Comment le pouvoir législatif brésilien a capturé le budget

Une étude de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) dissèque le mécanisme des amendements parlementaires, une déformation qui corrode la politique brésilienne.
Elle explique leurs différentes modalités et leurs origines, montre comment elles fragmentent les fonds publics et les détournent vers la corruption électorale, et enfin interroge : pourquoi un tel phénomène n’existe-t-il qu’au Brésil ?

Auteur : Glauco Farias, “Como o Legislativo capturou o Orçamento”
Outras Palavras, 25 septembre 2025
Traduction : Fred Lyra.
Relecture : Patrick Piro

Le renforcement du pouvoir législatif face aux deux autres pouvoirs démocratiques au cours des dernières années, ainsi que la captation du budget public qu’il opère, sont rarement traités comme ils le méritent. En général, ces phénomènes sont banalisés, comme s’ils n’étaient qu’une simple expression du jeu du pouvoir politique. Ou bien ils sont perçus comme un élément du paysage, à Brasília, qui verrait les protagonistes se succéder dans un scénario où l’on débat pour savoir si le gouvernement a perdu ou non, ou si les parlementaires sont « mécontents » de telle ou telle décision du pouvoir judiciaire. La situation est bien plus grave que ne le suggèrent les commentateurs des médias dominants, et il est essentiel retracer le chemin qui nous a menés jusqu’ici afin de prendre conscience du degré de déformation de notre système politique.

C’est pourquoi le rapport « Les amendements parlementaires au Brésil et dans le monde » est si important. Élaboré par le Laboratoire des élections, des partis et de la politique comparée (Lappcom) de l’Université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), il retrace l’évolution de l’instrument principal qui a permis au Congrès national de se soustraire au dialogue avec le pouvoir exécutif afin d’étendre ses prérogatives budgétaires.

« Plus que de simples instruments d’allocation de ressources, les amendements sont devenus l’expression d’un conflit qui s’exprime à l’échelon fédéral : d’un côté, l’exécutif cherche à préserver sa capacité de conduire la politique économique et de coordonner les priorités nationales ; de l’autre, le législatif élargit le périmètre de son autonomie et fragmente le budget en une multitude d’intérêts locaux », souligne la coordinatrice du Lappcom, Mayra Goulart.

Elle ajoute qu’il ne s’agit pas d’un simple affrontement entre exécutif et législatif, mais d’une reconfiguration de l’équilibre institutionnel élaboré par la Constitution de 1988. Ce qui représente une « menace républicaine », selon elle, dans la mesure où cette dérive « ronge la logique universaliste de la garantie des droits et approfondit la distance entre représentants et représentés. Le résultat, c’est un enfermement du Congrès autour de ses propres logiques d’autopréservation, le déconnectant des préférences populaires », conclut Mayra.

Le déclin d’un modèle

Depuis la redémocratisation du pays, le modèle de « présidentialisme de coalition » établi au Brésil a fonctionné selon deux modalités principales, dans la relation entre l’exécutif et le législatif. Le gouvernement cherchait à s’assurer d’un soutien parlementaire fidèle et durable en négociant avec les partis l’attribution de postes ministériels ainsi d’autres places au sein de l’appareil d’État. De plus, les votes délicats nécessitant un effort supplémentaire afin d’obtenir une majorité occasionnaient des négociations ponctuelles, menées individuellement avec des parlementaires, y compris avec ceux qui ne faisaient pas partie du socle gouvernemental. La monnaie d’échange consistait alors à débloquer des amendements et à libérer des fonds.

Ce cadre commence à changer à partir de 2015, avec l’amendement constitutionnel n° 86. Il rend obligatoire l’exécution des amendements individuels déposés par les parlementaires lors de la loi de finances, dans la limite de 1,2 % des recettes courantes nettes (RCL) de l’Union. Ces amendements ont également bénéficié d’une sorte de protection contre le gel des dépenses — un mécanisme utilisé par l’exécutif pour limiter l’exécution du budget : ils ne peuvent être restreints que dans une proportion identique à celle qui touche les dépenses discrétionnaires du gouvernement.

Ainsi, même ce qu’on appelle le « bas clergé », c’est-à-dire la frange du Congrès national éloignée des directions politiques de la Chambre et des partis, s’est retrouvé dotée d’un instrument puissant d’intervention au profit des politiques locales, augmentant encore son pouvoir de négociation avec l’exécutif. À l’époque, un député appartenant à ce groupe avait célébré la décision.

Dans une interview accordée à la journaliste Mariana Godoy, sur RedeTV !, le député fédéral du PP (Partido popular, extrême droite) de Rio de Janeiro, un certain Jair Bolsonaro, affirmait qu’avec la modification introduite par l’amendement constitutionnel 86, le gouvernement ne pourrait plus « faire du chantage » auprès du législatif. « Qu’est-ce qu’un parlementaire a-t-il à négocier à Brasília ? Son vote. Ce Congrès s’est bien amélioré par rapport aux précédents, notamment grâce à son actuel président Eduardo Cunha, qui a approuvé cette proposition d’amendement constitutionnel portant sur le budget », déclara-t-il. Interrogé sur la possibilité que le gouvernement devienne otage du Congrès national, Bolsonaro répondit : « Il n’est pas otage. Il doit nous respecter. Nous sommes l’un des trois pouvoirs, ici. »

Devenu président de la République, ses déclarations de parlementaire lui furent rappelées par des députés en février 2020, alors qu’il résistait à négocier avec le législatif un pacte permettant au Congrès d’orienter les priorités d’exécution d’un paquet de 16 milliards de réais d’amendements parlementaires, puis de 15 milliards de réais d’amendements, dits « de rapporteur », sur un total de 30 milliards approuvés dans le budget de la nation. Par la suite, Bolsonaro céderait bien davantage encore.

L’évolution des amendements

Le dissensus entre le député Bolsonaro et le président Bolsonaro illustre comment des modifications ponctuelles, adoptées dans l’indifférence relative de la société en raison de disputes politiques conjoncturelles, peuvent engendrer de profondes distorsions et des conflits institutionnels majeurs.

La transformation amorcée en 2015 s’est approfondie en 2019, lorsque l’amendement constitutionnel n° 100 a rendu obligatoire l’exécution des amendements des bancadas (groupes parlementaires régionaux) au Congrès, leur conférant un pouvoir collectif accru et élargissant la portée de l’influence directe des parlementaires sur l’affectation des ressources. La même année, un nouvel instrument est apparu : le « transfert spécial », institué par l’amendement constitutionnel n° 105, plus tard connu sous le nom d’« amendement Pix » (RP 7). Ce dispositif a permis des transferts directs de l’Union vers les États et les municipalités sans nécessité de conventions ni de plans de travail, sous prétexte d’accélérer l’exécution des décisions budgétaires et de réduire la bureaucratie.

L’opacité était telle que la mesure a fini par provoquer un débat sur la transparence et le contrôle, conduisant à sa suspension temporaire par la Cour suprême (STF) en 2024, puis à l’imposition de règles plus strictes par la loi complémentaire n° 210/2024.

Dans leur ensemble, ces mesures ont entraîné une augmentation exponentielle du volume de ressources publiques contrôlées de manière fragmentée par les parlementaires — et donc soustraites à la planification de l’Union. Le rapport du Lappcom-UFRJ indique qu’entre 2014 et 2016, sous le gouvernement Dilma Rousseff, le total engagé via les amendements s’élevait à 21,79 milliards de réais ; sous Michel Temer, il est passé à 37,35 milliards de réais ; et sous Jair Bolsonaro, il a atteint 108,36 milliards de réais, consacrant les amendements comme pièce centrale de la politique budgétaire de l’Union. Par la suite, sous le troisième gouvernement Lula, jusqu’en 2024, le volume s’est établi à 80,19 milliards de réais, avec une autorisation supplémentaire de 50 milliards pour 2025.

Cette croissance ne s’est toutefois pas manifestée de la même manière pour tous les types d’amendements. Les amendements individuels, par exemple, ont connu des hausses successives, doublant de poids entre les gouvernements Bolsonaro et Lula ; ceux des bancadas régionales ont progressé à un rythme rapide à partir de 2016 ; tandis que les amendements de commission, longtemps secondaires car non impératifs, ont explosé, affichant une croissance de 2 967,24 % entre les gestions Bolsonaro et Lula.

Le point culminant de ce processus fut l’usage, entre 2020 et 2022, des amendements dits « de rapporteur » (RP 9), noyau du « budget secret » qui conféraient un pouvoir discrétionnaire dans la distribution des fonds. En 2022, ces amendements ont été déclarés inconstitutionnels par la Cour suprême, en raison de leur manque de transparence et de critères clairs.

En pratique, ce qui n’était autrefois qu’un outil complémentaire important pour les politiques publiques est devenu un gigantesque canal de détournement budgétaire. Le pouvoir législatif a conquis une influence sans précédent sur les finances publiques, dans un mouvement qui renforce sa centralité mais soulève de graves dilemmes : l’absence de transparence, l’émergence d’un nouveau type de clientélisme, et surtout, la redéfinition même de la gouvernabilité.

Le budget brésilien face aux expériences internationales

Dans le clair panorama d’une crise permanente, résultant de cet empowerment du pouvoir législatif, une question s’impose : le Brésil, une fois encore, aurait-il adopté un modèle que l’on pourrait, dans le jargon politique local, qualifier de « jabuticaba » (un fruit qui n’existe qu’au Brésil) ? À cet égard, le rapport présente une analyse comparative visant à situer le système brésilien, tel qu’il s’est transformé à partir de 2015, par rapport à d’autres expériences internationales.

Cité, le constitutionnaliste britannique Philip Norton distingue trois types d’organes législatifs : ceux qui élaborent effectivement des politiques publiques (policy-making), ceux qui se bornent à les influencer (policy-influencing), et ceux qui ne décident guère ou pas du tout, se limitant à ratifier la volonté de l’exécutif. En 2021, le politologue allemand Joachim Wehner, spécialiste du budget public, a appliqué cette typologie au champ budgétaire, montrant que certains parlements élaborent et remplacent des budgets entiers, d’autres ne font que les amender, tandis que beaucoup se contentent de valider les décisions de l’exécutif.

Au Royaume-Uni, par exemple, même après la Glorieuse Révolution de 1688, le Parlement n’a jamais assumé le rôle de formulateur de politiques publiques. L’ascension des partis politiques au XIXᵉ siècle a consolidé la primauté de l’exécutif, le législatif devenant davantage un espace de contrôle et de rituel que de création. « Le modèle anglais, connu sous le nom de modèle de Westminster, met l’accent sur la surveillance ex-post, mais avec une influence limitée au moment de l’approbation et une quasi-incapacité, en pratique, à user du pouvoir d’amendement — car cela équivaudrait à un vote de défiance à l’égard du gouvernement », soulignent les chercheurs.

Cette même logique se reproduit dans une grande partie du continent européen, où la capacité d’intervention parlementaire sur les budgets demeure limitée, presque toujours subordonnée aux équilibres macroéconomiques et aux priorités du gouvernement. En France, l’article 49.3 de la Constitution permet à l’exécutif d’imposer un budget sans vote, au seul risque de s’exposer à une motion de censure parlementaire. Grâce à cet instrument, François Bayrou, alors quatrième Premier ministre du mandat actuel du président Emmanuel Macron, a pu imposé le budget 2025 de la nation. Même dans les pays les plus ouverts, tels que le Portugal ou la Belgique, le poids des amendements demeure résiduel, et leur exécution dépend de la corrélation des forces politiques.

En Afrique, selon la recherche, on observe une diversité plus grande. Le Kenya, par exemple, a renforcé son législatif après la Constitution de 2010. Le cycle budgétaire débute par la formulation du budget par l’exécutif, qui présente une proposition formelle, le Budget Policy Statement (BPS). Le Parlement, par l’intermédiaire de son Comité du budget et des affaires fiscales, analyse le texte et peut proposer des amendements, dans des limites légales déterminées. De plus, des audiences publiques recueillent des contributions de la société civile. Toutefois, l’exécution du budget approuvé reste du ressort de l’exécutif, soumis à la surveillance parlementaire.

La Zambie et le Ghana ont créé des fonds de développement des districts, qui territorialisent les ressources publiques, générant ainsi des tensions locales. Les Ghanéens disposent du District Assemblies Common Fund (DACF), qui réserve au moins 5 % des recettes nationales à des transferts directs vers les districts. Cependant, cette répartition est assurée par un administrateur nommé par le président de la République, avec l’approbation du Parlement. « Le mécanisme officiel d’allocation des ressources diffère du modèle brésilien, car il n’existe aucun contrôle direct des amendements par les parlementaires : les fonds sont transférés directement aux districts, et non pas distribués par les députés. Ce modèle, comme celui de la Zambie, est intéressant dans la mesure où la territorialisation et la décentralisation budgétaire ne sont pas directement dictées par des logiques personnalisées ou électorales », observe l’étude.

En Amérique latine, la règle générale demeure la centralisation au sein de l’exécutif, avec toutefois d’importantes variations selon les pays. Au Mexique et au Chili, les parlements peuvent amender les budgets, mais l’exécution demeure presque exclusivement sous le contrôle du gouvernement. L’exécutif chilien a la prérogative de présenter la proposition budgétaire, et le Congrès peut la réviser ; toutefois, les amendements législatifs sont soumis à une analyse technique rigoureuse et, s’ils modifient le montant global des dépenses, altèrent la structure de financement ou enfreignent la politique fiscale, ils peuvent être rejetés par le gouvernement.

L’Argentine et la Colombie conservent des mécanismes de révision, mais assortis de fortes limitations techniques et juridiques. L’Uruguay, quant à lui, se distingue par sa transparence, grâce à un système politique fondé sur la planification d’un budget pluriannuel de cinq ans, appuyé par l’action du Tribunal des comptes et par la participation citoyenne au moyen d’un portail budgétaire ouvert. Le contrôle y est essentiellement technique et a posteriori, sans intervention politique au cours du processus, rapprochant ainsi le modèle uruguayen du modèle chilien, en ce qui concerne la prééminence du pouvoir exécutif.

Dysfonctionnement et démocratie

L’analyse comparative met en évidence la singulière réalité brésilienne après 2015. Si, d’un côté, ce système territorialise davantage les ressources, ce qui pourrait, dans une certaine mesure, être perçu comme un aspect positif en permettant une nouvelle lecture des réalités locales, de l’autre, il fragmente l’exécution des politiques publiques, renforce la logique distributive et clientéliste, et impose de nouveaux défis à la coordination de l’action publique. « Le Brésil est donc un cas limite, un point extrême où le pouvoir législatif concentre un pouvoir budgétaire d’une ampleur inédite parmi les démocraties, mettant à l’épreuve les fondements républicains du régime », concluent les chercheurs.

Si le modèle précédent était jugé problématique par beaucoup, parce qu’il concentrait trop de pouvoir entre les mains de l’exécutif, celui qui l’a remplacé rend le système encore plus erratique, en dénaturant la notion même d’activité politique et parlementaire.
Dotés d’un montant considérable de ressources, les députés et sénateurs peuvent engager des travaux et délivrer des services localement, en lien avec des municipalités et des organisations de la société civile (qu’elles soient réelles ou fictives), afin d’assurer leur propre réélection et celle de leurs alliés politiques dans leurs territoires respectifs, à divers niveaux de pouvoir.

Au Parlement, leurs actions tendent à se détacher encore davantage de la responsabilité attendue sur les questions nationales. On peut redouter un renforcement de la politique spectacle et de l’exposition sur les réseaux sociaux, dans le but de s’offrir de la visibilité et de s’assurer une ascension politique, tandis que les grands enjeux du débat national passent au second plan, le succès électoral des parlementaires étant promu par l’exécution des amendements budgétaires.

Plus qu’une simple question politique, l’impact de cette pratique des amendements et le pouvoir excessif du Congrès national qui en découle renvoient au modèle de démocratie que nous souhaitons. Et à la manière dont le peuple y prendra part.

Voir en ligne : lire l’article en portugais

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