Avant Noël, après plusieurs jours d’hospitalisation, la mannequin et présentatrice Andressa Urach a été autorisée à quitter l’hôpital, heureusement pour elle, toujours en vie, et avec la possibilité de retrouver la forme. Pendant toute cette période d’hospitalisation, la presse et les réseaux sociaux ont abondamment commenté la vie de la modèle, ils ont fait courir des bruits sur son état de santé, sur les techniques esthétiques, sur la dictature de la beauté et sur les cliniques. Quelques rares média ont donné une information qui a surpris tout le monde : après avoir été prise en charge successivement par différentes cliniques privées qui ne réussirent pas à la soigner, c’est dans un hôpital 100% public, le groupe hospitalier de Conceição (l’un des rares hôpitaux du Ministère de la Santé), que la modèle a pu être sauvée. Ce sont les personnels de santé, qui doivent faire face à toutes les défaillances des hôpitaux publics, qui ont trouvé des solutions aux complications survenues à la suite des traitements esthétiques. Une fois de plus, ce faisant, ils ont garanti au mannequin ce droit à la santé qu’ont obtenus les 200 millions de Brésiliens : l’accès à un système de santé qui se veut universel.
Même dans ses rêves les plus fous, un partisan du Système Universel de Santé ne pouvait espérer voir en gros titre : « Un hôpital public sauve une modèle souffrant de complications suite à des chirurgies esthétiques réalisées en clinique privée ». Ou « Contrairement à ce qui se passe à Miami, un modèle n’a pas besoin de payer d’avance pour avoir la vie sauve dans un hôpital public ». Mais il est nécessaire de donner toute la publicité possible à cet événement pour que celui-ci, qui met en évidence l’une des contradictions entre les deux systèmes de santé, le public et le privé, ne passe pas inaperçu. En raison de l’importance de ces deux systèmes au Brésil, il est fondamental d’affronter ces contradictions et d’y apporter des solutions afin d’éviter de laisser dépérir le projet d’un système universel de santé de qualité. Ceci renforcerait l’inégalité, y compris dans le secteur privé.
Alexandre Padilha, médecin, 43 ans, ex-ministre de la Coordination politique de Lula, est l’actuel Ministre de la santé du gouvernement de Dilma et candidat comme gouverneur de São Paulo en 2014.
Le Brésil est le seul pays de plus de 100 millions d’habitants qui offre à sa population un accès universel à la santé. Ni même les récentes Constitutions latino-américaines dites bolivariennes n’ont été aussi audacieuses : « la santé est un DROIT pour tous et un DEVOIR pour l’État ». Cependant, près de 50 millions de personnes recourent à des assurances maladie privées, pour la prise en charge médicale et hospitalière (ils étaient 30 millions en 2003), 70 millions si on inclut la prise en charge dentaire. Les chiffres concernant ces deux systèmes impressionnent les Ministres de la santé ainsi que les investisseurs du monde entier. Les cas similaires à celui d’Andressa Urach, de patients du système privé qui se tournent vers le système public, faute de couverture ou bien en raison d’une urgence, sont beaucoup plus répandus que l’on ne l’imagine. Depuis 2011, quand j’ai assumé la direction du Ministère de la santé, nous avons introduit un ensemble de modifications administratives pour mieux comprendre quand ces cas se produisent. Dans ces cas-là, nous cherchons à nous assurer que les frais engagés par le système public soient remboursés par les assurances privées et non par le patient. Depuis lors, les compagnies d’assurances privées ont l’obligation d’émettre un numéro de carte SUS pour tous leurs bénéficiaires, permettant au Ministère de la Santé de réaliser ce suivi. Vous qui me lisez, et qui bénéficiez d’une assurance maladie, vous avez un numéro de carte du SUS et peut-être l’ignorez-vous. Depuis lors, le SUS a connu des records de remboursements auprès des assurances : en trois ans, ceci a représenté plus que la totalité de ce que l’Agence nationale de la santé (ANS) - créée en 2000 - a récupéré depuis qu’elle existe. Mais l’on doit avancer plus encore en ce qui concerne le recouvrement de ces sommes et le gouvernement Dilma a procédé à de nouvelles mesures à cet effet. Le cas le plus courant d’hospitalisation dans les hôpitaux publics de la part des bénéficiaires d’assurances privées est connu, c’est l’accouchement. Récemment, on a pu voir circuler sur les réseaux Internet, l’histoire d’une touriste canadienne ayant accouché en urgence à Hawaï et qui, de retour dans son pays, a reçu une facture de 2,5 millions de dollars.
Je pourrais citer d’autres exemples dans lesquels nous bénéficions du système public sans le savoir. Depuis 2001 le Brésil a le record mondial de greffes dans des hôpitaux publics. Le SAMU sauve des vies sans demander de plan ou exiger un chèque. La vigilance sanitaire établit des règles et contrôle la nourriture des restaurants, y compris des restaurants hauts de gamme aux prix exorbitants. Ces mêmes instances analysent le risque pour la santé des équipements, des médicaments, des boissons de grande consommation, des cosmétiques et des produits esthétiques. L’usage même de l’hydrogel était déjà interdit par l’Agence de Vigilance Sanitaire (ANVISA) pour éviter des complications comme dans le cas d’Andressa Urach.
Ces contradictions induites par la coexistence des deux systèmes, public et privé, ont un impact sur les défis majeurs que pose la pérennité du système universel de santé : le sous-financement et l’inégalité d’accès aux services. Et elles créent un contexte, sur le marché du travail et dans le secteur industriel de la santé, qui a des conséquences lourdes sur un autre élément fondamental d’une santé publique humanisée : la formation et l’attitude des professionnels de santé.
Il existe un consensus entre les partis politiques au Brésil : la santé publique est sous-financée. Mais leurs réponses divergent sur les solutions à apporter. Depuis l’arrêt de la CPMF [1], qui a privé le Ministère de la santé de 40 milliards de réaux par an, le Brésil investit dans la santé publique en moyenne 3 fois moins par personne que ses partenaires sud-américains comme le Chili, l’Uruguay et l’Argentine. Environ 7 à 8 fois moins que certains pays européens ayant mis en place de nouveaux systèmes de santé, l’Espagne et le Portugal, par exemple et 11 fois moins que l’Angleterre qui a gardé son système traditionnel. En même temps, d’après les données récentes publiées par l’Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada (IPEA), l’exemption fiscale relative aux assurances maladies au Brésil a atteint les 18 milliards de réaux. Autrement dit, alors même que l’État ne dispose pas des moyens suffisants permettant de garantir un accès pour tous à la santé, il cofinance un système privé ne concernant qu’une partie de la population laquelle se trouve dans l’obligation de payer des sommes importantes pour bénéficier de soins. En outre, l’État supporte les conséquences de certains processus qui ne sont pas couverts par les assurances. L’incorporation de nouvelles technologies, le vieillissement de la population, l’impact des accidents de la route et de la violence urbaine sur les coûts des services d’urgence et de convalescence transforment l’équation, déjà précaire en quelque chose d’insoutenable. Ce n’est pas étonnant si la préoccupation première de la population est l’amélioration du système de santé et si la demande qui vient en premier est d’avoir une assurance maladie, le rêve de la nouvelle classe moyenne. Récemment, le gouvernement de Dilma a obtenu deux conquêtes importantes : la règle qui établit le niveau d’investissement de l’État fédéral, des États et des Municipalités ainsi que l’attribution d’un pourcentage des ressources du pré-sal [2] au secteur de la santé. Mais il faut aller plus loin.
Les options de financement de la santé sont l’un des signes de l’inégalité, en partie cachée, dans notre pays. Il est plus que temps pour nous autres, qui plaçons la réduction des inégalités au centre de notre projet politique, de les affronter. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons notre capacité à dialoguer avec une partie importante la classe ouvrière qui souffre du manque de qualité et des coûts des systèmes publics et privés. Nous devons passer à l’offensive dans un dialogue avec la société, faire de la pédagogie et expliquer que l’augmentation du financement de la santé passe nécessairement par une remise en cause du régime fiscal injuste qui est le nôtre. Il n’est pas raisonnable, dans un pays comme le Brésil, que celui qui gagne 60 mille réaux par an, paie 27 pour cent d’impôt sur le revenu alors que celui qui reçoit 2 millions en héritage n’est guère imposé. Dans des pays comme les États-Unis (30-40 pour cent), la France (45 pour cent), l’Allemagne et le Japon (50 pour cent) les taux d’imposition sur l’héritage seraient différents. Des études réalisées en 1999 ont montré qu’un taux d’imposition de 0,8 à 1,2 pour cent sur les fortunes de plus d’un million de réaux rapporteraient environ 1,7% au PIB, c’est-à-dire plus que ce qui était obtenu avec la CPMF.
La formation et le comportement des professionnels sont l’autre espace marqué par les relations entre deux systèmes, le public et le privé. La bataille lancée par le programme Mais Medicos [3] (Plus de médecins), les accusations récentes de sévices sexuels et de préjugés de la part d’élèves de facultés de médecine ainsi que l’attitude absurde de certains leaders condamnant la campagne antiraciste organisée par le Ministère de la santé, tout cela a montré au grand jour les valeurs qui influencent la formation de nos futurs professionnels des deux systèmes de santé. Au cœur de cette situation, il y a deux courants de tension qui s’alimentent mutuellement. D’un côté, un idéal libéral d’exercice de la profession qui, dès le début du cursus universitaire, alimente un fort scepticisme vis-à-vis d’un système public de qualité et le mépris de ses bénéficiaires : les pauvres, les femmes, les Noirs, les homosexuels et le bas peuple. De l’autre côté, un marché dynamique et lucratif de technologies, d’orthèses de prothèses, d’équipements, de produits pharmaceutiques, de services, de publications, de congrès qui finance une vision chaque fois plus spécialisée de la formation et de l’activité médicale. Ce n’est pas pour rien si l’enquête initiée par le Ministère de la santé en mars 2013 et qui a récemment bénéficié d’une certaine notoriété grâce à ce document télévisé ainsi que le programme Mais Médicos ont enflammé les débats, questionnant sur les modèles à suivre et les conduites à tenir. Il n’y a aucun professionnel de santé au Brésil, ni même celui qui s’est spécialisé en chirurgie esthétique travaillant dans le privé, qui n’aie dépendu du SUS pour sa formation. De mon temps d’étudiant en médecine, nous avons inventé une phrase : « arrêtons d’apprendre chez les pauvres pour ne vouloir soigner que les riches ».
Cette réalité qui est un défi, nous ouvre une grande opportunité. Il faut comprendre qu’un système public de cette dimension dans un pays aussi inégalitaire et divers que le nôtre, met à notre disposition une plateforme continentale permettant le développement de l’industrie et des services dans le champ de la santé. Le Brésil sera plus riche et moins inégalitaire quand nous pourrons articuler ces deux perspectives. Il ne sera pas possible de soutenir un système public de santé sans croissance économique et dans cette optique, il faut s’engager à fond dans l’innovation technologique. Parallèlement, le complexe des industries et des services de santé ne peut survivre au Brésil si l’on ignore le marché interne stimulé par l’accès à un système public qui se modernise constamment. Utiliser le pouvoir d’achat de l’État pour renforcer un secteur économique qui génère de l’emploi et de l’innovation technologique au Brésil a connu dans le domaine de la Santé une expérience récente des plus réussies. D’un côté, elle s’appuie sur l’audace dans la mesure où elle définit l’intérêt public et national comme voie à suivre et, de l’autre, sur la prévisibilité, les de règles qui engageraient le secteur privé à entrer dans cette dynamique pour le bien du Brésil. Dans une perspective de développement du Brésil, s’inspirer de cette expérience est fondamental pour consolider la Santé publique comme un véritable atout et non pas comme un fardeau à porter.
Notes de la traduction :
[1] CPMF : impôt sur les transactions financières destiné à compléter le budget de la santé. Cet impôt créé en 1993 a été plusieurs fois supprimé et réintroduit avant d’être ʺdéfinitivementʺ supprimé en 2007.
[2] Pré-sal : réserves en pétrole le long du littoral brésilien
[3] Programme Mais Médicos. Programme de santé mis en place en juillet 2013. Son objectif est d’assurer une présence médicale dans les communes éloignées des grands centres et dans les quartiers pauvres des grandes villes où les médecins brésiliens ne sont pas présents. Plus de 14.000 médecins, principalement étrangers (11.000 cubains) sont engagés dans ce programme et apportent une assistance à plus de 30 millions de personnes qui auparavant n’avait pas accès aux soins médicaux là où elles résident.