Couverture et quatrième de couverture de ’Carolina’ chez PRESQUE LUNE | Photo : Divulgation
Lorsque l’illustrateur et scénariste João Pinheiro a lu « Quarto de despejo : diário de uma favelada », de Carolina Maria de Jesus (publié en français sous le titre "Le dépotoir"), cela l’a retourné. « J’étais fasciné" résume-t-il. Jusqu’à ce moment-là, João ne connaissait pas la littérature marginale de cette femme noire, longtemps inconnue dans les académies et librairies du pays. "Je regardais une émission sur TV Cultura, ’Manos e Minas’, quand un rappeur a cité les noms de plusieurs femmes noires importantes dont celui de Carolina. J’ai noté son nom et suis allé chercher son livre ; j’ai trouvé une édition de poche des années 80 de Quarto de despejo ; je l’ai achetée et je l’ai lue. Puis je l’ai passée à Sirlene raconte-t-il.
C’était la petite graine d’un désir des partenaires de travail et de vie qui allait fleurir avec l’arrivée de "Carolina", publié par l’éditeur Veneta, une biographie en format de bande dessinée, ou mieux dit, une "mini biographie, un morceau de vie" de Carolina, comme le souligne Sirlene Barbosa, professeure et chercheuse. Le livre a été primé au Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême de 2019, le plus important du genre au monde, une sorte de Cannes de la bande dessinée. La cérémonie de remise des prix aura lieu le 24 de ce mois en France.
C’est fin 2013 que les deux ont eu l’idée de faire le livre. Sirlene a rappelé, qu’en mars de l’année suivante, ce serait le centenaire de l’écrivain. "Je pensais qu’on pourrait faire un livre en trois mois. C’était un rêve ! " s’amuse la professeure dans une interview à Ponte. L’approbation par le PROAC-Programme d’action culturelle du Secrétariat à la culture de l’état de São Paulo cette même année nous a encouragé et nous a surtout permis de financer le projet. João a dit qu’il a fallu un an pour que "Carolina" soit prêt, bien que le rêve et les recherches remontent bien avant cela. "Les projets choisis par le programme doivent être réalisés et présentés dans les 10 mois. Nous avons demandé une prolongation, si je ne m’abuse, de deux mois. Je veux dire que nous avons mis pratiquement un an pour finir le livre. Mais la recherche est antérieure à cela de presque 10 ans " explique-t-il.
Écrivaine de favela qui a vécu la plus grande partie de sa vie dans la favela de Canindé à São Paulo, elle a vu son premier livre publié, essentiellement un journal de mémoires, par la journaliste Audálio Dantas, qui a vu un grand potentiel dans ses écrits. Même avec le succès de son premier livre, elle passera, de nombreuses années, invisible dans les études académiques et peu ou pas connue en tant que référence dans la littérature brésilienne. Pour les auteurs, il y a deux raisons importantes pour comprendre ce mutisme concernant Carolina Maria de Jesus : la dictature militaire et la « blanchitude » des milieux académiques en général.
"Dans ce contexte, après le coup d’État de 1964 [1], une écrivaine noire, habitant une favela, qui dénonçait tous les maux de la société dans le contexte d’un gouvernement militaire, ça faisait désordre. Ils ne voulaient pas montrer une réalité qui n’était pas conforme à ce qu’ils prêchaient, à savoir que le pays avait une égalité raciale, que c’était un pays en voie d’amélioration économique. Elle était donc incommodante, explique João Pinheiro. "Et, en plus, l’Académie, qui était blanche, ne prenait pas en compte l’importance de Carolina " dit-il.
Sirlene est d’accord. "Arroyo [Miguel Arroyo, chercheur dans le domaine de l’éducation et auteur du livre ’Curriculum, territoire contesté’] dit que le curriculum vitae est un espace de lutte. Et dans ce sens, nous devons aussi comprendre que c’est l’école qui a introduit l’idée de l’eugénisme et du blanchiment de la race brésilienne. Qui choisit ce qui fera partie des lectures du programme d’examen d’entrée à l’université l’année prochaine ? Qui définit comment et quoi sera enseigné et lu [aux niveaux de formation les plus divers] ? C’est toujours l’élite. L’élite blanche et esclavagiste. Nous devons également décoloniser les programmes d’études " dit-il.
Sirlene Barbosa est enseignante dans une école publique municipale ; elle enseigne dans des écoles de la Zone Est de São Paulo où elle est née. Elle donne comme exemple ses expériences de classe. "J’ai commencé à observer qu’il y avait un manque de représentation noire à l’école à partir d’un acte ingénu d’une élève de 10 ans, maintenant plus âgée. Pourquoi est-ce que je dis noire et non autochtone, LGBT, et toutes les autres minorités que je préfère appeler majorité silencieuse ? Je vais vous l’expliquer : ce jour-là, je devais lire un conte de fées pour les enfants et j’ai pensé : je ne vais pas lire Blanche Neige ou Cendrillon. Tout ça, je l’ai déjà lu. Je veux aussi lire des livres où les princesses sont noires, latines, indigènes, ou les filles ressemblent aux filles auxquelles j’enseigne. J’en ai choisi un où la princesse était noire et j’ai fermé le livre pour que les élèves ne le voient pas. J’ai commencé à lire et j’avais une réplique qui disait que la princesse était très belle. Cette fille a mis sa main sur sa bouche avec une expression effrayante et a dit : " Vous nous avez menti ". Et j’ai dit : "Mais pourquoi ?" et elle a dit : "Parce que vous avez dit qu’elle était belle. Je ne me suis pas fâchée, mais je voulais savoir d’où elle tenait cette idée. Et elle s’est tue. Le petit copain d’à côté m’a dit : " Parce qu’elle est noire " se souvient Sirlene. "Je ne veux pas taire la voix de l’homme blanc européen. Mais je veux insérer la voix du noir, de l’indigène, du latin, de l’africain, bref, insérer ces voix silencieuses " a-t-elle dit.
Sirlene Barbosa et João Pinheiro : partenariat de vie | Photo : archives personnelles, sur Ponte jornalisme
Pour João Pinheiro, le mot qui définit bien le travail de Carolina de Jesus, c’est surmonter. "Son histoire est très triste, très pesante, très déprimante. Mais en même temps, elle est très forte. Malgré la misère, la faim, la situation dégradante qu’elle a vécue, elle a beaucoup de force et de persévérance. Et elle surmonte tout, même face à ces difficultés, elle arrive à aller de l’avant, à se lever tous les jours et à ne pas abandonner. C’est l’essentiel " a-t-il dit.
Sirlene est fière de leur travail et espère que l’histoire de Carolina touchera de plus en plus de gens. "En 2013, j’ai fait une enquête auprès de 40 enseignants, professeurs en salle de lecture du Conseil d’administration d’Itaquera [région où Sirlene travaille également] et parmi eux, 5 avaient entendu parler de Carolina de Jesus, et 2 venaient de commencer à lire Quarto de despejo" se rappelle-t-elle. Donc, si notre travail pouvait servir à ce que certaines personnes puissent nous dire : " Je ne la connaissais pas, je l’ai connue grâce à votre livre ", on aura atteint notre but. En outre, il serait très important qu’il tombe entre les mains de garçons et de filles de la périphérie pour qu’ils sachent qu’il est possible d’être ce que nous voulons être. Pour qu’ils connaissent l’histoire de femme de Carolina Maria de Jesus, parce qu’elle était mère de trois enfants, une grande cheffe de famille, qui a élevé ses enfants dans une favela terrifiante, sans eau courante, avec un seul robinet pour toute la favela et sans électricité. Elle travaillait et, rentrant à la maison, elle trouvait la force d’écrire " explique-t-elle.
Cette force, qui existe dans le personnage de Carolina et que João et Sirlene ont mis en valeur et tenu à souligner dans le livre, est pour eux, le potentiel transformateur de la littérature noire. Sirlene se souvient d’une histoire qui s’est passée récemment dans une classe de l’EJA-Education des jeunes et des adultes, où elle enseigne également. "J’avais une étudiante qui était battue par son mari. Elle m’a raconté qu’elle avait vécu deux ans de beaucoup de violence. Eh bien, le jour de la remise des diplômes des élèves, elle m’a dit à l’oreille que grâce à ma classe sur Carolina, elle avait réussi à partir de la maison. C’est très fort, cela me touche beaucoup et j’en suis très reconnaissante " dit-elle.