Le plus grand leader des mouvements sociaux est un philosophe et un psychanalyste qui milite depuis l’âge de 15 ans. Venez connaître Guilherme Boulos, 34 ans, et vous comprendrez pourquoi le MTST [1] a doublé le nombre de ses affiliés en quatre ans.
Petit à petit les bâches noires s’ouvrent sur les structures de bambou et de fer supportant les tentes qui servent à garder les matelas, les chaises et une cuisinière. Des personnes qui sortent du travail réduisent la vitesse de leur pas, curieuses de savoir ce qui interrompt la circulation au croisement mouvementé de l’avenue Paulista avec la rue Augusta – en plein cœur de São Paulo – en cette fin d’après-midi du 15 février. D’une petite camionnette surmontée d’un haut-parleur se côtoient les musiques de Chico Buarque, des Racionais MC’s et les chansons funk dans leur version combattante – « A militância me deu onda [2] ». Cette musique anime un groupe de près de 20.000 personnes venant de la place de la Batata ou de la place de la République sous un soleil de plomb et qui occupent maintenant la chaussée devant le bureau de São Paulo de la Présidence de la République. La principale revendication porte sur la reprise de la première partie du programme fédéral Minha Casa Minha Vida mais les manifestants crient également « Dehors Temer » et protestent contre les changements concernant la législation du travail et la Sécurité sociale.
A la tête de cette manifestation se trouve le coordinateur national du MTST, Guilherme Boulos, qui monte et descend de la camionnette, alternant les mots d’ordre au micro et les négociations avec la police militaire. Quand il n’est pas sur la camionnette, il discute avec les militants - qu’il connaît par leur prénom - des caravanes venant d’occupations [3] de toute la ville. Il salue, discute rapidement, donne des instructions. Quand il est sur la camionnette, sa voix s’impose et s’adresse à la multitude à la première personne du pluriel : « A tous ceux qui ne croyaient pas à notre combat, à M. Michel Temer, à tous ceux qui sont insatisfaits, notre message est direct clair et juste : d’ici, nous ne sortirons pas sans avoir en main ce que nous avons conquis. Pas de report, pas de négociation, sinon la lutte n’aura pas de répit. »
Boulos a une voix de chef mais il n’hésite pas à se salir les chaussures pour visiter une à une les occupations du mouvement. Un style traditionnel de leader de mouvement social que l’on ne voit plus, comme le fait remarquer Esther Solano, docteure en sciences sociales et chercheuse. « Nous vivons un moment d’absence totale de leadership de gauche. Dans ce contexte, je crois que Guilherme Boulos est aujourd’hui, le plus grand leader des mouvements sociaux. Parce qu’il fait le lien entre les mouvements sociaux et l’institutionnel à un moment où cette connexion, qui était présente lors des premières années du gouvernement Lula, n’existe plus. »
Il est également très apprécié de Frei Betto [4] qui lui donne sa bénédiction : « Guilherme Boulos est l’un des leaders les plus jeunes et les plus prometteurs des mouvements sociaux brésiliens. Doté d’une bonne formation éthique et intellectuelle, il a fait l’option radicale, évangélique, en faveur des plus pauvres, concentrant son activité sur le segment de la population n’ayant pas accès au logement. Modeste, menant une vie frugale, intelligent, Boulos a mis sa vie au service des droits humains fondamentaux tels qu’ils ont été définis par le pape François, les trois T : toit, terre et travail », dit-il.
Le fait est que Boulos a réussi à attirer l’attention sur la cause qu’il a fait sienne. L’occupation des sans toits sur l’avenue Paulista se maintient ferme depuis une semaine et prend chaque jour de l’ampleur avec la participation d’autres mouvements sociaux, de spectacles de chanteurs connus, de cours publics. L’ambiance est surchauffée, non seulement à São Paulo mais aussi dans tout le pays, dans des endroits où les médias parfois n’arrivent pas. Sur le point de compléter 20 années d’existence, le MTST a doublé ses effectifs au cours des quatre dernières années et compte aujourd’hui près de 35.000 familles dans tout le pays et une liste d’attente croissante désirant participer aux occupations. En 2016, la Chambre des Députés a dû reconnaître son rayonnement – ce qui n’a pas plu à tous – et lui décerner la Médaille du Mérite législatif. Il a également obtenu une tribune dans l’un des principaux journaux du pays, la Folha de São Paulo.
Pas de romantisme
« D’accord pour ta demande d’interview et pour que tu fasses mon portrait mais à condition que tu n’abordes pas trop ma vie privée. Je ne vais pas parler de « mes goûts », de ce type de choses. Et ne pas non plus donner dans le romantisme. On va discuter et voir ce que ça donne ». Et un Guilherme Boulos, plutôt méfiant et qui a fini par accéder à ma demande après plusieurs jours de discussions et de négociations par téléphone sur ce que serait l’entretien, plus centré sur sa trajectoire de lutte qu’il considère comme la partie la plus intéressante de sa vie.
Pour le grand public, cet homme de 34 ans, venant d’une famille de la classe moyenne de São Paulo, fils de parents médecins professeurs à l’USP, commence sa vie militante à 15 ans, quand il entre dans le mouvement étudiant de l’Union de la Jeunesse Communiste. Il a connu le MST et ensuite le MTST qu’il considère comme son destin. Il a été enthousiasmé par la légitimité de ce mouvement. « La lutte pour le droit au logement au Brésil a certainement été la principale revendication dans les villes, allant au-delà du mouvement syndical. Nous avons eu un processus de croissance des villes qui n’a jamais assuré ce droit. Et que cela continue à être un vrai problème en 2017 n’est pas rien. Aujourd’hui, 90% de la population vit dans les villes, le Brésil fait partie des dix économies mondiales les plus importantes, c’est un pays qui a une industrie développée. Le fait que les personnes doivent s’organiser pour lutter afin d’avoir accès au logement, c’est une tragédie ! Et ceci fait de la lutte pour logement quelque chose de tout à fait légitime et donne à celle-ci une très grande force par rapport à d’autres luttes. Cet ensemble d’éléments m’a convaincu de son importance et m’a conduit à me rapprocher du MTST. » dit-il.
La pluie qui tombe avec force et sans répit sur la toile de la baraque en bois de l’occupation « Povo Sem Medo [5], à la limite de São Paulo et d’Embu das Artes, nous oblige à parler plus fort. C’est à cet endroit qu’il a voulu que l’on se retrouve. Les habits mouillés et plein de boue, après être monté à la favela où 1.300 personnes revendiquent un petit morceau de terrain, tout cela n’est qu’un petit échantillon des difficultés de la mission à laquelle il se dédie avec affection et intelligence depuis 2002. C’est une épreuve de résistance nécessaire pour ceux qui prétendent connaître Boulos : c’est dans le pèlerinage à travers ces différentes occupations que se révèle le sens de son leadership.
Prévision et pari
« Guilherme est notre boussole, il est une référence pour ceux de la périphérie. Car il apporte aux gens l’espoir de pouvoir accéder, un jour, à leurs droits. Dans sa manière de nous parler, de diriger. Et ce n’est pas lui qui a voulu être à la tête, c’est nous qui le lui avons demandé. Il est pour nous, sans l’ombre d’un doute, notre principale référence. » me dit Jussara Basso, militante de Nova Palestina, alors que nous marchons vers l’occupation qui est l’une des plus anciennes de São Paulo, plus de trois ans et sans doute l’une des plus grandes d’Amérique Latine avec quatre mille familles. Maria, habitante de Nova Palestina, qui vit avec son mari et ses trois enfants ajoute que « c’est un type qui n’a pas peur de mettre les pieds dans la boue pour nous accompagner. Ce n’est pas parce que c’est un leader qu’il ne vient pas ici, qu’il ne veut pas connaître les campements. J’ai beaucoup appris avec lui, sur la manière qu’il a de lutter. Il n’avait pas besoin de le faire mais il le fait pour son prochain. J’ai appris avec lui et je le répète, aussi longtemps qu’il y aura des sans toits dans la rue, je vais me battre à leurs côtés. Même après avoir obtenu un logement. Mes enfants également. »
Boulos est objet d’adulation mais aussi de haine. Celui qui a quitté la maison de classe moyenne pour aller vivre dans une occupation du MTST (celle de Carlos Lamarca, à Osasco) dérange beaucoup de monde. Le militantisme ne l’a pas empêché d’étudier, il a une licence en philosophie et, bien que peu de gens le savent, il est psychanalyste. Marié à une militante, il met ses connaissances à la disposition du mouvement social, défiant la spéculation immobilière qui repousse la population pauvre vers les périphéries de la ville. Il agit à contrecourant de ce que l’on attend des plus favorisés et ainsi provoque beaucoup de ressentiment. Les connaissances transmises au mouvement social sont également une arme qui fait peur.
Guilherme Boulos a été porteur d’une nouveauté dans le mouvement en faveur du logement, l’analyse de la conjoncture comme pratique hebdomadaire. « Il n’y a pas de doute que cela a favorisé la croissance et la formation politique des cadres du MTST. Cette pratique est commune à tous les mouvements originaires du MST, le MAB [Mouvement des Atteints par les Barrages], le Levante Popular da Juventude, la Consulta Popular, par exemple » nous explique l’urbaniste, activiste et professeure de la Faculté d’Architecture de l’USP, Ermínia Maricato. « Une grande partie des mouvements liés au logement, dans leur combat, ce qui est naturel, ont priorisé l’action institutionnelle, voire clientéliste. Le MTST s’éloigne de cette approche et pour cela il a beaucoup innové. A cela, il faut ajouter le courage notable de Boulos et de ceux qui travaillent avec lui », dit-elle.
Malgré l’avalanche d’opinions, Boulos reste serein. Sa préoccupation majeure, dit-il, n’est pas sa propre sécurité. « Si j’écoute la Jovem Pan [6] , je vais en sortir convaincu que je suis un imbécile, un bon à rien ! Les blogs de la revue Veja, les éditoriaux de l’Estado de São Paulo [7] , … Je les collectionne » dit-il en riant. « Il existe un processus de démoralisation, pas seulement contre moi mais contre des dirigeants des mouvements sociaux. Cela ne m’empêche pas de dormir. Je dirais même que, dans une certaine mesure, être attaqué par des individus comme ceux-là, prouve que je suis sur le bon chemin. Mais cela devient plus difficile quand ces personnes qui vous critiquent, commencent à vous attaquer. Celui qui accepte d’occuper les avant-postes d’un mouvement social doit se préparer psychologiquement à ce type d’attaque. Et quand, en plus, on commence à attaquer votre famille, votre maison. Là, ça devient plus compliqué. Il faut savoir se préserver. »
Ce qui ne l’a pas empêché, en plus d’être insulté, de faire de la prison. Sa dernière détention a eu lieu le 17 janvier alors qu’il participait aux négociations lors de l’expulsion violente d’un terrain à São Mateus, dans la région Est de São Paulo. L’occupation n’était pas liée au MTST, Boulos avait été appelé pour faciliter la négociation. La prison fut-elle de type politique ? C’est la question que je lui pose. Il fait oui de la tête. « Ce n’était pas la première fois, j’ai déjà été emmené en prison plusieurs fois, presque toujours lors d’expulsions. L’avant dernière fois, ce fut à Pinheirinho, et il existe une procédure en cours contre moi. » Vous répondez à combien de procédures judiciaires ? « A quelques-unes » dit-il pour éviter ma question. Et il ajoute : « Il existe un système de criminalisation des mouvements sociaux dans ce pays qui est un fait historique et qui, depuis quelques temps, s’est aggravé. Quelle est la meilleure manière de criminaliser ? Commencer par démoraliser. Par exemple, c’est ce qu’ils font avec Lula, avec ce qu’il représente. Déshumaniser, démoraliser et ensuite, s’ils vous arrêtent, s’ils vous tuent, on applaudira. Le processus de démoralisation du mouvement social est en plein boom. ‘Le mouvement social c’est une bande de bons à rien’, ‘Les mouvements sociaux ne veulent que des passe-droits’, ‘Les mouvements sociaux ne veulent que des faveurs, que des privilèges’. La criminalisation nait d’une démoralisation brutale qui vient principalement des médias. En effet, quand vous dites ‘ce type est un bon à rien, il mérite ce qu’on lui fait’, s’il est lynché sur la place publique, ça vous est parfaitement égal, c’est qu’il le mérite. La criminalisation peut être de type judiciaire, elle peut être physique : on vous arrête, on vous frappe, on vous tue. Elle peut se faire par le biais de procédures judiciaires. Et là nous ne pouvons pas ne pas mentionner la loi contre le terrorisme [8] approuvée par la Présidente Dilma. Sa biographie va être entachée par cette loi. Ah ! mais elle exclut les mouvements sociaux, on en a retiré les pires articles mais, tu sais, en fin de compte, la décision qui prévaut est celle du promoteur de justice, du commissaire de police. Et quelle est la mentalité de ces gens dans notre pays ? » se demande-t-il.
Le vide de la gauche
Et il raconte une histoire à faire froid dans le dos et même pour qui connaît la violence policière constante lors des occupations illégales. « Peu de gens le savent, mais l’expulsion la plus violente dont j’ai été témoin a eu lieu en 2004 ou 2003 à Osasco. Les gens habitaient là depuis environ un an et demi. La police est arrivée, sans préavis, elle est entrée et pour faire sortir les gens de leurs campements, elle n’a pas hésité à user de la force, à leur taper dessus. Je me souviens d’une scène qui m’a beaucoup marqué, une personne plutôt forte et assez grande qui ne voulait pas sortir de chez elle. Ils y sont allés à cinq policiers, l’ont attrapée et l’ont jetée dans la boue. Il pleuvait comme aujourd’hui. Ils l’ont à demi étranglée. Et le garçon, son fils de douze ans, qui criait « maman ! maman ! » Ils l’attrapèrent et lui mirent les menottes. C’est ainsi qu’a commencé l’expulsion. Elle s’est terminée avec la police qui a empilé les biens des gens, les a arrosés d’essence et y a mis le feu. Ce fut brutal. Les gens sont sortis, ils n’avaient pas où aller. J’ai essayé de faire une réunion pour tenter d’organiser la sortie des gens. Quand j’ai commencé, la police a jeté une bombe au milieu des personnes présentes. J’ai été arrêté ce jour-là ainsi que d’autres dirigeants. Les gens n’avaient pas où aller, nous avons essayé de faire monter les gens dans un bus pour aller dans un autre endroit mais la police y est allée, elle a pris les gens, les a mis dans des camions fourgons, a quitté Osasco et les a laissés sur le périphérique Pinheiros. Elle les a jetés là. Aujourd’hui, douze ans après, les personnes qui ont continué la lutte, ont obtenu leurs maisons. Mais ça a été … Je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi barbare » conclut-il, d’une voix émue.
Boulos n’est pas aligné sur le PT, il ne se prive pas non plus de critiquer Dilma Rousseff. Cependant il s’est affirmé comme l’une des figures les plus marquantes lors des manifestations contre la destitution de Dilma et ensuite dans les manifestations « Fora Temer [9] », c’est alors que sa renommée a dépassé le cadre de ses activités au MTST. A son avis, le Brésil vit aujourd’hui un « coup d’État permanent » Le militant qu’il est ne croit pas cependant que ce sont les manifestations du bord opposé, demandant la destitution qui ont fait tomber la Présidente. « C’est vrai, les manifestations contre Dilma ont été plus importantes [que celles opposées à sa destitution] mais pour une série de raisons, entre autres parce qu’avec l’appui de la Globo, tout devient plus facile. Mais je ne crois pas que les manifestations ont été décisives. Elles en ont été l’un des facteurs mais vous aviez un conglomérat de pouvoir extrêmement fort allant de l’élite brésilienne la plus rétrograde, les aigris de la Casa grande, qui a bien su développer ce sentiment auprès des classes moyennes urbaines. A cela, il faut ajouter les puissances de l’argent, le Système judiciaire, l’escroc Eduardo Cunha qui était Président de la Chambre des Députés. Tout cela a conduit à la victoire du coup d’État. Ce fut la victoire d’un programme de brigandage national. Le trépied du gouvernement Temer est composé tout d’abord d’une série d’amendements constitutionnels et d’une limite des dépenses - en fait une ‘dé-constituante’ qui liquide la capacité d’investissement social de l’État - ensuite d’une réforme de la Sécurité sociale qu’ils veulent approuver et qui fait que celui qui vit dans ce campement ne pourra pas en profiter puisque l’espérance de vie, pour la majorité des gens de la périphérie de São Paulo, ne dépasse pas les 65 ans et enfin une réforme de la législation du travail d’une audace incroyable. Nous avons eu 21 ans de dictature militaire mais ils n’ont pas osé s’attaquer à la CLT [10]. Nous entrons dans l’ère du mépris ouvert, on n’essaie même plus de préserver les apparences. Cette étape est terminée. Si on laisse cette bande jusqu’en 2018, elle sera bien capable de révoquer la Lei Áurea [11] », dit-il.
Au sujet du rôle de la gauche qui se tait, il ajoute « La gauche organisée au Brésil est en train de payer le prix de ce qu’elle a arrêté de faire au cours des 20 dernières années. Si cela dépendait des dirigeants de mouvement social, ce gouvernement aurait été retiré par la force du pouvoir. Le problème est que la gauche a perdu ces dernières années sa base sociale, sa capillarité sociale. Il ne suffit pas d’avoir une compréhension de la gravité de ce qui est en train de se produire, il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées, un bon programme, pour faire face au coup d’État, une dénonciation convaincante. Vous avez besoin d’une force sociale, vous avez besoin de gens dans la rue. L’histoire se fait de cette manière et non pas avec de bonnes intentions. Et la gauche a arrêté de faire ce travail de base. Pourquoi le PT a-t-il réussi à faire surgir un bouillonnement social, à exprimer et représenter ce bouillonnement social au point d’arriver à construire ce phénomène politique qu’il a construit, indépendamment de ce qui s’est passé par la suite ? Parce qu’il était là, dans les communautés ecclésiales de base, dans le syndicalisme, dans les occupations urbaines, dans les occupations en milieu rural, un militantisme qui marchait dans la boue, montait dans les favelas, dialoguait avec le peuple, qui était à l’écoute du peuple. »
Une gauche lacanienne
Quand il parle d’écouter le peuple, Boulos ne se réfère pas seulement au partage de la vie du milieu militant. En 2002, en Argentine, alors qu’il accompagnait le « pos-argentinazo » - le grand soulèvement populaire causé par la crise politique, économique, sociale et institutionnelle qui fit tomber cinq Présidents – il s’est approché du mouvement Piquetero [12] et a participé aux activités de groupes de réflexion avec des militants qui avaient été marqués par une tragédie, connue sous le nom du Massacre de Avelleneda où deux jeunes furent assassinés par la police de la province de Buenos Aires alors qu’ils participaient à une manifestation contre la fermeture d’un pont au Sud de la capitale fédérale. Le massacre qui a laissé également 33 blessés, fut filmé par la télévision et montra les policiers traînant à terre les corps de ces deux jeunes. « Et maintenant, imaginez les blessures qui ont perduré, au-delà des blessures physiques chez les personnes qui étaient là » demande-t-il ?
Coup d’État et mépris
« Dans ces groupes de réflexion qui se réunissaient dans les quartiers de la périphérie, des psychanalystes travaillaient sur les aspects subjectifs et sur l’élaboration des effets de ces massacres » dit-il, « Ce fut extraordinaire de voir quel effet cette rencontre de la psychanalyse avec la périphérie peut produire. Il y avait là, au même moment, formation du sujet, un élément d’élaboration de la souffrance, d’autonomisation / émancipation. Tout cela m’a séduit et m’a conduit à m’intéresser davantage à la psychanalyse » explique-t-il avec enthousiasme. « Ensuite, j’ai étudié, je me suis formé dans un centre lacanien et aujourd’hui, je donne un cours de spécialisation centré sur la psychanalyse, mais pas de type clinique, je n’ai pas de cabinet. Malheureusement, la psychanalyse est très élitisée aujourd’hui, au Brésil. »
Les études de psychanalyse ont enrichi son militantisme. Dans la ligne de pensée assumée par de nouveaux philosophes et penseurs tels que Vladimir Safatle et le Slovène Slavoj Zizek, Boulos nous dit qu’il a commencé à repenser le mouvement social sous un angle nouveau, pas seulement comme une masse en mouvement mais à partir du lien, de ce qui rapproche les personnes. « Je viens de terminer, il y a peu un master sur ce thème. Lors d’occupations de terrains les personnes établissent des liens qui leur permettent de faire des bonds subjectifs ; vous entendez très souvent des récits de personnes qui étaient dans une souffrance psychique atroce et qui, venant participer à ces occupations, ont créé un cercle de relations sociales, un espace de reconnaissance. Elles ont retrouvé une auto-estime alors qu’elles étaient écrasées, humiliées par cette machine à détruire qu’est la vie urbaine. Aujourd’hui, ces personnes forment une foule mais elles sont seules. Et les histoires familiales sont dramatiques pour les pauvres de ce pays. Elles sont transpercées par la souffrance, parfois par les abus, tout particulièrement à l’encontre des femmes. Il est clair que l’occupation n’est pas le paradis sur terre, mais c’est un lieu où l’on peut construire un espace de convivialité. Et cela a beaucoup à voir avec la psychanalyse. »
Pour le psychanalyste et professeur à l’Institut de Psychologie de l’USP, Christian Dunker, Boulos est « ce que l’on peut appeler de représentant brésilien de la gauche lacanienne ». Il explique que bon nombre de tendances de gauche ont trouvé en Lacan une sorte de rénovateur de la critique de l’idéologie et un théoricien puissant des relations de pouvoir. « La théorisation des liens sociaux élaborée par Lacan offre également des moyens qui inspirent une réflexion critique sur le fonctionnement du pouvoir dans les mouvements sociaux. »
Cet enthousiasme pour la psychanalyse est l’aspect le moins connu de cet homme qui veille à ne pas trop s’exposer. Il est difficile d’en savoir plus sur sa vie privée. Et il est vrai que nous avions conclu un accord. Entre les éclairs, les coups de tonnerre et la pluie qui ne veut pas laisser tranquille cette petite maison en bois, le militant / professeur / psychanalyste/ philosophe préfère parler de l’avenir. De notre avenir : « Si Temer se maintient au pouvoir jusqu’en 2018 et s’il ne se produit pas de réaction populaire, on se dirige vers la dilapidation de ce qu’il nous reste. Ou bien nous allons vers un chemin qui peut pousser le pays vers la convulsion sociale. N’écartez pas la possibilité de voir quelque chose qui ne se produit plus depuis les années 90 : les pillages, le peuple qui saccage les magasins. Parce que, pour une grande partie de la population qui a assisté sur ses écrans de télévision au coup d’État, il s’agissait d’une dispute entre partis politiques. Mais elle peut faire la différence, dans ce jeu, et se projeter comme protagoniste en raison de l’augmentation brutale du chômage, de la réduction des salaires et de l’imminence d’un effondrement des services publics. L’année dernière, 1,7 million de personnes ont quitté le système d’assurance privée de santé et se sont retournées vers le SUS [13] à un moment où le SUS voyaient ses moyens se réduire. C’est une situation explosive, elle va provoquer un effondrement. Faillite des États, police qui n’est pas payée, attaques à la législation du travail, aux retraites. La possibilité que cette situation génère un bouillon de réaction populaire spontanée, allant bien au-delà des mouvements sociaux, est considérée comme réelle. Je ne doute pas que nous allons encore assister à une explosion de gens dans la rue, cette année encore. »
Si Boulos a raison, le gouvernement a intérêt à se bouger. Comme dit le slogan tant de fois répété lors des manifestations populaires, « Nous sommes les fourmis qui avons construit notre nouvelle société [celle des années Lula] et gare à celui qui voudrait donner un coup de pied dans la fourmilière ! [14] »
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*Guilherme Peter a collaboré à cet entretien