La réforme agraire de Lula I : un « processus autophagique »
Répondant au journal Le Monde, le président Lula - après avoir indiqué qu’il n’avait "jamais tenu à l’étiquette de gauche" - à la question : « En matière de redistribution des terres, avez-vous tenu vos promesses ? » a répondu, très laconiquement, par cette affirmation : « En huit ans de gouvernement, mon prédécesseur a exproprié, au titre de la réforme agraire, 18 millions d’hectares. Moi, en trente-six mois, j’ai exproprié 22 millions » [5].
Pour M.A.Mitideiro, « le gouvernement Lula est un échec dans ce domaine. Le nombre des paysans installés (assentados) est plus faible que celui du gouvernement Sarney [6] ». Et si l’action du gouvernement Lula à ce sujet est une « grande déception », on doit l’attribuer à deux facteurs : « la permanence du pouvoir du lobby parlementaire des ruralistes [7] et le choc des visions des conseillers gouvernementaux et des mouvements paysans sur la réforme agraire ». Concernant le lobby ruraliste, les conclusions de la CPMI (Commission mixte d’enquête parlementaire), qui ne portent aucunement sur la question agraire mais visent avant tout à criminaliser les sans terre, vont bien dans le sens des attentes de l’oligarchie rurale [8] .
Par ailleurs, les conseillers agraires du PT, qui gravitent autour de José Graziano, partent d’une conception différente de celle des mouvements sociaux. S’inspirant d’un soi-disant pronostic de Marx - qui pensait que le paysannat allait disparaître pour ne plus laisser face à face que deux classes, le prolétariat et la bourgeoisie - les conseillers du PT en arrivent à cette affirmation dogmatique : « Le paysannat est archaïque, traditionnel, attardé et va cesser d’exister ». D’où leur conclusion : « Si le paysannat doit disparaître, à quoi bon une réforme agraire ? ».
S’il y a eu de « l’enthousiasme quand Lula est arrivé au pouvoir : on pensait qu’il allait exproprier les latifúndios improductifs comme jamais, ça ne s’est pas produit ». L’obstacle provient de la gamme d’alliances du PT pour être et rester au pouvoir. Dans ces conditions politiques, le gouvernement a adopté la mesure provisoire contre les occupations. Il a cherché à s’appuyer sur d’autres mouvements paysans (MPA, MLST) que le MST. Malgré tout, la lutte pour la terre est restée en partie efficace et il y a eu des installations (assentamentos), mais très précaires. « Littéralement, les familles paysannes ont été jetées sur le terrain : 80% n’ont pas l’électricité, 70% l’eau courante ». On peut parler de « favelisation des assentamentos ». Lula en vient à tenir un discours de « revitalisation des assentamentos de F.H.Cardoso ».
Pour le géographe B.M. Fernandes, la politique agraire du gouvernement Lula en est même arrivée peu à peu à remplacer le « clonage » - simple re-comptabilisation d’assentamentos déjà créés à l’époque du gouvernement F.H.Cardoso - par « l’autophagie » [9] , avec des assentamentos créés principalement sur des terres publiques, donc sans expropriations nouvelles de latifúndios, ce qui n’est évidemment pas de nature à corriger les inégalités foncières qui restent ainsi inchangées :
« Aujourd’hui, une question importante est : comment le gouvernement Lula traite-t-il de la réforme agraire ? Selon les résultats de 2003 à 2005, nous avons analysé la tendance suivante. En 2003 le gouvernement a installé 36.000 familles, dont 24% sur des terres expropriées et achetées et 76% sur des lots d’assentamentos déjà existants. En 2004, le gouvernement Lula a installé 81.000 familles, dont 32% en terres expropriées ou achetées et 68% sur des lots d’assentamentos déjà existants. En 2005, le gouvernement Lula a installé 127.000 familles, dont 21% en terres expropriées ou achetées , 39% dans des assentamentos réalisés sur des terres publiques et 16% dans des assentamentos déjà existants sur des terres publiques.
Ces chiffres révèlent que dans les trois années du gouvernement, seulement 25% des familles ont été installées sur des terres expropriées. Nous observons un nouvel art dans la politique de reforme agraire pour atteindre les objectifs : le processus d’autophagie. Autrement dit, la majeure partie des familles a été installée dans des assentamentos déjà existants ou dans des assentamentos implantés sur des terres publiques ou dans des assentamentos déjà existants dans des terres publiques.
La précarisation de la politique de réforme agraire et des politiques agricoles, qui est la marque de tous les gouvernements, est en train d’expulser les familles installées. A la place de familles installées chassées [qui, par exemple, abandonnent leur lot, faute d’un soutien technique ou financier suffisant], sont installées d’autres familles. Le problème ne se résout pas en soi, il se reproduit de lui-même.
C’est pourquoi, conclut-il, les mouvements sociaux doivent être vigilants à ce que la réforme agraire se nourrissent de latifúndios et non d’assentamentos ».
L’impact de cette affaire ne sera sans doute pas le même selon le niveau de connaissance que l’on a du problème de la terre au Brésil. Pour les personnes peu informées, qui ne font pas la différence entre les divers mouvements sociaux réclamant le partage des terres, elle a et continuera à avoir un impact très négatif sur la cause de la réforme agraire. Les ruralistes vont se sentir encore plus légitimisés à utiliser la violence.
Auprès de ceux qui connaissent le problème et tout particulièrement auprès de la classe politique, il est possible que le MST gagne en crédibilité par le fait que ses responsables et ses militants ne se sont pas laissé aller à de tels débordements. Cela peut aussi contribuer à une meilleure structuration et à une meilleure collaboration entre les mouvements sociaux.
Par Jean-Yves Martin
Source : INFO terra, mensuel édité par Frères des Hommes,
Notes :
[5] "Comment Lula gère un futur géant", Le Monde, 24 mai 2006
[6] Président du Brésil de 1985 à 1990, juste après la fin de la dictature militaire (1964-1984)
[7] Parlementaires liés à l’UDR, l’Union démocratique ruraliste, organisation très conservatrice défendant l’intérêt des grands propriétaires terriens. Ce n’est pas un parti politique.
[8] A ce sujet, lire Info Terra n°63 de décembre 2005
[9] Bernardo Mançano Fernandes « Da « clonagem » à « autofagia » : o dilema da reforma agrária no Brasil », Artigos Dataluta, janvier 2006.