São Paulo - 450 ans d’exclusion

 | Par Antonio Luiz Monteiro Coelho da Costa

Il est de tradition de considérer le 25 janvier 1554 comme le jour de la fondation de São Paulo. En vérité, ce fut en 1560 que le gouverneur général, Mem de Sá, ordonna de désoccuper l’indéfendable bourg de Santo André da Borda do Campo (situé dans l’actuel Mauá), fondé par João Ramalho le 8 avril 1553, et de transférer les habitants, l’administration, la prison et le pilori vers la colline où, à partir de cette date, le père Manuel da Nóbrega réunit 13 jésuites et 120 natifs de trois villages voisins autour de son collège de São Paulo. C’est seulement à partir de là qu’a commencé à exister le bourg connu sous le nom de São Paulo do Campo de Piratininga.

<img1207|left> Deux ans plus tard, des guerriers tamoios menés par les chefs indiens Jaguanharo et Arari, décidés à exterminer le centre naissant de l’esclavage des Indiens brésiliens, ont attaqué le bourg aux marges du fleuve Piratininga (aujourd’hui Tamanduateí) à deux reprises. La défense organisée par le chef indien Tibiriçá et son gendre João Ramalho, pour lesquels ont été vitaux les murs encore inachevés, a sauvé les 80 habitants (il y avait en fait près de 800 habitants mais seuls se comptaient les « hommes libres ») et évité que l’histoire de São Paulo ne se termine au berceau.

L’année suivante, les jésuites Nóbrega et Anchieta ont convaincu les Tamoios d’accepter la paix en leur promettant d’en finir avec l’esclavage des Indigènes, formellement interdit par la couronne portugaise en 1570, « sauf en cas de guerre juste ». Cependant, pour le jeune bourg de la colline, toute guerre était juste et aucune promesse ne tenait quand il s’agissait de capturer les « nègres de la terre » - c’est ainsi qu’ils nommaient les esclaves natifs qui étaient moins chers que ceux amenés d’Afrique. Jusqu’en 1650, les bandeirantes [1] de São Paulo captureront plus de 300 000 Indiens, l’équivalent de l’actuelle population indigène du Brésil. De leur coté, les Indiens libres de la région de Piratininga ont continué à résister et à menacer le bourg jusqu’à leur total anéantissement ou soumission. Leur dernière incursion date de 1593.

L’historien Afonso de Escragnolle Taunay raconte que, en 1575, durant une trêve dans cette lutte de vie et de mort, trois habitants ont ouvert un passage dans les murs et les portails qui protégeaient le bourg aux points qui leur parurent pratiques. Ils cassèrent et brûlèrent les abris des sentinelles. Le conseiller Antônio Fernandes arracha une porte et la vendit au voisin pour 250 réaux. Fernandes reçut l’intimation de rendre la porte et les habitants irresponsables de boucher les ouvertures faites dans les murs. L’un d’eux, Domingos Roiz, n’obéit pas. L’administration ordonna les travaux et lui réclama le remboursement des dépenses. Il ne se laissa pas abattre : il alla se plaindre au gouverneur de São Vicente, lui disant que la fermeture du passage gênait sa femme et ses belle-sœurs qui devaient faire un énorme détour avec les esclaves pour aller aux champs (au maximum 500 mètres étant donné la taille du bourg à l’époque). Il demandait l’autorisation d’ouvrir à nouveau le passage. Le gouverneur refusa mais le dispensa de payer l’indemnisation.

Impossible de ne pas voir dans cette histoire un présage de ce que seront les 400 années suivantes pour la capitale bandeirante. Le campement du XVIè siècle est devenu au XXIè siècle l’une des plus grosses mégalopoles de la planète et a amplifié à une échelle incroyable les déformations et les tourments causés par les conflits sociaux, les opportunismes myopes, le manque de principes, la destruction gratuite (ou lucrative) du patrimoine public et l’appropriation illégale et impudente de biens qui devraient servir à tous, que la commune et l’Etat ont fini par accepter comme un état de fait.
Rien n’est plus caractéristique de São Paulo que l’insensibilité devant le futur et la collectivité, indifférence non seulement en relation à l’inimaginable ensemble de presque 18 millions de citoyens (population plus grande que celle des Pays Bas ou du Chili) mais aussi en relation à ses proches, physiquement ou socialement.

Au moins, en Occident, aucune métropole de taille comparable n’a grandi de forme aussi désordonnée et n’a été sujette aux mêmes caprices privés et intérêts à courts termes. Les touristes hispano-américains sont les premiers à être surpris par le dessin chaotique et l’évidente absence d’aménagement des rues et des quartiers de São Paulo.
Tout cela se voit dans les quartiers de l’extrême banlieue de la zone sud, dont le tracé irresponsable et illégal, mais massif, a pollué les cours d’eau théoriquement protégés pour servir les habitants de toutes les classes. En 2000, il y avait 52 kilomètres carrés de lotissements illégaux dans la commune de São Paulo, dont 25 dans la région de Capela do Socorro.
Cette situation se retrouve aussi dans les quartiers dits nobles et modernes, comme dans la surface traversée par l’avenue Luís Carlos Berrini, connue sous le nom de « Bratkelândia » (inspirée, dit on, de Gotham City de la Bande dessinée). L’architecte Carlos Bratke, a eu l’opportunité de l’urbaniser presque entièrement dans les années 80 et 90, et a pratiquement occupé chaque centimètre carré d’une suffocante (mais certainement lucrative) forêt de bureaux de ciment et de verre, où les employés n’ont pas même un banc sur une place pour se relâcher à l’heure du déjeuner. Presque rien n’a été réservé aux espaces verts ou aux équipements socioculturels.
Il serait pourtant simpliste de dire que les vices de São Paulo do Campo de Piratininga de 1575 ont été transmis directement à la ville de 2004, comme si les habitants étaient tous des enfants des populations de l’époque et que chaque construction originelle n’avait pas été démolie et reconstruite plusieurs fois.

Sans compter le village guaianás de Piratininga, celui du chef indien Tibiriçá, il y a eu au moins six São Paulo. Les relations d’inclusion et d’exclusion ont été laborieusement démolies et reconstruites, mais de forme à maintenir un abîme entre privilégiés bien établis et travailleurs récemment arrivés, toujours sans droits et sans racines dans la ville - d’abord les Indiens captifs, puis les esclaves africains, ensuite les immigrants européens et aujourd’hui les migrants internes.

De 1560 à la fin du XVIIè siècle, la petite ville bandeirante de la capitainerie [2] de São Vicente vivait de l’agriculture de subsistance et de l’enlèvement d’Indiens, qu’ils réduisaient à l’état d’esclave. On y parlait plus le tupi que le portugais et on se maintenait quasiment isolé du gouvernement colonial, dont les ordres étaient fréquemment ignorés.

De la fin du XVIIè siècle à la décennie de 1850, São Paulo est déjà une ville (titre reconnu en 1711). Encore petite et bucolique, mais pleinement intégrée à la culture et au gouvernement colonial (et ensuite impérial), elle est transformée en centre administratif, siège épiscopal et (à partir de 1827 avec la faculté de Droit) centre culturel de la vaste et nouvelle capitainerie de São Paulo e Minas de Ouro. Fusion des vieilles capitaineries de São Vicente (littoral sud), Santo Amaro (Santos et littoral nord) et Santana (actuel Santa Catarina), celle-ci en est arrivée à inclure toute la partie explorée par les bandeirantes - les actuels états de São Paulo et de Minas Gerais, les régions Sud et Centre Ouest et les actuels états de Rondônia et Tocantins. Même après le démembrement de la capitainerie géante, la capitale continue à être le centre du commerce de presque tout l’intérieur du Brésil ainsi que le centre politique d’une capitainerie plus réduite mais à laquelle l’agriculture commerciale amène une prospérité raisonnable (canne à sucre et coton pour la région de Minas, Rio et le Portugal fin XVIIIè ; café pour le monde depuis 1830). C’est le São Paulo des amours de dom Pedro I pour Maria Domitila de Castro et des étudiants en droit qui, comme Carlos Gomes, composent des hymnes et des petits airs pendant que les esclaves, à présent africains, exécutent le travail manuel.

De 1860 à 1929, São Paulo est la prospère capitale du café. Elle grandit de manière explosive et absorbe, de manière désordonnée, des centaines de milliers de pauvres immigrants européens, arabes et japonais qui, destitués de leurs droits politiques, substituent les esclaves dans les champs et en arrivent à occuper plus de 80% des emplois dans l’industrie. São Paulo est encore la paysanne « São Paulo da garoa », où les barons du café, soucieux de se distinguer des nouveaux arrivants, inventent des traditions et attribuent des titres de noblesse aux métis et autres pirates de la terre ferme, desquels ils descendent. Mais elle est aussi le lieu des premières grèves ouvrières du pays. La ville vit principalement du commerce international du café mais commence à s’industrialiser. Lors du premier recensement de la période, en 1872, la ville est encore provinciale, plus petite que Campinas, Cuiabá ou São Luís du Maranhão. Lors du dernier, en 1920, c’est déjà la seconde plus grande ville du Brésil en population, 36% de la population est étrangère (proportion plus importante qu’à New York à l’époque), et elle s’apprête à se défaire des tramways ouverts, de ses lampions, et à saluer l’arrivée de la Semaine d’Art Moderne [1922]. C’est aussi le véritable centre du pouvoir politique, jusqu’à l’échec de l’élite de la ville face à la crise de 1929, qui lui monte à la tête. En tentant de monopoliser le pouvoir, elle est démise par la Révolution de 1930 qui l’éloigne pour plusieurs décennies du premier plan politique au niveau fédéral.

De 1930 aux années 50, São Paulo se récupère de la dépression du café, devient une métropole toujours plus industrielle (bien que 50% des emplois soient domestiques contre 26% en 1893) et continue à attirer des centaines de milliers de migrants, maintenant du Nordeste, de Minas ou du Sud, qui font désormais d’elle la plus grande ville du pays. Nommé par la dictature Vargas, le maire Prestes Maia met en place un Plan d’avenues qui, pour la première fois, tente d’imposer un certain ordre à une croissance toujours plus incontrôlable.

L’époque des petits palais et des barons du café inspire déjà des chansons pleines de souvenirs à Adoniran Barbosa et Zica Bergami. La nouvelle élite qui se prépare au quatrième centenaire est formée en grande partie par des immigrants qui ont réussi dans l’industrie ou dans le commerce, elle se veut le miroir de l’Europe et attire vers ces tristes tropiques des noms comme Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss et Giuseppe Ungaretti. Elle fonde la première université du pays et souligne sa modernité en créant le MASP en 1947, le MAM (Musée d’Art Moderne) en 1948, et la première Biennale, en 1951.

La « scène de sang dans un bar de l’avenue São João » n’était pas la règle : on comptait cent homicides par an, un peu plus qu’en 1920 proportionnellement à la population. On ne peut pourtant pas idéaliser l’époque : les immigrants étrangers et sans droit au vote étaient substitués, dans le travail lourd, par les migrants semi-analphabètes, récemment expulsés des campagnes, qui n’avaient pas beaucoup plus accès à la citoyenneté et à la culture. L’abîme entre les classes continuait à miner la conscience et la solidarité civique, et à faire la fortune du premier « vole, mais fait », Adhemar de Barros, ainsi que celle de Jânio Quadros, candidat explicite au poste de dictateur.

Des années 60 à la moitié des années 80, le café reste en retrait. La ville est pleinement industrielle et absorbe des centaines de milliers de migrants nationaux par an. Avec l’arrivée des monteuses d’automobiles, la ville explose à nouveau. Maintenant c’est le centre de la mégalopole qui abrite la plus grande concentration d’ouvriers de la planète. C’est le São Paulo qui « ne peut pas s’arrêter ».
La capitale paulista, à elle seule, représente 27% du PIB. Cependant, parallèlement, la dictature militaire balaye le peu de conscience civique qui existait, conditionne la politique à l’arbitrage du pouvoir militaire et économique, suspend les droits de citoyenneté et stimule la concentration des revenus : certains montent la rue Augusta à 120 à l’heure, d’autres attendent le train de 11 heures. En comparaison du second « vole, mais fait », Paulo Maluf, le premier se découvre simple amateur.

En même temps, la disproportion entre la croissance démographique et l’expansion de l’infrastructure physique et sociale commence à provoquer la dégradation de la qualité de vie qui, avec la crise économique de la fin des années 70, empire au point de tirer du marasme des masses jusque-là aliénées.

A la fin de la période, le groupe de musique Premê ironise, parodiant « New York, New York » : C’est pour vous les enfants beaucoup de diversion et de pollution ! Se baigner dans le Tietê ou regarder la télévision. Tom Zé pressentait déjà, en 1968, la déclaration de guerre civile urbaine : ce sont huit millions d’habitants, de toutes parts et de toutes nations, qui s’agressent courtoisement. Ce sont déjà presque 600 assassinats par an en 1970 et 1500 en 1980 - quatre fois plus qu’en 1950, proportionnellement à la population.

A l’exception du lyrisme décalé de Sampa (1973), d’un Caetano Veloso qui continuait à ne pas comprendre la dure poésie concrète de nos coins de rue, la chanson populaire n’arrivait déjà plus à parler de la ville sans pousser un cri d’alerte. Le Punk da Periféria de Gilberto Gil (1983), était bien plus conscient de la réalité, tout comme les 150 000 ouvriers de l’ABC [ceinture industrielle de São Paulo] qui, menés par Lula, ont ressuscité le mouvement syndical en 1978 et les 300 000 qui, le 25 janvier 1984 - lors du rassemblement géant que la chaîne de télévision Globo décrivit comme une simple « commémoration de l’anniversaire de la ville » - ont lancé nationalement la campagne des « Diretas Já » ["Elections directes tout de suite"].

Depuis la moitié des années 80, São Paulo est entrée dans une nouvelle étape. Sur certains aspects, elle s’est arrêtée. Sa décadence comme centre industriel a commencé, accélérée et aggravée par l’ouverture commerciale des années 90. La croissance démographique de la mégalopole a chuté de 4% à 6% par an, taux qu’elle maintenait depuis le début du siècle, à moins de 2% par an. La population des quartiers du centre a diminué : beaucoup d’industries se sont déplacées vers l’intérieur ou vers d’autres Etats et une grande partie des élites les a accompagnées ou s’est isolée dans des parcs résidentiels fermés comme Alphaville. Malgré cela, la disproportion entre la croissance de la population et l’infrastructure continue à augmenter : la ville comme un tout grandit moins, mais la banlieue continue à exploser, tandis que les ressources publiques sont encore plus insuffisantes.

Ce n’est pas sur tous les aspects que São Paulo est décadente. Après 65 ans d’ostracisme (sauvé par le bref et lamentable cas Jânio Quadros), les leaders de la ville sont revenus sur la scène de la politique fédérale. Les secteurs financiers et ceux des services ont continué à croître : de 25% du réseau banquier du pays en 1980, la ville est passée à 40% dans les années 90. De 6% des occupations techniques et scientifiques du Brésil en 1971, elle est passée à 20% en 1998. Bien qu’elles transfèrent ses activités productives en d’autres lieux, les grandes entreprises continuent à installer leurs bureaux dans la mégalopole : en 1998, 47 des 100 plus grandes entreprises présentes au Brésil ont leur siège dans la capitale paulista, contre 39 en 1986.
L’exclusion, pourtant, n’a jamais été aussi grande et si aiguë. Comme le montre la Carte de l’exclusion/inclusion sociale élaborée par Aldaíza Sposati em 1996, près de 19% de la population intramuros - 1,8 million - vit dans 23 districts où prédomine l’inclusion sociale et, dans la majorité des communes de banlieue, la situation est pire - littéralement une Vienne (ou mieux un Houston) au milieu d’une Calcutta.

Le mécanisme, maintenant, n’est pas la privation des droits humains formels (comme au temps de l’esclavage) ou des droits politiques légaux ou réels (comme à l’époque des travailleurs immigrants, de l’analphabétisme et de la dictature) mais la casse des droits travaillistes par le biais du travail au noir, du sous-emploi et du chômage. Ce sont maintenant 6 000 homicides par an, 13 fois plus, proportionnellement à la population, qu’en 1950, un indice presque colombien de 59 pour 1000 habitants.

Le cri de protestation le plus véhément ne vient plus de l’intellectuel alerte ou de l’ouvrier surexploité mais de l’habitant de la banlieue condamné à la marginalité qui n’arrive même pas à être exploité. Principalement le Noir jeune et pauvre et sa sœur « solitaire dans la forêt de ciment et d’acier… mère célibataire d’un vagabond prometteur », comme disent les Racionais MC’s. Même l’élite, se sentant menacée dans son existence physique, commence à essayer de comprendre ce lyrisme sanglant qui exprime une conscience chaque fois plus aiguë et diffuse des problèmes sociaux. S’il y a une sortie, elle devra passer par là.


Par Antonio Luiz Monteiro Coelho da Costa

Source : Carta Capital - 27/01/2004

Traduction : Emilie Sobac pour Autres Brésils


Notes :

[1] Bandeirante : membre des bandeiras, expéditions armées qui partaient explorer l’intérieur du Brésil pour en ramener des esclaves indiens et des matières précieuses.

[2] Capitainerie : Le Brésil colonisé par les Portugais était organisé en capitaineries le long de la côte brésilienne.


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