Le corps est fatigué du vieux lutteur qui doit maintenant rester couché une bonne partie de la journée pour ménager sa santé. L’esprit reste vif et la parole claire, surtout quand il s’agit de caractériser le processus de destitution de la présidente Dilma Rousseff qui s’est concrétisée le 31 août 2016.
« Il s’agit, sans aucun doute d’un coup d’état à blanc ». Prêtre dominicain, français et grande figure des luttes paysannes au Brésil, Frère Henri a pris sa retraite à Paris il y a 4 ans (en 2013).
En 2016, il a publié aux Éditions du Cerf, « Comme une rage de justice », avec Sabine Rousseau.
MD18 : Frère Henri, vous avez été un élément intégrant du système judiciaire au Brésil étant donné que vous y avez travaillé comme avocat. En tant que tel, pouvez-vous nous dire quelle était la situation du système judiciaire dans cette partie de l’Amazonie quand vous y êtes arrivé ?
Frère Henri : Quand je suis arrivé à Xinguara, dans le sud de l’état du Pará (dans la région amazonienne) au début des années 1990, c’était le Far West, la loi du plus fort et du plus violent. Il n’y avait pas de justice, pas même de tribunaux, pas d’infrastructures judiciaires. Puis peu à peu, tout cela s’est constitué et la justice s’est faite incontestablement plus présente à partir de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 2002. Disons que la justice était enfin à la portée des gens.
C’est dans ce contexte que j’ai travaillé comme avocat, prenant en charge des affaires souvent très difficiles, des dossiers sensibles, de syndicalistes ruraux assassinés par exemple dont je défendais les familles. Très souvent, dans ces régions, la justice n’était pas objective. Ceux qui ont le pouvoir judiciaire en mains nomment des juges ou des procureurs, qui sont à des rares exceptions, soit complètement corrompus, soit liés politiquement ou économiquement à ceux qui les nomment.
MD18 : Vous avez obtenu les condamnations de certains commanditaires de crimes. Votre tête a été mise à prix. Vous avez dû bénéficier d’une protection policière. Comment agissiez-vous dans la pratique pour faire valoir la justice dans les cas que vous avez défendu.
Frère Henri : Mais je jouissais d’une certaine respectabilité, ce qui était un atout, mais pas forcément de l’affection des autorités (rires) – le fait d’être prêtre sans doute - et, au fur et à mesure, j’ai gagné en crédibilité. J’avais la réputation d’être tenace. Quand je prenais une affaire, j’allais jusqu’au bout… Je me suis rapproché de certains avocats de la région particulièrement brillants dont certains sont devenus des ténors du barreau et, même pour l’un d’entre eux, ministre.
Avec Lula puis Dilma, le nombre des magistrats aux niveaux des États fédérés a été multiplié ce qui signifiait donc, théoriquement, plus de possibilités de rendre la justice. Cependant ces procureurs de la République, issus généralement des classes favorisées, avaient souvent de la peine à réfréner leurs « réflexes de caste » et à comprendre la problématique des ouvriers agricoles qui étaient pour certains dans une situation de quasi-esclavage.
MD18 : Vous vous êtes beaucoup battu pour faire reconnaître ces situations d’esclavage et pour en faire préciser les critères. Quelle était votre stratégie ? Quelle a été le rôle de la gauche dans cette lutte contre le travail esclave ?
Frère Henri : Oui et je crois même avoir été celui qui a initié cette lutte. Pour caractériser et faire reconnaître des situations d’esclavage, en particulier dans certaines fazendas du sud du Pará, nous avons dû aller jusqu’à l’ONU en passant par l’OEA (L’Organisation des États Américains). J’ai pas mal joué sur le fait que, à l’époque, le Brésil était en train d’essayer d’émerger en tant que puissance internationale, réclamait un siège au Conseil de Sécurité etc… Dans ces conditions la présence de ce travail esclave sur le territoire national faisait plutôt mauvais effet et les autorités ont fini par appuyer mes efforts. D’autant que des pétitions orchestrées par des ONG internationales affluaient du monde entier.
Là encore il faut reconnaître que c’est sous les gouvernements de gauche que la répression du travail esclave est devenue effective. Le président Fernando Henrique Cardoso avait reconnu officiellement l’existence du travail esclave en 1995 et s’était montré préoccupé par le problème mais n’avait pas fait grand-chose pour l’attaquer.
MD18 : Vous savez qu’avec l’arrivée du gouvernement de Michel Temer, il est question d’assouplir les critères qui définissent la situation d’esclavage.
Frère Henri : J’ai entendu parler de cela, effectivement. Ça serait une tragédie. Mais ça ne m’étonne pas complètement.
MD18 : Est-ce qu’aujourd’hui le Brésil est victime d’un coup d’État ?
Frère Henri : Il s’agit, sans aucun doute d’un coup d’État à blanc. On est en train de manipuler des arguments juridiques qui ne sont pas applicables à la destitution de Dilma. C’est un coup d’abord contre la personne de Dilma, qui met en cause son passé héroïque de résistante et qui n’a rien à voir avec le portrait brossé pas certains médias. J’ai un grand respect et beaucoup d’admiration pour elle.
MD18 : Comment analysez-vous l’action du Parti des Travailleurs au long de ces années ?
Frère Henri : Pour ce qui me concerne, par exemple, la commission des droits de l’homme liée au PT et qui œuvrait à Brasilia a fait du bon travail dans les premières années des gouvernements Lula et j’ai pu m’appuyer sur elle. Et puis, au fil du temps, j’ai senti que les députés impliqués dans cette institution se révélaient préoccupés avant tout par leurs réélections et se montraient moins fervents sur le front de la défense des droits humains. C’est fort dommage.
Cela dit, en ce qui concerne la situation des plus pauvres, on ne peut pas oublier que le gouvernement Lula a retiré de la misère des millions de Brésiliens. C’est remarquable ! En revanche, ces gens sont demeurés analphabètes au plan politique ou dans une condition sous-prolétarienne, c’est-à-dire, bien souvent, ne disposant pas des éléments d’information pour comprendre ce que se passe réellement dans le pays.
MD18 : Comment voyez-vous l’évolution de la situation politique actuelle au Brésil ?
Frère Henri : Le gros problème c’est que nous sommes dans un contexte de récession économique. Et en pareil cas la population a toujours tendance à rendre le gouvernement en place, quel qu’il soit, responsable de la conjoncture et ne dispose pas des éléments d’information qui lui permettrait de faire une analyse équitable de la situation. Dilma fait les frais de cette conjoncture malheureuse et peut-être n’a-t-elle pas su en anticiper tous les effets et réagir à temps comme il convenait. Il reste qu’elle garde mon respect et ma confiance et que je ne crois absolument pas aux accusations qui sont formulées contre elle.
MD18 : Vous êtes issu d’une classe sociale plutôt privilégiée et même d’une de ces « grandes familles » qui ont donné à la France des personnages illustres. D’où vient chez vous cette « rage de justice » ?
Frère Henri : C’est une bonne question. Certaines choses m’ont marquées profondément. Pendant la seconde guerre mondiale, j’étais adolescent et j’ai été subtilement marginalisé à l’école car on savait que certains membres de ma famille étaient proches de la Résistance. Or, à l’époque, l’immense majorité de la population suivait aveuglément le Maréchal Pétain. Je me sentais disons « différent » et assez révolté. Plus tard j’ai voulu participer aux « Conférences Saint Vincent de Paul » qui proposaient à de jeunes diplômés comme moi d’intervenir en milieu défavorisé. J’ai été scandalisé par ce que j’ai découvert, par les conditions dans lesquelles certaines familles vivaient en ces années d’après-guerre. Puis s’est imposée à moi ma vocation de prêtre, indissociable pour ce qui me concerne de cette soif de justice. C’est à cause de cela que j’ai fait des études de droit. Après mai 68 dont je fus un participant actif et enthousiaste en tant qu’aumônier d’étudiants, et avant mon départ pour le Brésil j’ai travaillé en Haute Savoie, là encore au plus près des réalités sociales des populations les plus fragiles.
En toutes circonstances j’ai toujours voulu me confronter à des situations précises d’injustice et faire avancer les choses très concrètement. Je me souviens notamment d’une nuit de vigile de Pâques où je travaillais sur un dossier particulièrement difficile, une affaire grave qui demandait toute mon attention et ma compétence. J’aurais dû être à la messe à un moment pareil. Or, malgré tout, je me sentais en parfaite cohérence avec moi–même dans cette démarche, en plein accord avec ma vocation et avec l’Évangile.
Propos recueillis par Daniela Cruz, Professeur de langue Portugaise et Frédéric Pagès, chanteur et journaliste indépendant.