé.
L’enquête du ministère public fait peser de nombreuses charges sur Nestlé.
Oui, il y a différents types de charges : la principale, naturellement, concerne la déminéralisation des eaux. Selon la loi fédérale brésilienne, les eaux minérales ne doivent pas être altérées, il faut les utiliser telles qu’on les trouve à l’état naturel. L’autre charge majeure concerne la fabrique construite à l’intérieur du Parc d’Eau et surtout son mur d’enceinte. Ce mur destiné à protéger la fabrique des inondations mesure trois mètres de haut et atteint jusqu’à sept mètres de profondeur. Il traverse le socle d’argile qui constitue un agent protecteur naturel des eaux ; le PH acide de ce socle détruit toutes les bactéries qui y pénètrent. Cette couche d’argile se trouve au maximum à trois mètres de profondeur. Le mur l’a endommagée d’une façon inestimable. Par contre, et c’est malheureux, le pompage intensif n’est pas considéré comme illégal. Dans la loi fédérale brésilienne, les eaux minérales sont classées parmi les minéraux et non parmi les eaux spéciales nécessitant une protection particulière. Dans la pratique, les eaux minérales peuvent donc être exploitées jusqu’à leur tarissement, à l’instar de n’importe quelle mine de fer.
Où en est la procédure aujourd’hui ? Nestlé a-t-elle été jugée ? A-t-elle changé de pratique ?
Tant l’Etat que les Ministères publics fédéraux enquêtent sur Nestlé. Une expertise du Parc d’Eau a été demandée pour évaluer la qualité des eaux et la situation réelle du parc. Nestlé a réussi à l’éviter. Les mouvements sociaux font aussi leur travail et cherchent à informer le public sur les activités de Nestlé. Mais la situation est de plus en plus difficile, car l’entreprise a lancé une campagne de propagande sur les principaux canaux de la télévision brésilienne. Bref, aujourd’hui la production de Pure Life continue et si l’on se fonde sur le nombre de camions qui sortent de l’usine, on peut même dire qu’elle s’accroît. La qualité originelle de l’eau minérale du parc - une merveille que la nature a mis des millions d’années à créer - a probablement été affectée irrémédiablement. Ce changement dans la qualité des eaux a touché le tourisme, principale activité économique de la ville. Beaucoup de gens perdent leur emploi. Quant à la fabrique Pure Life, elle est hautement mécanisée et n’importe quel grand hôtel de São Lourenço emploie plus de monde que Nestlé. Mise en balance avec les dégâts qu’elle provoque, la contribution sociale de la multinationale est dérisoire pour la ville et pour la région. Seul un appui international peut actuellement sauver le Parc d’Eau de São Lourenço. Un jour, la procédure juridique donnera raison à la partie civile et Nestlé devra arrêter la production de Pure Life à São Lourenço, mais le Parc d’Eau sera alors déjà asséché.
En mars dernier, vous avez participé au Forum Social de l’eau à São Paulo, qu’est-ce que ce forum vous a apporté ?
D’abord, c’était très beau de voir des personnes de tout le pays - même des Indiens - discuter ensemble de problèmes communs. Le mouvement social ici prend conscience des dangers liés aux privatisations. Mais attention, la démocratie brésilienne est relativement jeune et la conscience citoyenne aussi. Nous sommes encore fragiles.
Quel avenir souhaitez-vous pour le circuit d’eau du Minas Gerais ?
Un avenir plus proche des traditions, que la médecine des eaux reprenne sa place. En fait, nous ne savons pas quels sont réellement les pouvoirs de ces eaux, car aucune étude approfondie n’a été faite. Qui sait quels secrets et quels espoirs s’y cachent encore ?
Interview réalisée par Lara Cataldi, avril 2003 pour la revue Vers un développement solidaire, numéro 171, © COPYLEFT Vers un développement solidaire 2003.