TRIBUNE _ Les mouvements populaires organisés ne sont pas le crime organisé

 | Par João Sette Whitaker Ferreira

Erminia Maricato et Joao Sette Whitaker – 9 juillet 2019
Collaboration de Nabil Bonduki, rapporteur du Plan Directeur de Sao Paulo

Traduction : Regina M. A. MACHADO pour Autres Brésils
Relecture : Philippe ALDON

Le 8 juillet, ce texte est publié suite à la « détention provisoire » devenue permanante de [les 100 jours de détention se sont fini le 8 octobre] à Sao Paulo, de leaders populaires des mouvements pour le logement, notamment Preta Ferreira.

La question posée est claire : au lieu de criminaliser les mouvements populaires organisés, la Justice et les Pouvoirs Publics devraient travailler à leurs côtés pour promouvoir le nécessaire repeuplement du centre-ville de Sao Paulo.

La récente détention provisoire de cinq jours, à Sao Paulo, de leaders populaires des mouvements pour le logement, est un épisode qui met en lumière les possibilités de confusion et de compréhension biaisée de la loi et de la justice, à un moment où n’importe quelle accusation semble recevable. Les récentes fuites du The Intercept Brasil montrent combien il est désormais possible, au Brésil, de se servir de la loi comme instrument de persécution politique. Il est possible que nous soyons, en ce moment, devant l’un de ces épisodes.

La semaine dernière, plusieurs leaders des mouvements pour le droit au logement, intervenant au centre de la ville de Sao Paulo dans des occupations d’immeubles vides, ont été arrêtés. Ils sont accusés d’extorsion des occupants de ces logements, pour avoir fait payer des montants abusifs de participation au mouvement. L’accusation est partie d’une enquête policière ouverte à l’occasion de la chute de l’immeuble Wilton Paes, au Largo Paissandu, en 2018. Ce cas illustre la généralisation d’une situation spécifique d’occupation d’immeuble à l’ensemble du mouvement pour le logement actif dans la région centrale de Sao Paulo.

Dans le cas de l’immeuble Wilton Paes, il y a de fortes suspicions que les promoteurs de l’occupation pratiquaient effectivement des actes criminels, en se faisant passer pour un mouvement organisé afin d’apparaître légitime. En fait, cet immeuble leur servait de façade pour cacher la vente de drogues et l’abus de personnes très pauvres et vulnérables – dont de nombreux migrants nouvellement débarqués – qui voyaient dans le paiement d’une mensualité exorbitante l’unique possibilité de trouver un abri, même précaire et très risqué, comme ce fut le cas de cet immeuble, qui a fini par s’effondrer suite à un incendie.

L’un de ces promoteurs était connu comme proche d’une figure du crime organisé aujourd’hui en prison, le même qui avait commandé l’invasion du Ciné Marrocos. Ici, c’était bien d’une invasion qu’il s’agissait, car c’était une action commandée par le crime organisé. Cette bande a été démantelée en 2016, lorsque son chef a été découvert en possession d’une grande quantité de crack destiné à Cracolândia [1] outre des fusils de chasse et autres armes à feu. Là aussi, des occupants aux revenus extrêmement bas, étaient extorqués de loyers dépassant 500 réaux mensuels.

Que le crime organisé se soit immiscé dans certaines occupations d’immeubles de la zone du centre-ville ne fait aucun doute. On le retrouve aussi dans d’autres quartiers de la ville, et même dans des copropriétés de luxe. Plusieurs lotissements du programme « Minha Casa Minha Vida » [2], prêts à être remis aux familles, ont été envahis, à main armée, par le crime organisé. Celui-ci est en train de devenir une sorte d’agent immobilier informel, construisant des copropriétés dans des zones non régularisées, comme on l’a vu dans le cas du bâtiment qui s’est écroulé dans un quartier de Rio de Janeiro, ou dans d’innombrables occupations de terres situées à proximité de sources d’eau , à Sao Paulo comme dans d’autres régions.

Dans le cas des occupations d’immeubles vides dans le centre-ville, le crime organisé cause un considérable préjudice à la société en s’identifiant à des mouvements sérieux qui occupent des immeubles dans le but légitime de dénoncer le mauvais usage des biens urbains. Et il n’hésite pas à se confronter à ces derniers, comme en témoignent les nombreux récits des mouvements pour le logement ayant à se confronter aux attaques du crime organisé pour s’emparer des immeubles désormais occupés.

Cependant, les responsables de l’enquête policière ont commis une grave erreur en décrétant, sans distinction, la prison des organisateurs de l’affaire Wilton Paes, où il est question d’actions criminelles tout en incluant dans la même décision des leaders légitimes du mouvement pour le logement qui n’ont rien à voir avec l’occupation frauduleuse du dit immeuble. En élargissant l’enquête à des mouvements sérieux pour le droit au logement, qui agissent pour la formulation de politiques publiques et la transformation d’immeubles inoccupés en projets d’habitation, les enquêteurs ont franchi un pas inacceptable qui crée la confusion et ouvre des portes vers l’usage de la loi comme instrument de persécution politique.

Effectivement, il n’y a absolument rien qui permette de comparer les invasions commandées par le crime organisé et les occupations organisées d’immeubles vides dans le centre, qui cherchent à donner une fonction sociale à des immeubles inoccupés. Pour comprendre cette question, il faut se livrer à une petite mais essentielle inversion de logique : le problème du centre-ville, ce ne sont pas les occupations d’immeubles, mais les immeubles vides.

L’entretien d’immeubles vides et sous-utilisés doit être combattu, conformément à ce qui est établi dans le Statut de la ville et dans le Plan directeur stratégique. La législation fédérale et municipale en matière d’urbanisme définit l’usage des immeubles vides, lesquels coûtent cher à la société, en raison de leur localisation dans des aires très bien desservies en équipements urbains. Les arrêts de bus, les réseaux d’égouts, d’eau, d’électricité, le ramassage des ordures, outre les autres services offerts en centre-ville, le tout financé par la société, tout cela est gâché lorsqu’un immeuble est laissé inoccupé – parfois dans un but spéculatif – au lieu d’être utilisé. De plus, ces immeubles constituent un risque social : en se dégradant, ils présentent des risques d’effondrement, devenant des espaces propices à la multiplication des rats et autres vecteurs de maladies. Plusieurs de ces immeubles doivent aussi des fortunes considérables à la municipalité faute de paiement des impôts locaux.

A partir des 1990, et spécialement après l’approbation du Statut de la ville, les mouvements sociaux ont identifié dans ces immeubles un potentiel considérable pour assurer le droit à la ville. Avec tant de gens sans logement, pourquoi laisse-t-on tant d’immeubles sans personne dedans ?

Habiter le centre, un secteur qui concentre environ la moitié des offres d’emploi, est une alternative qui devrait avoir la priorité dans les politiques d’habitation, eu égard aux bénéfices économiques apportés par la diminution des déplacements pendulaires faits par tant de gens qui voyagent pendant des heures entre la périphérie et leur travail. Occuper ces immeubles a eu ainsi eu un triple objectif : dénoncer l’absurdité de leur inoccupation, rendre possible un logement temporaire pour les « sans toit » et chercher à viabiliser un projet de réhabilitation de ces immeubles. Dans ce but, les vrais mouvements pour le logement rendent un vrai service à la ville.

Il faut souligner que ces mouvements sociaux font toujours une évaluation initiale des immeubles qu’ils investissent, avant de le mettre en service. L’électricité et l’eau sont rétablies, le nettoyage et la peinture de l’immeuble sont faits. A partir de là, sont établies des règles basiques de sécurité, des extincteurs sont installés et, si c’est possible, les ascenseurs sont réactivés. Contrairement à ce que suppose le bon sens, il existe des règles pour organiser une occupation pacifique. Ces règles concernent des familles, beaucoup d’enfants, des gens qui trouvent dans l’occupation une solution de vie et une forme d’engagement pour la cause de l’habitat.

De nombreuses occupations sont devenues des références, apportant une nouvelle vie au quartier, avec des activités culturelles et citoyennes. Ceux qui ont participé aux dernières festivités traditionnelles du mois de juin (« festas juninas ») organisées dans les espaces à usage collectif et culturel de l’immeuble occupé « 9 de julho » - toujours menacés d’expulsion –ont pu s’en rendre compte.

C’est grâce à cette formule que quelques politiques publiques ont été structurées avec succès. Quand on passe par la rue Conselheiro Crispiniano, en face du Théâtre Municipal, on voit un bel immeuble, bien organisé, acheté et rénové par le mouvement pour le logement, avec des ressources du programme « Minha Casa Minha Vida » (PMCMV), complétées par des aides municipales.

Dans d’autres cas, comme celui du célèbre Hôtel Cambridge, l’immeuble a été exproprié par la municipalité pour rénovation et attribué à une association d’habitants, après un rigoureux appel à projet public, en contrepartie des ressources libérées par le PMCMV. Dans tous ces cas, les immeubles étaient vides, dangereux et abandonnés mais, grâce aux initiatives conjointes des mouvements et des pouvoirs publics, ils se sont transformés en logements dignes. La ville a tout à y gagner.

Ces raisons ont certainement pesé dans une récente décision d’un juge de Sao Paulo, qui a suspendu pour 180 jours la réattribution d’un immeuble occupé Rue do Ouvidor, qui appartenait au gouvernement de l’Etat de Sao Paulo. Cette mesure doit permettre aux occupants de s’organiser pour acheter l’immeuble et y maintenir les activités culturelles en cours. L’accord trouvé détermine que les occupants s’engagent à doter l’immeuble des conditions minimales de sécurité exigées. Comme on peut le voir, grâce aux mouvements qui occupent ces immeubles, il y a des voies permettant d’optimiser leur utilisation d’une manière beaucoup plus appropriée que de les laisser à l’abandon.

Jusqu’à ce qu’on trouve une solution définitive permettant la réhabilitation des immeubles ainsi occupés, comme dans toute copropriété, des ressources se font nécessaires pour assurer les conditions basiques de sécurité, de propreté et de bon fonctionnement. Pour cette raison, des taxes mensuelles, définies en assemblées, sont prélevées.

C’est étrange que cela puisse paraître abusif à ceux qui sont habitués à payer les frais de copropriété dans les immeubles des classes moyenne et supérieure de la ville. Il s’agit de la même logique : partager entre les habitants les frais d’un entretien correct de l’immeuble où ils vivent. Dans ces cas, il n’y a aucun rapport avec les extorsions exercées par des chefs de bandes sur des personnes pauvres et vulnérables, dans des occupations précaires qui cachent des points de vente de drogue.

C’est l’enquête qui a conduit des leaders de mouvements d’occupation de logements à la prison, créant une situation inacceptable devant être corrigée, qui a créé cette confusion. Elle accuse ces personnes de prélèvement de mensualités pour ces occupations d’immeubles, traitant une pratique normale comme si c’était la même chose que les extorsions abusives pratiquées par les groupes criminels dans les immeubles qu’ils contrôlent. On assiste à une inacceptable manipulation dont le but est, à la fin, de criminaliser les mouvements organisés pour le logement, en les confondant avec des bandits.

Derrière cela, il y a une claire manœuvre politique. La volonté d’empêcher la « popularisation » de la ville, tenant compte de préjugés généralisés, qui considèrent les occupations d’immeubles plus condamnables que le maintien d’un immeuble inoccupé. Ce que nous voyons encore une fois, c’est la réaction d’une société élitiste, qui préfère préserver et protéger la sacrosainte propriété privée – même pour des immeubles irréguliers et dangereusement vides – plutôt que de permettre une occupation « populaire « du centre-ville. Ils ne se rendent pas compte que, du point de vue de la ville, c’est comme se tirer une balle dans le pied, car ces préjugés conduisent à dégrader de plus en plus le centre-ville, au lieu de soutenir ceux qui lui apportent une nouvelle vie.

L’usage de la loi comme outil de criminalisation des mouvements populaires ne peut pas continuer, et encore moins se banaliser. Il est fondamental de rétablir la justice et de permettre à ces mouvements organisés d’agir pour améliorer le centre, en redonnant vie et usage à tant d’immeubles vides.

La police et une partie du Ministère Public devraient s’occuper d’enquêter sur les initiatives « immobilières » du crime organisé, qui se répandent à travers la ville, au lieu de persécuter des leaders reconnus des mouvements pour le logement, comme « Dona Carmen ». Les criminels se trouvent par exemple dans l’occupation de l’immeuble Wilton Paes, comme dans les « lotissements » irréguliers situés sur des sources d’eau, dans l’expulsion des habitants pauvres des copropriétés du projet Minha Casa Minha Vida comme dans les constructions d’immeubles irréguliers dans les favelas.

Au lieu de criminaliser les mouvements populaires, la Justice et les Pouvoirs Publics devraient travailler à leurs côtés pour promouvoir le nécessaire repeuplement de nos centres-villes , et assurer un habitat démocratique, ouvert à la population des travailleurs les plus pauvres.

Voir en ligne : Carta Capital

[1Littéralement « crack land », ce « quartier » est un marché du crack à ciel ouvert, sous la loi du Primeiro Comando da Capital. Nous vous conseillons, de lire l’article de Bertrant MOnnet Le Monde 26 Mai 2017.

[2Minha casa Minha vida (Ma maison, Ma vie) : programme du gouvernement fédéral lancé en 2009 et qui a pour but de faciliter l’accès au logement des classes les plus pauvres de la population. Plus de cinq million d’habitations a déjà été construites, mais les règles d’obtention d’un logement et de financement des projets au dramatiquement changés depuis le coup d’État de 2016.

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