Une marque sur la cuisse droite : c’est la cicatrice que porte Rosália (nom d’emprunt), une femme autochtone de 30 ans de l’ethnie Karajá, agressée par son mari avec qui elle est restée mariée pendant deux ans. Les disputes étaient fréquentes et finissaient par des chutes, des coups de pied, des cheveux tirés et des injures. Habitant l’île du Bananal, située dans l’état du Tocantins et séparée du Mato Grosso par la rivière Araguia (dans la forêt amazonienne), Rosália se trouve à de nombreux kilomètres des services qui auraient pu l’aider à sortir de ce cycle de violence.
Outre les motifs auxquels se heurte toute femme qui souffre de violence pour dénoncer l’agression, comme la peur, la honte et l’absence de refuge, les femmes autochtones affrontent de plus la désinformation sur leurs droits, les barrières linguistiques et les longues distances pour arriver jusqu’au poste de police et aux points d’accueil les plus proches.
Rosália n’a pas dénoncé son mari par crainte des représailles, mais a réussi à mettre un point final aux agressions après avoir eu le courage d’en finir avec sa relation et avoir reçu l’appui de sa famille qui lui a dit de revenir à la maison. “Il voulait connaître mon passé, mes autres amoureux et quand il découvrait quoi que ce soit il me battait beaucoup, à coups de tapes, de bâtons, il m’a même perforée avec une fourchette. Mais je ne l’ai jamais dénoncé parce qu’il me disait que s’il était prisonnier, quand il sortirait, il me tuerait”, raconte-t-elle.
Rosália est le portrait type des femmes autochtones victimes de violence, dont les données sont recueillies par le Système d’information sur les maladies à déclaration obligatoire (SINAN) du Ministère de la Santé. Entre 2007 et 2017, ont été enregistrées 8221 déclarations de cas de violence contre des femmes autochtones. Pour un tiers de celles-ci, l’agresseur est un proche, comme l’ex ou l’actuel compagnon.
[Vidéo du reportage en portugais- Pour nous ça ne fonctionne pas – Femmes autochtones et la Loi Maria da Penha]
Les coups et la menace sont les principales formes d’agression et le lieu de résidence est celui où se produisent la plupart des cas, les filles de 10 à 19 ans constituant la majorité des victimes. Les données du SINAN ont été rassemblées et divulguées par Le Secrétariat d’État de la Santé Indigène (Sesai), organisme lié au Ministère de la Santé.
Léia do Vale Rodrigues, du peuple Wapichana, référence en ce qui concerne la violence faite à la femme autochtone, explique que la situation de faiblesse de la femme autochtone face à la violence est le résultat du peu de connaissance de la législation, autant de la part des femmes que de la part de leurs agresseurs ainsi que des communautés, ce qui empêche bien souvent d’avoir recours à la Loi Maria da Penha.
Voiture, barque et marche pour porter plainte
Les Karajás habitent depuis des siècles les rives de la rivière Araguia dans les états de Goiás, du Tocantins et du Mato Grosso (dans la forêt amazonienne), de sorte que les eaux sont un élément important lorsque ceux qui vivent dans les villages se déplacent. Selon le lieu, il faut affronter des heures de voyage et plus d’un moyen de transport pour aller d’un endroit à un autre.
Dans un contexte de violence domestique, ces distances augmentent la vulnérabilité des femmes autochtones. “En cas de dénonciation, la personne retourne au village sans savoir si les mesures de protection vont fonctionner, et elle est encore plus battue, c’est pourquoi les femmes ont peur”, raconte Mariquinha Karajá, 59 ans, qui a été agressée par son mari depuis des années.
Elle n’a pas dénoncé les agressions de son mari, qui n’ont cessé que parce qu’il est mort. “Il me battait parce que lorsqu’il buvait, il imaginait dans sa tête que je le trompais. Il ne me blessait pas parce que je parvenais à courir. Il m’a même menacée avec une arme à feu. Ce fut ainsi toute ma vie, jusqu’à sa mort”, dit-elle.
Si Mariquinha avait voulu dénoncer ces agressions, elle aurait dû utiliser trois moyens de transport : motorisé, en barque et ses propres jambes. En effet le poste de police le plus proche se trouve dans la ville de São Felix do Araguaia, dans le Mato Grosso - ou alors, dans un autre état.
Pour quitter le village où elle vit et arriver au port, il faudrait affronter au moins une heure de secousses sur une route de terre qui est impraticable les jours de pluie. Et encore cela dépendrait de la disponibilité d’un véhicule de quelque organisme public, ce qui peut demander des jours à se produire. Au port, il faudra débourser 80 à 100 reais (aller et retour) aux passeurs pour une traversée sur la rivière de 10 minutes, et après marcher quelques centaines de mètres jusqu’au poste de police.
Après l’enregistrement de la plainte, elle serait encore conduite à la municipalité de Lagoa da Confusão, dans le Tocantins, aire de juridiction des villages Karajá. Cette ville est encore plus éloignée du village, ce qui augmenterait la difficulté à obtenir une mesure de protection, si besoin était.
D’après Telma Taurepang, de la coordination de l’Union des femmes indigènes de l’Amazonie brésilienne (Umiab), le dépôt de plainte est habituellement le stade ultime de résolution du conflit, la majorité des communautés essayant de résoudre le problème en interne. À partir de la réception de la plainte, il incombe à la Funai (Fondation nationale de l’Indien) d’escorter l’entrée de la Police fédérale dans les territoires autochtones.
En accord avec la déléguée Ana Caroline Terra, de São Felix do Araguaia, le Ministère public fédéral du Tocantins a organisé une audience publique en octobre 2019 avec les autorités du Mato Grosso pour discuter d’une coopération en vue d’un meilleur service à la population autochtone vivant dans l’île du Bananal. Cependant, l’accord n’a pas encore été officialisé.
Barrière linguistique
Outre la distance, il y a aussi la barrière de la langue pour de nombreuses femmes autochtones. Mariquinha, par exemple, ne parle pas portugais couramment. Malgré sa longue coexistence avec la société non-autochtone, l’ethnie Karajá a réussi à conserver ses traditions, ainsi que sa langue d’origine.
Le manque d’informations sur leurs droits et sur la Loi Maria da Penha est souvent lié au problème de la langue, mais aussi à des questions culturelles. Pour que le dialogue soit efficace, il faut respecter les particularismes de chaque peuple, éventuellement en usant de termes qui se rapprochent le plus de la réalité de cette communauté par des contes qui participent à la mythologie d’une ethnie précise, explique Nara Baré, première femme élue à la Coordination des Organisations indigènes de l’Amazonie brésilienne (Coiab).
Selon le recensement de l’Institut brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE), 274 langues indigènes sont parlées au Brésil. Environ 17,5% de la population autochtone ne parle pas la langue portugaise. La population autochtone brésilienne comprend 897 000 personnes de 305 ethnies, dont 448 000 femmes (50%).
Afin de rapprocher les femmes autochtones de leurs droits, le Cercle institutionnel de promotion et défense des droits des femmes (Nudem) de la Défense publique de l’état du Mato Grosso du sud a traduit la Loi Maria da Penha en langues guarani et terena et confectionné des affiches avec des informations sur la violence envers les femmes. La chargée de la défense publique Thaís Dominato Silva Teixeira raconte que le matériel a été produit à la suite d’une rencontre avec les femmes autochtones ayant eu lieu en 2015.
“Après les avoir écoutées, nous avons constaté que c’était l’information qui manquait. Elles ont expliqué avoir envie de porter plainte, mais ignorer comment fonctionnait la Loi Maria da Penha. Comme nous avions déjà le modèle en portugais, nous avons pensé : nous allons donc le traduire”, affirme la chargée de la défense publique. Les exemplaires sont utilisés lors d’événements et distribués dans les villages.
Les services d’assistance aux femmes victimes de violence aussi doivent prendre en considération la question de la langue. Lors de l’inauguration à Campo Grande, capitale du Mato Grosso du sud, de la Maison de la Femme brésilienne, celle-ci comptait avec la présence de deux traductrices autochtones pour les langues guarani et terena, les deux ethnies majoritaires dans l’état. “C’est différent d’arriver là et de trouver une parente qui peut parler avec soi. La femme est accueillie, ce qui l’encourage”, dit Silvana Terena, secrétaire des Politiques publiques pour la population autochtone du Mato Grosso du sud. Pourtant en 2017, deux ans après l’inauguration, les contrats n’ont pas été renouvelés et depuis le service est au point mort.
La Maison de la Femme brésilienne réunit des services d’aide à des femmes victimes de violence et a été créée par l’ex-présidente Dilma Rousseff, dans le cadre du programme Femme : vivre sans violence. Elle devait être implantée dans tous les 26 états et dans le district fédéral jusqu’à fin 2018, mais ce n’a été le cas que pour 7 états : São Paulo, Brasília, Ceará, Paraná, Maranhão, Mato Grosso du sud et Roraima. Un reporter a interpellé le Ministère de la Femme, de la Famille et des Droits de l’homme par l’intermédiaire de son attachée de presse, mais sans résultat.
Le Manuel d’action en cas de féminicide, récemment lancé par le Conseil national du Ministère public, mentionne à deux reprises les femmes autochtones sur 38 pages. La seule recommandation donnée est la suivante :
“Quand la victime est autochtone, si c’est le cas, demander l’aide de la Police fédérale. Toujours se souvenir que, dans de nombreux états, les groupes autochtones vivent en situation de plus grande faiblesse, étant donné que les femmes autochtones, en raison de la barrière linguistique et des questions culturelles, ont plus de difficulté d’accès aux autorités pour arriver à sortir du cycle de la violence.”
Journée de la prise de conscience
La manière dont la Loi Maria da Penha peut être appliquée dans les villages a été un thème présent lors des rencontres de femmes autochtones. Cela a été un des sujets abordés durant la Rencontre de l’Association des indigènes du Vale do Araguaia (Asiva), qui a eu lieu en novembre 2019, à Fontoura, village de l’île du Bananal. La rencontre a réuni environ cent femmes venues de différents villages. Les hommes aussi ont été conviés et accueillis dans les débats.
D’après Eliane Karajá, responsable de la coordination de la rencontre, discuter du sujet, expliquer la Loi Maria da Penha et inclure les hommes dans la discussion est une des options pour la prise de conscience et l’apport d’informations sur les droits et devoirs à l’intérieur des villages.
Le travail le plus étendu déjà réalisé dans le pays, sans exclusion, est le fruit du travail d’une femme autochtone. Léia do Vale Rodrigues, du peuple Wapichana, a pris la tête des actions de la Fondation nationale de l’indien (Funai) entre 2008 et 2010 pour apporter des informations sur la Loi Maria da Penha aux hommes et femmes autochtones.
En deux ans, 13 séminaires et 452 femmes participantes, du nord au sud du pays auront eu une vision sur les droits spécifiques des peuples autochtones garantis tant par la Constitution fédérale que par les instruments internationaux. À la suite de la question « Quelles ont été les manifestations de la violence dans votre communauté et comment cette question a-t-elle été traitée ? », ont été recueillis des récits sur les agressions subies ou des témoignages par des participantes.
Pour elle (Léia do Vale Rodrigues), il devient nécessaire d’amener les communautés à la discussion sur les articulations possibles entre la loi et le droit naturel des peuples autochtones, en respectant les valeurs et les manières de penser de chaque peuple. “Si la vision du monde de ce sujet collectif n’est pas prise en compte, c’est aussi une violation des droits individuels”, affirme Léia, qui a été démise de la fonction de coordinatrice générale de la Promotion de la Citoyenneté de la Funai par l’actuel gouvernement Jair Bolsonaro.
La violence est encore taboue
Selon Nara Baré, bien que ce thème soit présent dans les rencontres et les mobilisations, parler de la violence est encore un tabou, aussi bien pour les autochtones vivant dans les villages, pour celles avec qui le contact est récent ou même pour celles qui sont en contexte urbain.
“C’est un moment très intime qui peut ne pas être confortable pour toutes. Nous sommes très attentives en abordant ces thématiques, avec une méthodologie telle qu’elles puissent comprendre et puissent s’ouvrir à nous pour qu’on les aide sans blesser l’individualité et la politique interne de la communauté”, explique Nara.
Cristiane Julião, du peuple Pankararu, et représentante de l’état de Pernambuco dans le programme Voix des femmes autochtones de l’Organisation des nations unies (ONU), affirme que rompre de telles barrières est tout un processus. La difficulté peut être liée à l’intégration de certaines pratiques et à la façon dont la femme autochtone a été et est encore perçue et traitée – d’une manière qui peut aussi bien se propager que rester tue.
“Parler de ce sujet est important pour démolir la banalisation des violences contre les autochtones et pour reconnaître nos traditions politiques, sociales et juridiques propres”, affirme Cristiane.
Culture et rôle de la femme autochtone
Si on parle de ce sujet, il est fréquent d’entendre l’affirmation que les agressions contre la femme “font partie de la culture autochtone”– une forme de banalisation de la violence envers la femme très commune aussi parmi les non autochtones. Or, Telma Taurepang, de la coordination de l’Union des Femmes indigènes de l’Amazonie brésilienne (Umiab), réfute la thèse selon laquelle la violence est intrinsèque à la culture autochtone.
“Culturellement la femme se trouve au champ, produit l’agriculture familiale, mais ne subit ni ne souffre de violences psychologiques”, dit Telma. Elle raconte que ce thème est souvent abordé lors des réunions et que le but est de montrer à ces femmes qu’elles ont une voix et peuvent sortir de cette situation.
La question passe aussi par les rôles tenus par la femme à l’intérieur de la communauté. Selon Sandra Kuady, récemment élue première femme cacique du village São Domingos, la plus grande communauté Karajá, beaucoup d’hommes pensent que le rôle de la femme est de faire la cuisine, s’occuper de la maison, des enfants, et ils n’arrivent pas à voir qu’en réalité elles ne désirent pas toutes occuper ces fonctions.
“Notre savoir-faire est suffisant pour administrer et aider notre peuple, pourtant de nombreuses femmes souffrent de cela. De même, il existe le problème de la boisson, qui est une triste réalité et affecte trop les familles. Il y a alors beaucoup d’insultes, de gifles et nous devons le dénoncer pour que cet homme, qui agresse, soit pris. Afin de réduire cette violence, il faut dialoguer avec toutes les instances”, dit Sandra.
Le dialogue avec les hommes
À l’intérieur du Mouvement des Femmes autochtones du Xingu, il est difficile de briser la barrière avec les hommes, d’après la cheffe Watatakalu Yawalapiti. “Il est très difficile de faire comprendre aux gens que quand nous parlons de violence, nous ne voulons pas dire nous disputer entre nous, mais que nous voulons discuter du problème”, explique-t-elle. “Parler de ceux qui boivent et sont violents chez eux. Et, pour cela, il faut de nombreuses discussions et montrer que si la femme se trouve bien, la famille se trouvera bien parce que quand une femme subit des violences, toute la communauté en est affectée.”
Un groupe d’hommes, avec en tête le cacique Izael Morales, a créé des méthodes propres à solutionner les cas de violence domestique, dans la Réserve autochtones de Dourados, dans le Mato Grosso du sud. Ensemble, ils aident les femmes à rompre le silence et les poussent à dénoncer leurs agresseurs. Izael raconte que dans la plupart des cas, celle qui rencontre le groupe n’est pas la victime, mais une amie ou parente proche. À partir de là, ils se rendent chez la femme qui souffre de violence et commencent une discussion avec elle et avec l’agresseur, qui, en général, est le mari.
“La majorité des cas est due à l’usage de la boisson et, si besoin, nous éloignons cet homme de la maison pour protéger la femme. Nous expliquons à la femme la Loi Maria da Penha, l’importance de porter plainte, les mesures protectrices et nous l’amenons nous-mêmes jusqu’au poste de police”, a dit le cacique.
Ce reportage a été produit par la Bourse du reportage AzMina sur la violence domestique, en partenariat avec le Volt Data Lab.