Le résultat, nous le connaissons, en termes de pertes de vies humaines : le Brésil dépassera les 260 000 morts d’ici la fin de cette semaine, augmentant rapidement ses chances de devenir très vite le pays ayant le plus grand nombre de décès de l’histoire de la pandémie de Covid-19 au XXIe siècle. Alors que de nombreux pays du monde verront leur population entièrement vaccinée dans les mois à venir, commençant à entrevoir la possibilité de vaincre la Covid-19, le Brésil lui est confronté à une escalade.
En 2020, les États-Unis et le Royaume-Uni étaient, aux côtés du Brésil, parmi les pays les moins performants en matière de Covid-19. Aujourd’hui, avec le démocrate Joe Biden à la présidence, les États-Unis donnent des signes d’abandon de poste et le Royaume-Uni, du conservateur Boris Johnson, donne l’exemple en matière de campagne de vaccination, le nombre de décès diminuant de jour en jour.
Le Brésil, contre-exemple et paria mondial, s’isole dans l’horreur de la Covid-19. Les données de l’Organisation Mondiale de la Santé montrent que, si le nombre moyen de décès régresse de 6 % dans le monde, au Brésil, il augmente de 11 %. Cette conséquence se fait davantage sentir. Après tout, dans ce crime, il y a des corps, pour l’heure en nombre suffisant pour peupler une ville de taille moyenne seulement avec des cadavres. Lesquels augmentent à la moyenne actuelle de 1 300 décès par jour.
Autre effet moins évident, ce que nous découvrons sur nous-mêmes, en tant que société, lorsque nous subissons cette violence, et ce que chacun découvre sur lui-même lorsque les choix de santé, au lieu d’être déterminés par l’autorité sanitaire publique, dépendent de sa propre décision. Cette deuxième partie de l’expérience s’est avérée assez inquiétante et pourrait saper les liens sociaux au fil des ans, voire des décennies, comme cela s’est produit dans les pays soumis à la perversion de l’État dans le passé.
Continuer à alléguer l’incompétence du gouvernement Bolsonaro dans la conduite de la Covid-19 est soit un symptôme, soit de la mauvaise foi. Symptôme parce que, pour une partie de la population, il peut être trop effrayant d’accepter le fait que le Président brésilien a choisi de propager le virus. L’esprit trouve un chemin de déni afin que la personne ne s’effondre pas. C’est un processus similaire à celui de la personne kidnappée qui trouve des points d’empathie avec son ravisseur afin de pouvoir survivre à l’horreur d’être complètement à la merci d’un pervers.
La mauvaise foi consiste à comprendre ce qui est à l’œuvre et, même ainsi, à continuer de le nier parce que cela sert ses intérêts, quels qu’ils soient. Les recherches menées par l’École de santé publique de l’Université de São Paulo et Conectas Droits Humains ont prouvé que le gouvernement fédéral a mis en œuvre un plan de propagation du virus. L’analyse de 3 049 règlements fédéraux a montré que Bolsonaro et ses ministres avaient - et ont toujours - pour objectif d’infecter le plus grand nombre de gens, le plus rapidement possible, l’objectif étant la reprise complète des activités économiques.
Les preuves sont là, dans des documents signés par le Président brésilien et certains de ses ministres. L’étude prouve ce que toute personne ayant une capacité cognitive moyenne peut vérifier dans sa vie quotidienne, à partir des actes et des discours du Président brésilien. L’action délibérée de propager le virus n’est pas seulement une perception, c’est aussi un fait. Ce qui manquait, c’était la documentation du fait, car il ne suffit pas de percevoir, il faut démontrer et documenter. Et aujourd’hui, l’action est documentée et cette documentation est devenue la base de nouvelles demandes de mise en accusation et de communications à la Cour pénale internationale.
Dans une lettre publique, le Conseil national des secrétaires à la santé a demandé cette semaine l’instauration d’un couvre-feu pour l’ensemble du territoire brésilien et, entre autres mesures, la fermeture des bars et des plages. Les secrétaires ont déclaré que le pays vit le pire moment de la pandémie et ont exigé "une conduite nationale unifiée et cohérente". Ils ont également demandé la suspension des cours et des événements en présentiel, y compris les activités religieuses. "L’absence d’une conduite nationale unifiée et cohérente a entravé l’adoption et la mise en œuvre de mesures appropriées pour réduire les interactions sociales", ont-ils déclaré. "Nous comprenons que l’ensemble des mesures proposées ne peut être exécuté par les gouverneurs et les maires que si un "Pacte national pour la vie" est établi au Brésil, rassemblant tous les pouvoirs, la société civile, les représentants de l’industrie et du commerce, les principales institutions religieuses et universitaires du pays, par le biais d’une autorisation explicite et d’une détermination législative du Congrès national". Bolsonaro, cependant, n’en veut évidemment pas. Et, comme la presse l’a rapporté, ses subordonnés, dont beaucoup sont des généraux quatre étoiles, ont averti qu’il ne le fera pas.
Bolsonaro s’y refuse. Parce qu’il gouverne et que ses actions sont axées sur la propagation du virus. Ceux qui pensent qu’il faut convaincre Bolsonaro de mener un pacte national pour la vie se trompent. Il exécute déjà un pacte national, mais pour la mort, et je n’utilise pas de métaphore. Il a déjà fait plusieurs déclarations publiques et explicites pour que les gens cessent d’être des " tapettes", après tout "la mort, ça arrive", "nous mourrons tous un jour" et "ainsi va la vie". C’est pourquoi, même au pire moment de la pandémie, le Président brésilien reste fidèle et dévoué à sa politique, encourageant les regroupements et les commerces ouverts tout en s’attaquant au port du masque.
A Porto Alegre, l’un de ses partisans, le maire Sebastião Melo (MDB), se fait l’écho du chef : "Contribuez avec votre famille, votre ville, votre vie, pour que nous puissions sauver l’économie de la municipalité de Porto Alegre. Vous remarquerez que nous sommes mis devant à un renversement complet : tout au long de l’histoire, partout et en toutes langues, les autorités publiques ont demandé des sacrifices économiques pour sauver des vies. Le bolsonarisme a inversé cette logique : il exige le sacrifice de la vie - des autres, bien sûr- pour sauver l’économie. Ainsi, le Brésil de Bolsonaro et celui du sacrifice de la vie, soi-disant au nom de l’économie, ont affiché en 2020 le pire PIB de ces 24 dernières années. Alors que les pays qui ont confiné commencent à s’en sortir, du point de vue économique également, le Brésil déraille.
Étant donné l’abondance de preuves concernant la politique de propagation du virus, il faut regarder de près ceux qui continuent à soutenir Bolsonaro, en public ou en coulisses. Les raisons de la mauvaise foi sont nombreuses, selon les individus et les groupes. Une partie de cette entité appelée " le marché" parie toujours que Bolsonaro pourra continuer à faire les "réformes" néolibérales qu’eux, ils souhaitent voir mises en place. Une partie de ce qu’ils appellent "l’agronégoce" parie également sur la destruction de l’Amazonie pour augmenter le stock du marché foncier spéculatif et pour étendre la frontière agricole. Il en va de même pour l’exploitation minière.
S’il est vrai que certains ont déjà reculé en raison de l’impact croissant de la déforestation sur le refus des produits brésiliens en Europe, d’autres attendent que Bolsonaro puisse avancer avec quelques méfaits supplémentaires avant de lui retirer leur soutien, que ce soit au grand jour ou dans l’ombre. Ce n’est qu’alors qu’ils seront scandalisés de découvrir soudainement l’intention de Bolsonaro d’affaiblir la législation environnementale et d’ouvrir les terres indigènes à une exploitation prédatrice. À un moment donné, ces candides créatures du marché retireront leur soutien avec dégoût, dans des interviews pondérées et ponctuées en jargon économique dans la presse libérale. Après tout, comment ces innocents pouvaient-ils imaginer que Bolsonaro n’était pas un homme d’État, Bolsonaro, un homme si élégant et si réservé ? Pour certains, enfin, il y a encore quelque chose à tirer de Bolsonaro et de Paulo Guedes et, pour cela, peu importe le nombre de morts, tant que les enterrements ne se font pas dans leur famille ou leur sélectif club d’amis.
Il en va de même pour certains dirigeants du Pentecôtisme et du Néopentecôtisme évangélique, qui croient encore avoir beaucoup à gagner, même si une partie de leur base de fidèles meurt de la Covid-19. Le désespoir croissant leur apportera d’autres clients permettant de compenser leur mauvaise foi. Comme on peut le voir, les pasteurs du marché comptent sur le maintien de leur pouvoir, maintenant et lors des prochaines élections. Ainsi, alors que le système hospitalier montre des signes d’effondrement, le gouverneur de São Paulo, João Doria (PSDB), a considéré les cultes religieux comme des "activités essentielles". Ceci pour amadouer les pasteurs qui se plaignaient publiquement de son action, les rassemblements au profit de l’Église-Entreprise sont autorisées.
La ferveur pour la science démontrée par Doria et au nom de laquelle il s’est affirmé comme le principal adversaire de Bolsonaro dans la première année de pandémie, a été remplacée par sa nouvelle devise, annoncée lundi : "espoir, foi et prière". Face à la pression des marchands de temples et à leur menace de lui retirer leur soutien dans la course à la présidence, la vie est une fois de plus pariée à la loterie. Et cela fait suite à ce qu’ils considèrent comme priorité : l’élection présidentielle de 2022. Après tout, il restera bien assez d’électeurs en vie d’ici là.
Et que dire des politiciens, le Centrão [1] en tête de cortège des corrompus dans l’âme et le portefeuille, mais bien loin d’être seuls ? Toutes les violations de Bolsonaro ne suffisent pas à faire avancer la file d’attente de plus de 70 demandes de procédure de destitution, queue qui ne cesse de s’allonger. Après tout, ce qui compte, c’est de garantir l’impunité des parlementaires eux-mêmes, ceci étant considéré comme une urgence par ceux-là qui ont été choisis pour représenter les intérêts d’une population qui aujourd’hui se meurt de la Covid-19.
Bien que les faits soient bien connus, il est nécessaire de les énumérer afin de comprendre la réalité : le Président brésilien exécute une politique de mort. Ce n’est pas de l’histrionique, ce n’est pas une force d’expression, ce n’est pas une hyperbole. C’est la réalité et beaucoup d’autres Brésiliens vont mourir à cause des actions de Bolsonaro.
Allons-nous nous laisser tuer ?
Pour lutter contre la politique de mort de Bolsonaro, la conjoncture au Brésil est bien pire en 2021 qu’en 2020. Cela se reflète déjà dans le nombre de victimes. Face à cela, allons-nous nous laisser tuer ? Parce que c’est essentiellement cela la question. Ce mercredi, nous avons atteint le plus grand nombre de morts en un jour depuis le début de la pandémie : 1 910 personnes, 1 910 pères, mères, filles, fils, frères, sœurs, grands-pères, grands-mères perdus, 1 910 familles déchirées. Et ce, dans un pays doté d’un système de santé publique, de centres de recherche respectables et d’une capacité de vaccination de masse enviable.
Le Parlement, qui, la première année de la pandémie, a été important pour établir l’aide d’urgence de 600 réaux et pour annuler les vetos les plus monstrueux de Bolsonaro, comme celui de refuser l’eau potable aux autochtones, avec Arthur Lira (PP) à sa tête, ne fera rien pour arrêter ni les atrocités ni Bolsonaro lui-même. Au contraire. Si le système judiciaire, en particulier le Tribunal supérieur fédéral, a réussi à mettre fin à plusieurs horreurs depuis le début de la crise sanitaire, c’est loin d’être suffisant pour empêcher la monstruosité de ce à quoi le Brésil est confronté. Sans compter qu’il y a un important affrontement idéologique en son sein.
Si Bolsonaro fait perdre plus d’argent aux secteurs d’activité les plus puissants qu’il ne leur en fait gagner, ce qui est déjà le cas dans plusieurs domaines, le fameux « marché » finira bien, à un moment donné, par lui retirer son soutien. Mais nous ne pouvons pas compter sur les élites économiques qui, si un jour ont été préoccupées par le pays, ne se soucient manifestement plus aujourd’hui de sa population. Les élites intellectuelles ont démontré qu’elles n’étaient pas disposées à faire plus que protester dans leur bulle comme tout le monde le fait sur les réseaux sociaux. Bien sûr, il y a des exceptions dans tous les domaines, mais la crise profonde au Brésil montre que les élites brésiliennes sont encore pires que ce que l’on supposait.
Les périphéries qui revendiquent leur place légitime au centre crient : "c’est nous pour nous". Et c’est le cas. La question, lorsque le "nous" est amplifié, est de savoir qui sont les "nous".
La complexité du "nous" c’est que Bolsonaro a été élu par la majorité de ceux qui se sont rendus aux urnes. Bolsonaro a dit exactement ce qu’il allait faire. Et ceux qui ont voté pour lui savaient exactement qui il était. Et pourtant, il a gagné, ce qui en dit long sur ce "nous". Bien qu’il mène une politique de mort et fasse du Brésil un paria du monde, les sondages montrent que Bolsonaro bénéficie toujours d’une importante approbation. Si l’élection avait lieu aujourd’hui, il aurait une réelle chance d’être réélu. Cela aussi parle de "nous".
Celui qui a peut-être le mieux exprimé le drame du "nous", c’est le gouverneur de l’Etat de Bahia, Rui Costa (PT). Interviewé par TV Globo, il a pleuré en direct. Parce que le "nous" est difficile à comprendre. Et, devant le "nous", l’impuissance augmente. C’est difficile de recevoir des messages de gens qui vous demandent : "Et mes affaires ? Qu’en est-il de mon magasin ? Qu’est-ce qui est plus important : les 48 heures d’un magasin ouvert ou des vies humaines" a déclaré M. Costa. "Je ne voudrais pas prendre de telles décisions. J’aimerais que tout le monde porte un masque. Même ceux qui se considèrent comme des Superman, qui se considèrent jeunes. S’ils ne le portent pas pour eux-mêmes, qu’ils le portent au moins pour leur mère, leur père, leur grand-mère, leur parent, leur voisin. Ces personnes ont décrété, seules, la fin de la pandémie".
Ces gens "auxquels le gouverneur fait référence, c’est le "nous". C’est le "nous" qui a envahi les plages, c’est le "nous" qui a fait le Carnaval, c’est le "nous" qui a organisé des fêtes, obligeant des policiers à risquer leur vie pour les empêcher de continuer, c’est le "nous" qui a décidé de réunir la famille à Noël et les amis à la veille du Nouvel An, car après tout "personne ne peut plus le supporter". C’est le "nous" qui remplit les églises parce que leur foi, qui a besoin de ces quatre murs-là pour exister, est plus importante que la vie de leur frère. C’est le "nous" qui se croit plus intelligent parce qu’il continue à se saouler dans les bars avec ses amis. C’est le "nous" qui se promène partout sans masque. Et c’est aussi le "nous" qui a déjà annoncé que la prise de vaccin, c’est pour les cons.
Le "nous" est un nœud
À ce stade, on pourrait dire que ce "nous" n’est pas "nous", mais "eux", ceux qui sont de l’autre côté. J’ose dire que si la réalité était aussi simple que "nous" et "eux", Bolsonaro aurait déjà été mis en accusation et ferait déjà l’objet d’une enquête par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité. Le "nous" est un nœud. Et nous devrons le défaire pour faire face à la politique de mort de Bolsonaro.
La partie la plus perverse de l’exécution du projet de Bolsonaro réside précisément dans la révélation du bolsonarisme même de ceux qui détestent Bolsonaro. C’est la partie la plus démoniaque de l’expérience dont nous sommes tous des cobayes. Oui, l’orientation du Président brésilien est de tuer et de mourir : ne portez de masque, rassemblez-vous, ouvrez votre commerce, allez au travail, envoyez les enfants à l’école, prenez des médicaments sans aucune efficacité, faites-vous vacciner au risque d’être transformé « en alligator ». Face à l’ensemble des lignes directrices de propagation du virus, il reste à chacun à prendre des décisions individuelles qui, on l’espère, considèrent d’abord le bien-être de l’autre, moins bien protégé, et le bien-être collectif, celui de la communauté dans son ensemble.
Ce lundi, le gouverneur Rui Costa a pleuré en direct à la télévision devant des millions de téléspectateurs, d’incompréhension et d’impuissance face à ceux qui l’attaquent pour les avoir obligés à fermer 48 heures leur commerce afin de sauver des vies. Deux jours. Deux. Au Royaume-Uni, les magasins, les salles de sport, les salons de beauté, les cinémas, les bars et les restaurants, etc. sont fermés depuis novembre et il est interdit de rencontrer, même dans un parc, une personne qui ne vit pas dans la même maison. Les Britanniques, comme la plupart des Européens, ont passé Noël et les fériés du Nouvel An en respectant ces règles. J’utilise l’exemple du Royaume-Uni parce que Boris Johnson, le Premier ministre, n’est pas un "gauchiste" mais l’un des représentants de la crème des populistes de droite dans le monde. Et pourtant. Les Britanniques peuvent se plaindre, mais à l’intérieur de leurs maisons, car ce sont les règles et ceux qui déterminent les règles en cas de pandémie ce sont les autorités sanitaires. Point final.
Bolsonaro détermine également les règles sanitaires de la pandémie. Mais, comme cela a été amplement démontré, il a choisi la propagation du virus. Et c’est ainsi que pour sauver sa propre vie et ne pas mettre celle des autres en danger, chacun doit établir ses propres règles sanitaires. C’est dans ce tour de vis que le "nous" se complique. Le "nous" doit alors répondre à des questions très difficiles. Nous en avons tous besoin. Ce que le quotidien montre, c’est qu’éventuellement, et parfois même souvent, "nous" sommes aussi "eux".
Nous gérons très mal les limites. Il n’y a aucun problème à avoir des limites quand on n’y perd rien ou très peu. Mais lorsqu’il y a quelque chose à perdre, quelque chose qui nous coûte, alors les choses se compliquent. Il ne s’agit pas seulement de coût financier, mais aussi du coût d’un projet, du coût d’un plan, du coût d’un rêve, du coût de l’angoisse à supporter entre quatre murs, du coût de la solitude, du coût du non-respect de la queue même si les règles le permettent, mais pas l’éthique. En bref, si chacun se regarde avec honnêteté, et n’a pas besoin de le dire à qui que ce soit, chacun sait très bien ce que cela lui coûte vraiment et il préfère le faire.
Pour enfreindre les règles de l’Organisation Mondiale de la Santé, la justification du "nous" est toujours légitime car elle est censée se faire au nom du bien commun. Notre cerveau trouve les meilleures justifications pour refuser des limites qui nous obligent à perdre beaucoup. Et, quand nous y sommes confrontés, nous pensons que c’est l’autre qui ne comprend pas la conjoncture ou qui est dans une meilleure position de protection pour prendre des décisions. Le "nous", lorsqu’il le peut, se demande rarement s’il le doit. Le "nous" a toujours de meilleures justifications que le "ils" pour faire ce que le "nous" veut et pense être important. Et qui, souvent, est effectivement très important. Mais attention, nous sommes aux prises avec une pandémie qui a tué près de 260 000 personnes au Brésil et plus de 2,5 millions dans le monde. L’augmentation de la contamination signifie non seulement des décès, mais aussi de nouvelles mutations du virus pouvant être résistantes aux vaccins existants et compromettre les mesures mondiales de lutte contre la Covid-19, mettant ainsi l’humanité entière en danger.
Prendre une décision en pleine pandémie ne concerne pas, ni jamais, juste sa propre vie. Seuls ceux qui veulent répandre la mort, comme Bolsonaro, disent que tout le monde a le droit de faire ce qu’il veut parce qu’il ne s’agit que d’eux-mêmes. Lorsque le Président brésilien déclare qu’il ne se fera pas vacciner parce qu’en apparence cette décision ne concerne que lui, il le fait précisément parce qu’il est sûr du contraire. Il sait que cette déclaration va bien au-delà de sa propre vie. Toute décision prise dans le cadre d’une pandémie aura des répercussions bien au-delà de la vie de quiconque. Si vous êtes Président, la plus haute autorité publique, cela devient une ligne directrice pour la population.
Il est très difficile de lutter contre un gouvernement fédéral, qui a la machine étatique en main et la capacité de diffuser son message à l’ensemble de la population. Il est immensément plus difficile, en pleine crise sanitaire, de lutter contre un président de la République. Au lieu de suivre les normes fédérales qui protègent tous les Brésiliens et surtout les plus vulnérables, des normes déterminées par l’État, nous avons été acculés, en matière de santé, à devoir prendre nos propres décisions tout en étant, en même temps, débordés par celles des autres.
Il y a ceux qui s’en foutent, il y en a, bien sûr. Mais il y en a beaucoup qui veulent prendre les meilleures décisions et qui croient vraiment qu’ils le font. Mais ils ne sont pas spécialistes ; ils n’ont pas été formés pour l’être ; ils n’ont aucune obligation de l’être. C’est également à cette expérience que Bolsonaro a soumis les Brésiliens. Cette expérience laisse des traces sur chacun et érode encore plus des relations qui étaient déjà difficiles. Elle érode une société déjà très divisée, dont les liens sont de plus en plus effilochés.
En transférant la responsabilité à l’individu, Bolsonaro nous rend perversement complices de son projet de mort. Lorsqu’il invoque le droit individuel de ne pas porter de masque et de ne pas se faire vacciner, il dit aussi malicieusement ceci : si c’est à chacun de décider et de faire ce qu’il veut et que vous vous plaignez de moi, pourquoi ne décidez-vous pas de vous protéger et de protéger les autres ? Aussi simple que cela, pourrait-il dire. Ou "OK ?" C’est diabolique, parce qu’il fait passer cela pour de la banalité, comme s’il était possible, dans une pandémie, que les décisions en matière de santé dépendent d’un choix individuel.
Et si nous décidions de nous battre contre ceux qui nous tuent ?
L’histoire nous apprend que, pendant la dictature civilo-militaire (1964-1985), seule une minorité s’est soulevée contre le régime d’exception. La majorité des Brésiliens ont préféré faire semblant de ne pas entendre les cris des torturés, des centaines d’entre eux à mort, ou des plus de 8 000 autochtones assassinés en même temps que la forêt amazonienne. Malgré tout, tout indique qu’il s’agissait d’une réaction plus forte et plus expressive que celle à laquelle nous assistons et que nous soutenons en tant que société aujourd’hui, face à un projet d’extermination.
Le processus de rétablissement de la démocratie, avec tous ses défauts, dont le plus important est l’impunité des assassins d’État, a permis de créer la Constitution avancée de 1988. C’est la soi-disant "constitution citoyenne", qui soutient encore aujourd’hui ce qui reste de la démocratie, malgré toutes les attaques du bolsonarisme. Que pourra créer cette société faible, corrompue, individualiste, peu encline à se regarder dans le miroir, si elle est incapable de se dresser contre des morts qui seraient évitables ?
Si nous considérons que tout est perdu, si nous nous considérons perdus, si nous considérons que c’est impossible, si nous nous considérons vaincus, alors là, oui, nous avons perdu. Nous sommes en route pour l’abattoir. Obéissants à la politique de mort de Bolsonaro, car protester sur WhatsApp et autres réseaux, ce n’est désobéir en rien ni à quoi que ce soit. Il ne s’agit guère plus que de gaspiller de l’énergie en se berçant d’illusions sur le fait qu’il s’agit d’une action. Pour être « nous », quel que soit le nombre de « nous » qui se trouvent en nous, nous devons nous unir dans un but commun : perturber la politique de mort de Bolsonaro.
En 2020, j’ai écrit dans ce même espace : comment un peuple habitué à mourir (ou habitué à normaliser la mort des autres) pourra-t-il arrêter son propre génocide ? Cette question est aujourd’hui, près de 260 000 morts plus tard, beaucoup plus cruciale qu’auparavant. Notre seule chance est de faire ce que nous ne savons pas faire, être meilleurs que nous ne sommes, et forcer le Parlement à se conformer à la Constitution en engageant la procédure de destitution. Et à l’international, faire pression sur les organismes internationaux pour que Bolsonaro soit tenu responsable de ses crimes.
Chaque jour, chacun doit s’ajouter à tous les autres en faveur de ce projet commun. Et, peut-être, pourrons-nous encore, nous découvrir capables de devenir "nous", ce qui signifie être capable de faire communauté. La première question de la matinée devrait être : que ferons-nous aujourd’hui pour empêcher Bolsonaro de nous tuer ? Et la dernière question devrait être : qu’avons-nous fait aujourd’hui pour empêcher Bolsonaro de nous tuer ?
Que faut-il de plus pour que l’on voit et comprenne que nous sommes soumis à un projet d’extermination ? Nous avons d’abord vu des gens agoniser par manque d’oxygène dans les hôpitaux. Puis nous avons assisté à des scènes de malades intubées qui, faute de sédatifs, devaient être attachés à des brancards pour ne pas tout arracher de douleur et de désespoir. Que manque-t-il d’autre ? Quelle est la prochaine horreur ? De quelle image avons-nous besoin pour comprendre ce que fait Bolsonaro ? Nous devons comprendre pourquoi nous nous laissons tuer, en subvertissant l’instinct primaire de défense de la vie que même l’organisme le plus primaire possède. Mais nous devons comprendre tout en agissant, car nous n’avons pas le temps.
L’alternative est de continuer à regarder Bolsonaro exécuter sa politique de mort jusqu’à ce que nous ne puissions plus regarder. Car nous serons également morts.