En quoi la disparition de l’Amazonie est-elle liée à la disparition de Venise ?

 | Par Ana Maria Machado, Sumaúma

Lorsque le cinéma yanomami arrive à Venise, c’est probablement la fin de l’été le plus chaud de l’hémisphère nord depuis cent vingt mille ans. Moi, qui accompagne le cinéaste Morzaniel Ɨramari, je traduis des langues et parfois des mondes. Venise, la célèbre ville-eau italienne, qui existe depuis seize siècles, est aujourd’hui plus que jamais menacée par cet ennemi que nous, les non-autochtones, avons créé : le changement climatique.

Traduction et relecture pour Autres Brésils : Philippe ALDON et Du DUFFLES

Lorsque j’ai parlé au leader et chaman Davi Kopenawa de notre voyage à Venise et du risque que cette ville disparaisse, submergée par la montée du niveau de la mer, il m’a demandé de transmettre un message qu’il espère être pris au sérieux : « Ce que vous appelez changement climatique, c’est Urihi a në yuo : c’est la revanche du climat, c’est la revanche de la Terre » [1]. Pour Kopenawa, avec la destruction de la forêt et la mort des anciens chamans, les xapiri (esprits auxiliaires des chamans), dégoûtés par la destruction de la planète, se vengent de ceux qui la détruisent. Kopenawa dit qu’à l’avenir, nous mourrons tous brûlés ou noyés.

Nous sommes là, au-dessus des eaux, et le cinéma en vient à relier les Européens aux Yanomami, l’Amazonie à Venise, le chamanisme à la technologie. Les films de Morzaniel Ɨɾamari, Edmar Tokorino, Aida Harika, Roseane Yariana et Dário Kopenawa ont été projetés dans le cadre du programme Gli Occhi della Foresta (Les yeux de la forêt), qui s’est tenu le 4 septembre dernier lors de la quatre-vingtième édition de la Mostra de Venise, l’un des festivals les plus prestigieux au monde. Sur grand écran, le cinéma de la forêt devient un portail pour découvrir et imaginer d’autres façons d’exister sur cette planète, au cas où notre espèce tiendrait à y rester.

En Amazonie, les chamanes yanomami travaillent à la salubrité de la terre-forêt (urihi a) et au maintien du ciel, comme le montre le film Urihi Haromatimapë : Guérisseurs de la forêt-terre de Morzaniel Ɨramari. Les chamanes yanomami travaillent sans relâche pour guérir un monde malade de nous, napëpë (non-autochtones, ennemis).

Les cinéastes Eryk Rocha, Gabriela Carneiro da Cunha et Morzaniel Ɨramari et l’indigéniste et traductrice Ana Maria Machado à Venise. Photo : Giornate degli Autori (Journées des auteurs)

Avec Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha, producteurs de trois courts métrages sur les Yanomami, j’accompagne Morzaniel, un ami et partenaire de travail depuis seize ans, avec lequel j’ai partagé de longues marches en forêt amazonienne et dans les villes du monde entier. Je me promène avec lui au long de belles rues et des canaux de la ville. Le cinéaste, qui est né et a vécu ses 42 ans les pieds dans la forêt, se méfie de Venise. Son regard contraste avec l’émerveillement qui semble animer les milliers de touristes qui se rendent de chez eux dans cette ville située sur les rives de la mer Adriatique. Venise est considérée comme l’une des plus belles villes du monde, mais le Yanomami s’étonne : « Pourquoi les napëpë ont-ils eu cette étrange idée de construire une ville sur l’eau ? »

Je lui parle brièvement de la stratégie des Vénitiens qui ont construit cette ville sur l’eau pour se défendre contre les invasions de ceux qu’ils appelaient les « barbares ». Morzaniel reste silencieux et pensif, peut-être ne l’ai-je pas convaincu. Il me raconte qu’il a fait des rêves insolites durant les nuits que nous avons passées à Venise et qu’il craint les xapiri de cette terre inconnue. Il redoute le tourisme qui engloutit Venise, c’est une ethnographie en reflet de nous, nous que le chamane Kopenawa appelle « le peuple de la marchandise », nous qui semblons vouloir consommer la ville jusqu’à sa fin :

  • Un jour, ces eaux vont monter. Lorsque je suis allé au bord de l’eau, je me suis inquiété de voir tous ces touristes se promener et me suis demandé : "Pourquoi sont-ils ravis de cette situation ? Pourquoi se promènent-ils, l’air réjoui, en prenant des photos, sans penser qu’un jour l’eau va monter et que les habitants de cette ville n’auront aucun moyen de fuir ? Ces gens que les napëpë appellent « touristes » sont ceux qui voyagent. Quand ils entendent qu’il y a une belle ville, ceux qui ont gagné de l’argent disent : « Je veux y aller ! Quand je partirai en vacances, j’irai là-bas, jeter mon argent par les fenêtres ». Ils pensent ainsi et agissent ainsi. Ils portent de très beaux vêtements, brillants, on les appelle les riches : " Puisque nous sommes riches, puisque cette ville est si belle, paradons ! Mais ces gens n’ont malheureusement aucune réflexion, ils se contentent de parler. Ils viennent de loin, arrivent en avion, descendent dans des hôtels de luxe et gaspillent de l’argent. Et à faire des photos sans raison : "Cette ville est très belle, alors je vais la prendre en photo ! A mon sens, c’est-ce qu’ils pensent. Mais ils ne savent pas en prendre soin.

Aux yeux de Morzaniel, cinéaste de la forêt, et de Davi Kopenawa, chamane, penser à la possibilité que Venise disparaisse, c’est penser que les xapiri se vengent de ceux qui détruisent le monde. Certains scientifiques, calculant les températures élevées et la montée du niveau de la mer, affirment que la ville pourrait être submergée en 2100, soit dans moins de quatre-vingts ans. Moi qui fais partie du peuple de la marchandise, j’ai toujours entendu dire que la science trouverait la solution pour que Venise ne soit pas submergée, pour que le réchauffement climatique n’atteigne pas des niveaux catastrophiques, pour que nous puissions continuer à vivre dans le confort de notre vie tout en regardant sur l’écran de nos téléphones portables la planète s’effondrer. Les super-riches qui sont à l’origine du changement climatique pensent que la solution est de s’enfuir d’ici et de coloniser Mars pour y perpétuer la vie et les privilèges, tout en laissant derrière eux une planète en lambeaux. Certains se plaisent à dire : « Les hommes et la science seront la solution à tout cela ». Mais non : le 20ème siècle s’est déjà éteint, emportant avec lui les illusions humaines d’un pouvoir infini. Nous devons prendre conscience que nous sommes le problème, pas la solution.

La revanche de la Terre dont parlait le chamane Kopenawa n’est plus pour demain. Elle se produit aujourd’hui et nous la regardons. Au moins 97 personnes sont mortes dans l’incendie de l’île de Maui à Hawaï en août. Selon les estimations des Nations-Unies, 4 000 personnes sont mortes et 9 000 autres sont portées disparues en Libye après qu’une tempête tropicale, suivie de graves inondations, ait dévasté la ville de Derna en septembre. Des quartiers et des bâtiments entiers ont été emportés par la mer pendant que les gens dormaient et il n’est plus possible de sauver autant de corps en Méditerranée, la même mer qui baigne Venise. Kopenawa nous dit que si nous continuons à détruire la forêt, quand il n’y aura plus de chamanes pour soutenir le ciel, le ciel que nous avons rempli de dioxyde de carbone, s’effondrera sur nos têtes et alors, il n’y aura plus personne.

Le cinéaste Morzaniel Ɨramari et ses collègues s’adressent au public à Venise avec une traduction simultanée en italien. Photo : Giornato degli Autori

La pluie qui tombe dans les régions les plus densément peuplées du Brésil et d’une partie de l’Amérique du Sud dépend de l’Amazonie. C’est ce que nous appelons les « rivières volantes », la forêt transpirant et pompant l’eau dont nous avons besoin pour vivre. La déforestation et le brûlage libèrent de grandes quantités de carbone dans l’atmosphère, ce qui réchauffe la planète et fait fondre les glaciers et les calottes polaires. C’est ce qui fait monter le niveau des mers et pourrait submerger Venise, où nous ne savons pas si nos enfants et petits-enfants auront un jour la chance de mettre les pieds. L’avenir de Venise, comme celui de l’humanité, dépend de la défense de l’Amazonie, des chamanes yanomami et de tous les êtres visibles et invisibles qui peuplent la forêt et qui en connaissent avant tout la beauté.

Le chamane nous dit que nous avons la même origine que les Yanomami, mais nous nous sommes séparés et avons oublié l’importance de la forêt ; nous avons cessé d’écouter notre xapiri. Nous n’écoutons que nous-mêmes, tout en produisant de plus en plus de marchandises et en continuant à en tomber amoureux. C’est cette passion pour les marchandises qui pousse les napëpë à creuser la forêt de manière obsessionnelle à la recherche de minéraux, à la détruire et à la brûler pour en extraire le bois, à la transformer en pâturages et en champs de soja, tandis que nous continuons à être fascinés par les babioles que nous produisons. C’est la fumée des forêts qui brûlent et la pollution des usines et des voitures qui rendent malade la poitrine du ciel. Dans le bruit de nos villes, nous ne savons plus rêver aux esprits.

La fragilité que l’on observe aujourd’hui à Venise est emblématique des temps nouveaux de l’anthropocène. La ville est doublement menacée par l’action du peuple de la marchandise : à la fois par l’élévation du niveau de la mer, due à l’action de l’homme, et qui pourrait le submerger, et par le tourisme prédateur : des gens qui viennent du monde entier pour « consommer » Venise. La petite ville sur l’eau, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, qui compte aujourd’hui moins de 50 mille habitants dans son centre historique, est envahie par 28 millions de touristes chaque année. Le tourisme de masse est toujours lié à la consommation et à des taux élevés d’émission de carbone provenant des avions et autres moyens de transport.

Les canaux de Venise à travers l’objectif de Morzaniel Ɨramari. Photo : Ana Maria Machado

Contrairement au peuple de la marchandise qui déambule sur la place Saint-Marc sous un soleil de plomb, obnubilé par les photos de son téléphone portable, les chamanes qui apparaissent dans le film de Morzaniel sur un écran de cinéma à Venise, écoutent les voix de chaque arbre, celles du ciel, des vents, de në ropë, la force de fertilité qui fait pousser les plantes, de poripoririwë, l’être de la lune, et de tant d’autres êtres que nous, non-chamanes, ne pouvons ni voir ni même imaginer : pour nous, la nature a été transformée en marchandises. Les chamanes nous montrent qu’il existe une autre façon d’entrer en relation avec le monde qu’en détruisant sa biodiversité, ses eaux et ses arbres. Il est possible d’être forêt avec la forêt.

Aujourd’hui, les peuples autochtones représentent 5 % de la population mondiale et, ensemble, ils protègent environ 80 % de la biodiversité. Au Brésil, les terres autochtones délimitées sont pour la plupart des îles vertes entourées de vastes pâturages et de vastes champs de soja. La délimitation et la protection des terres des peuples autochtones, ainsi que le renforcement des lois qui garantissent leurs droits, sont essentiels pour garantir l’avenir de chacun d’entre nous, ainsi que celui de Venise. Pour nous, il semble plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme - ou un changement radical dans le mode de vie napëpë qui nous permette d’être d’autres personnes, et non plus des consommateurs avides de transformer la planète en marchandises, divertis par tous les bibelots que nous produisons pour polluer la Terre.

Nous devons écouter ce que les eaux de Venise ont à nous dire. Et ainsi avoir le courage et la créativité de réinventer notre façon de vivre et d’être au monde. Nous devons savoir être une forêt, une montagne, une rivière et une mer. Nous devons apprendre à être une graine et à nous régénérer. Nous devons apprendre de ceux qui ont vécu la fin du monde à maintes reprises, en survivant à des processus de colonisation violents marqués par des guerres et des épidémies. L’avenir, plus que jamais, est autochtone. Et c’est aussi la seule chance pour la Venise qui a vu les chamanes travailler à soutenir le ciel dans le film de Morzaniel Ɨramari.


POUR EN SAVOIR PLUS
+++Le film Urihi Haromatimapë : Guerisseurs de la Terre-Forêt (sous-titres en anglais)
+++L’éditeur Companhia das Letras a publié deux livres de Davi Kopenawa en partenariat avec l’anthropologue français Bruce Albert :
++Vous pouvez lire ici un extrait de La chute du ciel (2015) ; traduit par Beatriz Perrone-Moisés.
++Information sur L’esprit de la forêt (2023) ; traduit par Rosa Freire d’Aguiar
Texte et photos : Ana Maria Machado, indigéniste et traductrice
Relecture : Plínio Lopes
Vérification de l’orthographe (portugais) : Valquiria Della Pozza
Traduction en espagnol : Meritxell Almarza
Traduction en anglais : Diane Whitty
Montage photo : Lela Beltrão
Flux éditorial, stylisme et édition : Viviane Zandonadi
Edition du contenu : Eliane Brum (semeuse et directrice de SUMAÚMA)


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Voir en ligne : O que o desaparecimento da Amazônia tem a ver com o desaparecimento de Veneza ?

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