La trame complexe de l’agroécologie

 | Par Juliana Dias

Source : Outras Palavras - 24/04/2015
Traduction pour Autres Brésils : Anne-Laure BONVALOT et Mélanie TOULHOAT

Comment l’échange de connaissances, de techniques et d’affects ouvrent un espace pour un nouveau type de production rurale, dans un pays où prédomine encore le modèle des déserts verts. Photographies : Maria Morães.

Le nombre d’agriculteurs cherchant à réaliser une transition des systèmes productifs conventionnels à la production d’aliments en harmonie avec la nature est en augmentation. L’existence d’autres agriculteurs pionniers dans ce domaine, ainsi que d’un réseau d’entités, d’organisations et de groupes gouvernementaux, constitue un précédent encourageant. La croissance de ces initiatives a partie liée avec la capacité à mobiliser et à activer des liens de proximité présents dans le quotidien des communautés de ces producteurs d’aliments sains. Les connaissances accumulées de génération en génération sont la source première des compétences de ces agriculteurs en matière de préservation des ressources naturelles et d’innovations au sein de l’organisation productive et sociale. Cela préserve le caractère central de la main d’œuvre familiale et l’appartenance à la communauté.

Les paysans, dont la culture est fortement marquée par les liens territoriaux, forment une population diversifiée, regroupant différents modes d’occupation de l’espace, des traditions ancestrales et des identités affirmées. Ce sont des paysans pratiquant une agriculture familiale basée sur la réforme agraire, des travailleurs salariés habitant à la campagne, des populations vivant en forêt, des agriculteurs-cueilleurs, des Métisses d’Indiens, des peuples des rivières, des casseuses de noix debabassu [1], des cueilleurs d’açai [2], des travailleurs des rivières et des mers, des habitants traditionnels du littoral, des pêcheurs artisanaux, des communautés indigènes ou issues des quilombos  [3], mais aussi d’autres acteurs pratiquant une agriculture urbaine ou périurbaine. À travers le temps et dans des espaces différenciés, un trait commun unit entre eux ces groupes : leur combat pour se hisser à la tête des mouvements sociaux. Le fait de donner de la visibilité à ces trajectoires est un moyen de faire reconnaître publiquement leur contribution à la société.

Marcio Mendonça, ingénieur agronome, coordinateur du programme d’Agriculture Urbaine de l’AS-PTA-Agriculture et Agroécologie, explique que l’un des objectifs de l’institution est de « rechercher et de faire connaître les expériences qui ouvrent de nouveaux chemins pour produire différemment, de valoriser la diversité culturelle et de maintenir les liens avec le territoire ». Il explique également qu’en plus de les localiser, l’idée est de faire en sorte que les groupes se rencontrent. « Le fait de promouvoir le troc, la connaissance et l’échange de ces expériences stimule l’organisation et l’action en réseau », ajoute-t-il. Ces rencontres renforcent et renouvellent de l’intérieur les espaces institutionnalisés, comme les organisations paysannes, les coopératives et les syndicats. Selon lui, ces institutions en viennent à intégrer à leur quotidien le rôle de promoteurs de l’agriculture familiale. « Il est nécessaire de donner de la visibilité et de renforcer le rôle de ceux qui pratiquent l’agriculture familiale sur le plan politique, afin qu’ils occupent une place de choix dans les débats entre le gouvernement et la société », affirme-t-il.

Au cours des dix dernières années, les Rencontres Nationales d’Agroécologie (ENA), les Journées d’Agroécologie dans l’État du Paraná, la création de l’Association Nationale d’Agroécologie et de l’Association Brésilienne d’Agroécologie (ABA-Agroécologie), ont contribué à consolider un certain nombre de convergences qui alimentent aujourd’hui les processus d’articulation du champ agroécologique, et ce de manière multiple.

Réseaux, articulations, relations

À Rio de Janeiro, le Réseau Carioca d’Agriculture Urbaine (Réseau CAU) est l’une des expériences emblématiques de ce renforcement politique. Créé en 2009, il réunit plus de trente organisations pour la défense de l’agroécologie en ville. Y participent les représentants de diverses organisations populaires : agriculteurs, institutions de recherche et d’enseignement, agents gouvernementaux et non-gouvernementaux qui se considèrent comme des représentants autonomes. Le réseau est lié à l’Articulation de l’Agroécologie de l’État de Rio de Janeiro (AARJ), au Collectif National d’Agriculture Urbaine et à l’Articulation Nationale d’Agroécologie (ANA).

En ville, l’invisibilité des agriculteurs est encore aggravée par un système alimentaire qui éloigne le lieu de production du lieu de consommation, faisant perdre de vue au citoyen l’existence d’autres manières de vivre, de produire et de manger. Parallèlement à cela, à Rio, le réseau CAU s’engage pour le développement de potagers productifs et de parcelles cultivées. Il défend la valorisation de l’agriculture paysanne, la consommation éthique et responsable en tant que dimension d’une lutte commune entre la campagne et la ville, ainsi que l’accès à des politiques publiques adaptées. Cette mobilisation sociale confère de la visibilité à l’agriculture dans les espaces urbains. Ce faisant, le réseau se reconnecte avec son parcours historique pour l’approvisionnement de la ville, revendique un autre modèle de développement agricole et insère les agriculteurs paysans urbains dans des espaces politiques stratégiques.

Le Réseau CAU bénéficie du soutien du Conseil de Sécurité Alimentaire et Nutritionnelle de la Ville de Rio (Consea-Rio), présidé par l’agriculteur Francisco Caldeira, ainsi que de l’Association des Agriculteurs Écologiques de Vargem Grande (Agrovargem), membre du réseau. Il est également présent dans le conseil de gestion du Circuit Carioca de Marchés Biologiques (CCFO), grâce auquel l’agriculture urbaine est représentée dans divers marchés. Le réseau agit en outre au sein du programme Mosaïque Carioca de Zones Protégées, au sein duquel il cherche à établir un dialogue à propos de l’importance et du rôle des familles d’agriculteurs dans les zones protégées. Il a également participé activement aux discussions en vue de l’élaboration du Plan National d’Agroécologie et de Production Biologique (Planapo), mis en place en 2007 par le gouvernement fédéral. Selon Mendonça, la synergie du collectif est à même de jouer un rôle décisif dans l’élaboration et l’infléchissement des politiques publiques.

Dans la lettre ouverte intitulée « Sociobiodiversité et bien commun carioca », le Réseau CAU insiste sur la « tâche complexe consistant à affronter l’invisibilité », qui très souvent occulte l’action et la voix de ces acteurs sociaux. Toutefois, si l’on considère les victoires de ces mouvements, on constate qu’ils ont gagné en importance et en représentativité.

Le Réseau CAU a organisé un groupe au sein du Système Participatif de Garantie (SPG), homologué par l’Association des Agriculteurs Biologiques de l’État de Rio de Janeiro (ABIO), habilité par le Ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de l’Approvisionnement (MAPA). Le SPG est une modalité d’évaluation de la production agro-écologique/biologique plus commode pour le paysan, fondée sur le contrôle social et la vérification de l’application des normes, réalisés en association avec les agriculteurs eux-mêmes, les membres fournisseurs du groupe, et la participation de membres collaborateurs (consommateurs et autres institutions de soutien technique). À l’issue de cette victoire, de nombreux producteurs, dont deux exploitations urbaines, ont obtenu leur certification « production biologique ». Grâce à cette certification, les chances d’écouler leurs produits augmentent, mais surtout la crédibilité auprès du consommateur. La concrétisation de l’accès à la Déclaration d’Aptitude auprès du PRONAF (Programme National de Renforcement de l’Agriculture Familiale) - DAP, combinée au processus organisationnel du SPG, a rendu possible la participation de ces agriculteurs au Marché Agroécologique de la Freguesia, en plus de l’accès à des programmes gouvernementaux, comme le Programme National d’Alimentation Scolaire (PNAE) qui fournit des aliments aux élèves de trois écoles publiques de la zone Ouest de Rio de Janeiro. Ainsi, le PNAE permet de garantir le droit fondamental de l’homme à une alimentation adaptée et saine, et rend possible une réflexion sur les défaillances du modèle d’approvisionnement de la ville. Cette politique publique permet que différentes conceptions didactiques et éducatives centrées sur l’alimentation soient intégrées au processus d’enseignement et d’apprentissage dans les écoles du réseau public.

D’après l’agronome Claudemar Mattos, conseiller technique de l’AS-PTA - Agriculture familiale et Agroécologie, « le label “production biologique” valorise un système de production sans pesticides ni semences génétiquement modifiées. Son émission par l’Organisme Participatif de Vérification de la Conformité (OPAC), en l’occurrence l’ABIO (Association des Agriculteurs Biologiques de l’État de Rio de Janeiro), est précédée de l’accord du groupe, assorti du rapport positif d’une commission chargée de réaliser des visites de contrôle au sein des systèmes productifs des agriculteurs ». Les visites de contrôle visent également à promouvoir l’échange d’expériences entre les participants ou de conseils aux agriculteurs membres, afin qu’ils puissent résoudre d’éventuels problèmes de non-conformité empêchant l’obtention du Système Participatif de Garantie (SPG).

Les espaces institutionnels et politiques se trouvent renforcés de par la création d’espaces informels, comme les marchés agroéologiques et les événements d’ordre culturel et touristique. En 2013, le Réseau CAU a entamé la construction d’un marché agroécologique dans le quartier de Freguesia, dans la zone Ouest de la ville de Rio de Janeiro, avec le soutien de la AS-PTA et de l’association des habitants de la région. Autre rencontre traditionnelle : la « Fête du Kaki », célébrée depuis cinq ans tous les 21 avril dans les exploitations de kaki de la zone de Maciço da Pedra Branca. Ces initiatives, soutenues par le « Projet Aliments Sains dans les Marchés Locaux » réalisé par la AS-PTA sous le patronage de l’entreprise Petrobras dans le cadre du Programme Petrobras Socio-environnemental, ont démontré la pertinence des interactions, des apprentissages et des échanges de savoirs entre les agriculteurs et les consommateurs.

Au rang des victoires du Réseau CAU, on compte aussi la reconnaissance des communautés Cafundá Astrogilda et Camorim comme étant issues de quilombos. La certification fut accordée par la Fondation Palmares à ces communautés, sises elles aussi dans la zone de Maciço da Pedra Branca. « Peu à peu, les petits pas deviennent grands et prennent de l’importance », conclut Bernadete Montesano, représentante du Centre de Référence d’Assistance Sociale (CRAS) Cecília Meirelles de la Mairie de Rio au sein du Réseau CAU.

D’autres expériences en réseau

À Guapimirim, l’une des dix-neuf communes de la région métropolitaine de Rio de Janeiro, les paysans de la communauté du Fojo, pratiquant une agriculture familiale, ont monté une Association de Producteurs Ruraux (AFOJO) en 1997. Mais elle fut seulement officialisée en 2007, avec l’obtention du certificat SPG. À partir de ce moment, il a été possible de construire un partenariat avec l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) pour créer un marché agroécologique sur le campus de l’Île du Fundão, en 2010. Cette opportunité a incité le groupe à agir collectivement afin de conquérir de nouveaux marchés de proximité. Depuis 2011, l’AFOJO participe au Marché Agroécologique de Teresópolis et en 2013, elle a fait son apparition sur le Marché Agroécologique de Guapimirim.

Le 9 février dernier, l’AFOJO, composée de quinze membres, s’est réunie dans la propriété d’Anísio et Clemilda Cesário. L’objet de la rencontre était la planification des actions pour 2015, avec la participation et le soutien de la AS-PTA et de la Coopération et Soutien aux Projets d’Inspiration Alternative (CAPINA). Actuellement, les associés s’emploient à systématiser les données concernant la cueillette, la production et la commercialisation, afin d’intégrer de nouveaux marchés. Le groupe est majoritairement composé de femmes agricultrices et confiseuses, qui apportent sur les marchés leurs aliments et leurs talents culinaires traditionnels. Ils sont vendus au poids sous la forme de gelées, de compotes ou de confitures, les plus populaires et appréciées étant celles à la goyave et à la banane. Il existe également une grande variété de farines : banane, aubergine ou gombo, aux vertus médicinales. Orenir da Silva, cinquante ans, est confiseuse depuis une vingtaine d’années et vendait ses sucreries sur le bord de la route. Elle possède à présent une fabrique à domicile et est très satisfaite de pouvoir commercialiser ses produits directement sur les marchés avec le label « agriculture biologique ».

Renata Souto, conseillère technique pour la AS-PTA, souligne que l’AFOJO opère sur les marchés et sur le territoire, apportant toute l’aide nécessaire pour que les petites exploitations de la communauté puissent cheminer ensemble. « Les liens de confiance, de proximité et le potentiel d’organisation sont notables. Il y a une grande maturité en ce qui concerne le travail collectif », affirme Renata, ajoutant que ces acteurs connaissent (et vivent) les luttes territoriales, la réalité locale et les défis visant à améliorer l’accès aux politiques publiques de la ville. Les membres de l’AFOJO sont engagés dans la création de conditions permettant la mise en place d’un nouveau modèle de commerce, partant de l’expérience déjà accumulée – échange de recettes, d’ingrédients, fabrication d’engrais naturels pour les plantations, transport vers les marchés. Outre les informations et les expériences, ils partagent leurs joies, échangent des plaisanteries, mais également des confidences et des angoisses. L’agricultrice Gilka Pacheco, qui fait du pain sans gluten ni lactose, confie, à propos de la cohésion du groupe les jours de marché : « si un stand manque de marchandises, il y a toujours quelqu’un pour lui venir en aide et compléter son stock », raconte-t-elle.

Mattos, conseiller de la AS-PTA, souligne que la production agroécologique prend tout son sens si on la compare à l’agriculture biologique. Il souligne également les points communs entre l’agroécologie et les mouvements sociaux paysans qui ont vu le jour dans les années 1970 au Brésil. « La production agroécologique est spontanée, engagée en faveur de l’agrobiodiversité, l’auto-consommation et les échanges entre familles d’agriculteurs. La force de ce système réside dans le champ social, dès lors que ces familles se réunissent et s’articulent en collectifs, en affirmant leur identité propre pour gagner en visibilité face à la société et accéder aux politiques publiques », explique-t-il.

Des événements à célébrer en 2015

L’année 2015 est marquée par certaines dates emblématiques qui motivent et renforcent le parcours des paysans contemporains. Les célébrations commencent par le centenaire de la naissance de l’avocat et homme politique Francisco Julião, l’un des leaders des Ligues Paysannes, par les soixante ans de la fondation de la Société Agricole des Planteurs et Pêcheurs de l’État de Pernambuco (SAPPP), ainsi que du Congrès de Sauvetage du Nord-Est et du Premier Congrès des Paysans de l’État du Pernambuco, organisé par Josué de Castro, médecin et auteur du livre Géographie de la Faim. Dans le champ de la formation politique et de l’éducation, on célèbre les vingt-cinq ans du Cours Élémentaire du Mouvement des Sans-Terre (MST), les vingt ans de l’Institut d’Éducation Josué de Castro à Veranópolis (État de Rio Grande do Sul) et les dix ans de l’École Nationale Florestan Fernandes. Pour toutes ces raisons, le MST a déclaré 2015 « année de la Formation Politique et de la Bataille des Idées ». Au vu de cette liste de commémorations, force est de constater que la question agraire reste un défi central au XXIème siècle, comme l’indique la carte politique de la Troisième Rencontre Nationale d’Agroécologie (ENA) en 2014.

L’invisibilité de ces acteurs sociaux est toujours d’actualité et exige de se colleter avec les systèmes de production agricole hautement industrialisés, qui dégradent l’environnement, renforcent les inégalités sociales et contreviennent au droit fondamental de l’homme à une alimentation adaptée (DHAA). Cependant, la consolidation d’espaces collectifs de contestation et de mobilisation sociale, l’articulation politique, la construction de pratiques alternatives et le dialogue des savoirs ouvrent des chemins nouveaux vers une agriculture alternative. C’est pourquoi ces dates deviennent emblématiques : elles rendent compte de l’historicité de cette trajectoire de défense des territoires et des modes de vie.

Notes de la traduction

[1Le babassu (babaçu en portugais) est un grand palmier du Brésil dont les noix contiennent des grains fournissant une huile comparable à celle du coprah.

[2Baie rouge pourpre comestible produite par un palmier originaire d’Amazonie.

[3Du temps de l’esclavage, en Amérique du Sud, le terme quilombo désigne les villages et les communautés formés par les esclaves en fuite dans les régions reculées à l’intérieur des terres.

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