« Brésiliens sans droits », le reportage remporte le prix Vladimir Herzog 2019

Résultat de la collaboration entre Ponte Jornalismo, Colabora et Amazônia Real, la serie « Sans Droits » a été choisie comme meilleur reportage multimédia dans l’un des prix les plus importants dans le domaine des droits humains : le prix Vladimir Herzog.

Autres Brésils propose une traduction du reportage recompensé et du compte rendu.
La série est composée de 6 reportages et un compte rendu.

La remise du Prix Vladimir Herzog sera le 24 octobre 2019.

’Sem direitos’ : le visage de l’exclusion sociale.

  • Reportages d’Adriana Barsotti, avec Carolina Moura, Catarina Barbosa, Edu Carvalho et Fausto Salvadori
  • Photos et vidéos : Daniel Arroyo et Yuri Fernandes
  • Infographie : Fernando Alvarus

Sans droits : la mère d’un jeune noir qui n’a pas eu le droit de vivre

’Sem direitos’ : où tuer les jeunes noirs est une politique de l’État
’Sem direitos’ : 25% des familles n’ont ni ordinateur ni téléphone pour se connecter
’Sem direitos’ : Les 28,2% de la population n’ont pas accès à l’éducation
’Sem direitos’ : comment vivent les brésiliens qui n’ont pas de toilettes chez eux
’Sem direitos’ : sans Bolsa Família ni retraite.
’Sem direitos’ : sans eau potable, sans traitements des eaux et des déchets


Près des deux tiers de la population sont exclus de leurs droits à l’éducation, à un logement convenable, à l’assainissement, à la protection sociale et à l’internet ; avec la violence policière, l’État nie également le droit à la vie.

Bien qu’ils soient garantis par la Constitution ou par des lois spécifiques, 64,9% de la population brésilienne ne bénéficie pas d’au moins l’un des droits garantis suivants : droits à l’éducation, à la protection sociale, à un logement convenable, aux services assainissement de base et à l’internet. Les données ont été extraites de la synthèse des recherches sur les indicateurs sociaux de l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique) 2017 et 2018. Les chiffres sont probablement pires car le rapport s’appuie sur le concept d’auto-déclaration et n’inclut que les Brésiliens qui ont un logement, excluant ainsi les sans-abris. La situation des femmes noires ou métisses, seules avec de jeunes enfants, est beaucoup plus préoccupante : elle touche 81,3% d’entre elles. Chez les personnes âgées, la gravité de l’exclusion est pratiquement la même : 80% d’entre elles sont en marge de ces droits.

C’est le cas de Julia Marques, 89 ans, et de Pedro Leôncio de Sousa, 87 ans. Elle vit en bordure de la route nationale BR-135, entre les villes de Ponta da Ilha et de Curva, dans le Maranhão. Lui, vit à Rocinha, favela la plus vaste du Brésil, située à Rio de Janeiro. Julia fait partie du contingent des sans-droits à l’assainissement de base : elle n’a ni égout ni eau courante et sa maison, dont la construction est achevée, n’est pas desservie par le ramassage des ordures. Pedro fait partie du groupe des sans-droits à l’éducation : il est analphabète. Selon l’IBGE, il figure parmi les 7 % de Brésiliens âgés de 15 ans et plus qui ne savent ni lire ni écrire. Dans la catégorie des sans-droits à l’éducation, outre les analphabètes, sont également inclus les enfants et adolescents de 6 à 14 ans qui ne vont pas à l’école et ceux âgées de 16 ans ou plus qui n’ont pas achevé leur scolarité primaire. Au total, cela comprend 28,2% d’entre eux.

 % par région des Brésiliens sans au moins un droit

Pour se retrouver dans le contingent des sans-droits, il suffit que le Brésilien ne dispose pas d’un seul des droits qui lui sont garantis. L’IBGE adopte l’approche dite " de l’union " pour identifier les citoyens exclus des droits fondamentaux. En d’autres termes, si la personne n’a pas au moins un des droits mentionnés ci-dessus, elle est catégorisée sans-droits. Techniquement, il y aurait une autre option méthodologique : l’approche dite "de l’intersection", qui considérerait la privation simultanée de tous les droits, ce qui amenuiserait de beaucoup le nombre des sans-droits. "L’IBGE préfère l’approche de l’union, parce qu’elle est orientée vers les droits humains ", affirme le chercheur Leonardo Athias, de l’Institut, en rappelant que les statistiques fournies doivent servir de base aux politiques publiques qui luttent contre les inégalités sociales.

Il y a une autre raison à cela. Le Brésil est signataire de l’Agenda 2030 des Nations Unies pour le développement durable, adopté par 193 pays en 2015. L’Agenda 2030, ambitieux, s’appuie sur 17 objectifs de développement durable (ODD) et 169 cibles. Il comprend une série de droits à garantir, notamment un logement convenable, l’éducation, la santé et la protection sociale. Le rapport de la recherche Synthèse sur les Indicateurs Sociaux mentionne que "le principe est de ne laisser personne de côté". C’est-à-dire, identifier où se trouvent les groupes les plus vulnérables pour les inclure dans le processus du développement durable.

Les sans-droits selon la composition des foyers (% un droit)

Dans les tristes statistiques du Brésil, les Noirs sont toujours perdants face aux Blancs. Les femmes noires, seules avec des enfants qui ont jusqu’à 14 ans, apparaissent dans une situation plus critique encore. Moins de 10 % des femmes et des hommes blancs ont été exclus de trois des cinq droits. L’indice est deux fois supérieur entre les hommes noirs ou métisses et les femmes noires ou métisses : 22% pour le premier groupe et 20,1% pour le second. Les membres de foyers dirigés par des femmes seules et noires, ayant des enfants de moins de 14 ans, n’ont pas accès, en moyenne, à 1,6 des droits, étant donné qu’une personne sur quatre de ce groupe n’a pas accès à au moins trois de ces cinq droits.

Parmi les cinq droits les plus déniés aux Brésiliens, l’assainissement se trouve en première position, avec 37,6% d’exclus, suivi de l’éducation (28,2%), de la communication (25,2%), de la protection sociale (15%) et du logement convenable (13%). Pour la psychologue et docteur en éducation de l’USP (Université de Sao Paulo), Maria da Glória Calado, le manque d’accès à l’éducation conduit à la reproduction d’un cycle d’inégalités sociales. "Les gens qui en ont le plus besoin sont ceux qui sont le plus abandonnés à leur propre destin. L’évasion scolaire faisant, ces apprenants sont souvent, absorbés par le marché informel du travail ; ils en viennent à s’impliquer dans des actes de violence, continuent à vivre dans des lieux considérés précaires, rencontrent des difficultés d’accès à la santé et à d’autres droits et, parfois, se retrouvent très loin du retour à l’école", critique le professeur du cours de spécialisation en culture, éducation et relations ethnico-raciales à l’Université de São Paulo (USP). "Il n’est pas rare de voir un tel cycle se répéter avec les enfants et petits-enfants de ces personnes ", souligne-t-elle.

Médiateur au bureau du procureur de Rio de Janeiro, avec une vaste expérience dans le domaine des droits de l’homme, Pedro Strozenberg rappelle qu’il existe d’autres droits, en plus de ceux garantis par la Constitution, comme le droit à la santé, au travail et à la sécurité. Cependant, il reconnaît les difficultés méthodologiques que cela pose pour les couvrir tous dans la même recherche : "C’est un échantillon. Il y a d’autres droits qui ne sont pas exprimés dans l’étude. Mais, sans doute aucun, c’est un portrait représentatif". Pour lui, les résultats confirment que la société brésilienne est inégale en matière de race, de territoire et de genre. "Malheureusement, nous sommes en période de relativisation des droits, et non de leur garantie ", déplore-t-il. Strozenberg, fondateur du "Balcon des Droits", projet d’accès à la justice et de médiation des conflits dans les favelas de Rio de Janeiro et dans 17 autres états brésiliens, souligne que " la politique de lutte contre les inégalités au Brésil a reculé ces trois dernières années ".

Les sans-droits selon la composition des foyers (% 3 droits)

La docteure Jurema Werneck, directrice exécutive d’Amnesty International au Brésil, est du même avis. "Les résultats confirment que le pays est profondément raciste et sexiste et qu’il refuse de prendre des mesures pour surmonter ces différences raciales, critique-t-elle. "Il ne s’agit pas d’un manque d’accès aux droits, mais de l’expropriation de ces droits, fait-elle observer. "Les femmes noires sont au bas de la pyramide ; ce sont elles qui ont les pires emplois, et pourtant ce sont elles qui, en proportion, payent le plus d’impôts", affirme Werneck qui rappelle "Qu’il s’agisse de formalité ou d’informalité, ce groupe paie des impôts sur la consommation et sur les services ".

Noire, Jurema Werneck dit que son enfance aurait été moins douloureuse si elle avait été accompagnée de politiques d’intégration par l’État. "Le gouvernement refuse des droits à certains groupes et perpétue les mécanismes de l’inégalité ", précise-t-elle. Pour elle, les politiques publiques ont l’obligation de prendre en compte les exclus afin de garantir une répartition équitable de la richesse du pays. Elle est en faveur de l’action palliative mais fait remarquer que celle-ci ne remplace pas les politiques de moyen et long termes. "Elles sont le remède, mais pas la solution. Il faut traiter la cause de la douleur", complète-t-elle.

Les sans-droits selon la ’couleur et race’ [1]

La psychologue Jaqueline de Jesus, post-doctorante en travail et mouvements sociaux, professeur à l’Institut Fédéral de Rio de Janeiro (IFRJ), est d’accord avec Jurema. "Les Brésiliens ont des droits", alerte-elle. "Le fait est que la plupart d’entre eux n’y ont pas accès ", complète Jaqueline, ajoutant que d’autres droits devraient être pris en compte, comme l’accès au travail et à la mobilité. "Quels que soient les droits, il y a toujours une inégalité entre les Blancs et les Noirs, observe-t-elle. "Mais il y a une disparité extrême dans l’accès à la protection sociale ", remarque-t-elle, soulignant les 12 points de pourcentage qui séparent les Blancs et les Noirs dans le droit à la retraite ou aux allocations sociales. "Et les femmes noires, célibataires avec enfants ont les plus bas salaires : elles occupent des emplois domestiques ou des emplois intermittents mais sont exclues de la sécurité sociale et des droits du travail," critique-t-elle.

Militante contre la transphobie et première femme noire et transgenre à recevoir la médaille Chiquinha Gonzaga, décernée par le Conseil Municipal de la ville de Rio de Janeiro, à des femmes qui se sont distinguées pour des causes démocratiques, humanitaires, artistiques et culturelles, elle constate que, du fait de "l’économie des sentiments" qui règne dans le pays, ces femmes ne reçoivent aucun soutien : "elles sont parents - avec enfants - mais sans conjoints". Pour elle, la recherche montre que "la question économique est l’expression du racisme et du machisme dans la société".
Pour le professeur Maria da Glória Calado, le racisme est structurel et délimite les lieux et les rôles dans la société. "Ces femmes noires, pour la plupart, occupent des postes subalternes, ont des emplois et logements précaires, ont moins accès aux politiques de santé, meurent davantage en couches et sont privées de nombreux autres droits. C’est une histoire d’inégalités : elles ont eu moins - ou pas du tout - accès à l’école, par exemple ", rappelle-t-elle. Elle ajoute aussi le féminicide, plus fréquent chez les femmes noires.

Inégalités régionales

En 2016, la situation la plus critique était celle de la région Nord, où 91,7% de la population n’avait pas au moins un droit garanti. Comme on pouvait s’y attendre, le Sud-est était en meilleure situation. Malgré cela, le tableau est dévastateur : cette année-là, près de la moitié des Brésiliens (48,9%) de la région la plus riche du pays n’avaient pas au moins un droit garanti. Et c’est précisément dans la région la plus privilégiée du pays que nous avons trouvé Roberta Ribeiro da Silva, résidente de la favela d’Antares dans la Zone Ouest de Rio, qui vit avec un petit-fils et survit avec 400 R$ par mois en vendant de l’eau au feu rouge. Elle appartient à la catégorie des sans-droits à la protection sociale : elle n’est pas retraitée, ne reçoit aucune allocation sociale et les membres domiciliés à son foyer disposent d’un revenu par habitant inférieur à la moitié du salaire minimum.

En 2017, l’IBGE a constaté que 15,8% de la population brésilienne ne disposait pas simultanément d’au moins trois des cinq droits qui devraient lui être accordés. Dans la région Nord, ce nombre a bondi à 32,7 % de la population et dans le Nord-est à 29,7 %. C’est là, dans la municipalité d’Alto Alegre, au Maranhão, que nous avons trouvé la famille Souza. Aucun des six enfants n’a jamais eu ou utilisé d’ordinateur. Mais les Souza entreraient également dans deux autres catégories : celle des sans-droits à l’assainissement et celle des sans droits à l’éducation. Le Centre-ouest, avec un taux d’exclusion de 12,3% enregistré, arrive en troisième position de ce classement du pire. Aux autres extrêmes, on trouve la région Sud, où seulement 9,8 % de la population n’avait pas au moins trois droits, et le Sud-est, avec seulement 5,9 % sans trois des cinq droits. Parmi les cinq droits qui devraient être garantis par le Brésil, la restriction à l’assainissement de base est le plus critique d’entre eux atteignant, en 2017, 82,3% de la région Nord et 58,8% de la région Nord-est.

Les 10 états avec le plus de sans-droits (%)

Parmi les états, l’Amapá, avec 95,7% de la population exclue, concentre le plus grand nombre de Brésiliens sans droits, pratiquement à égalité avec Rondônia (95,6%), suivi du Pará avec 95%. Clay Luiz Nascimento Cirilo, 38 ans, est l’un des habitants du Pará sans logement convenable. Il a 38 ans et vit avec son épouse Mirian Neves Aquino, 24 ans, et leurs deux filles Rebeca et Raiane, 8 et 6 ans, dans une maison d’une seule pièce, construite dans le quartier Laércio Barbalho, situé à Rodovia do Tapanã, un quartier éloigné du centre de Belém.

Bruna Silva (le 1/1/1/2018) : l’Etat a refusé à son fils Marcus Vinicius le droit à la vie | Photo : Daniel Arroyo/Ponte

Lire aussi Brésil : quand la police mitraille les alentours d’une école publique

Parmi les états comptant le plus petit nombre d’exclus, y compris la capitale, on trouve le District Fédéral, avec 41,7% de la population sans au moins un droit, suivi de São Paulo, avec 42,9%, et Rio de Janeiro, avec 52,3%. Pour donner un visage à ces gens qui vivent en marge de ce que la Constitution assure, #Colabora, Amazonia Real et Ponte Jornalismo se sont rendus dans trois régions du pays. Et nous avons décidé de créer une sixième catégorie : les sans-droits à la vie, victimes de la violence policière qui sévit dans le pays. Selon Amnesty International, la police brésilienne est celle qui tue le plus au monde. Dans le Complexo da Maré, l’une des plus grandes favelas de Rio, nous avons parlé à Bruna Silva, la mère de Marcus Vinicius, 14 ans, qui a été tué par les forces fédérales d’intervention à Rio, alors qu’il était en chemin pour le collège public Vincent Mariano, le 20 juillet 2018. Il portait le t-shirt de son collège le jour où il a été tué. "Le droit de le voir grandir m’a été dénié par l’État", dit Bruna.

Voir en ligne : Ponte Jornalismo

[1Depuis le recensement de 2000, l’Institut Brésilien de Géographie et Statistique utilise une méthode d’Auto-déclaration et d’Auto-détermination pour déterminer l’identification d’une personne à l’une des cinq “couleurs et race” suivantes :
Couleurs : Blanc ; Noir ; “Pardo” ; Jaune ;
Race/ethnie : Indígène.
Aucun.e candidat.e ne s’étant auto-proclamé.e “Pardo”, l’Association Autres Brésils ne propose pas de traduction pour ce mot qui désigne “les métisses”. Cette classification a des origines coloniales et racistes. Aujourd’hui tous les organes techniques reconnaissent que personne n’est stricto-sensu de cette couleur ; une étude précise même, laissant libre cours à l’autodétermination, que nous obtenons plus de 130 couleurs différentes de peau ; sans compter le véritable nom des peuples autochtones.
L’utilité de maintenir cette classification est de permettre l’identification de sur- ou sous-représentation de certaines populations, dans les sphères politiques d’une part ; mais surtout comme population vulnérables à des enjeux comme les victimes d’homicides ou de violences policières, d’éducation, de santé, ou, notamment de leur répartition sur le territoire.

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