Source : OUTRAS PALAVRAS - 06/01/2016
Traduction pour Autres Brésils : Roger GUILLOUX
(Relecture : Piera Simon-Chaix)
Par André Julião, du National Geographic
Dans l’île de Marajó (Para), une ville de 35 mille habitants vit en harmonie et de manière frugale avec la forêt, la rivière-mer [1] et un moyen de transport universel : la bicyclette.
Au fur et à mesure que je prends de la vitesse, la chaleur diminue. Le désagrément causé par la sueur se dissipe avec le vent qui me frappe le visage. Pédaler aide à organiser les idées et rafraîchit l’esprit. C’est un exercice qui minimise ma condition d’intrus. J’ai mis du temps à m’en rendre compte. Pour arriver à comprendre un peu mieux les particularités locales de la circulation et de la géographie locale, jusqu’à ce jour-là, je préférais me déplacer à pied, étourdi par le tohu-bohu et le bruit assourdissant provoqués par les sifflements, code utilisé par les cyclistes pour aviser les piétons de leur passage. Après des jours de souffrance causée par cette chaleur, la tête incapable de penser à quoi que ce soit et le corps ne voulant pas sortir de la douche froide, je finis enfin par me sentir plus à l’aise. Et cela, grâce à la bicyclette.
Ce moyen de transport fait partie d’Afuá, ville située au nord-est de l’île de Marajó et c’est ses rues que je pédale de plus en plus rapidement. Dans cette « Venise marajoara », la bicyclette est une réponse créative à une limitation de cette ville – ou peut-être un avantage - selon le point de vue que l’on adopte. Comme elle a été érigée sur des pilotis afin d’éviter d’être inondée par des trois rivières qui la bordent, Afuá est probablement la seule commune brésilienne où les voitures et les motos sont totalement interdites. Ceci en ferait l’unique ville exempte d’émissions de gaz de carbone si l’électricité n’était produite à partir d’un générateur fonctionnant au diésel. Il n’est pas difficile de croire que, les bébés exceptés, chaque habitant d’Afuá dispose d’une bicyclette.
La bicyclette est le protagoniste de l’existence de tout habitant d’Afuá dès sa naissance. Dans les rues, il est fréquent de voir une maman, assise sur le porte-bagage d’une bicyclette, son bébé sur ses genoux. Et là, un enfant de quatre ans marchant derrière, s’appuyant sur l’épaule du père ou du frère ainé. Dès l’âge de 7 ans, il pédale sur les grandes bicyclettes pour aller à l’école ou jouer au football. Adolescent, la bicyclette le conduit aux balades avec sa première petite amie. Adulte, il l’utilise pour son travail et les besoins de la maison et même pour sortir avec son épouse enceinte et par la suite avec son fils, lequel à son tour dès l’âge de quatre ans …
Ainsi se déroulait la vie tranquille de Sarito Souza, 45 ans, qui adorait transporter tous ses enfants sur sa Monark [2], à cadre circulaire double. Le problème est que le nombre de rejetons ne cessait d’augmenter et quand le huitième est arrivé, la bicyclette ne pouvait plus assurer le transport. Forcé par les circonstances, Souza a eu la grande idée de souder deux bicyclettes, l’une à l’autre. Il a installé des bancs plus confortables et un capot pour se protéger du soleil et de la pluie, deux éléments qui, par leur intensité, rivalisent d’intensité en Amazonie. C’est ainsi qu’est né le « bicytaxi ». Quand les enfants étaient à l’école, Souza transportait ceux qui n’avaient pas de bicyclette. Les jours de la semaine, il gagnait jusqu’à 40 réaux par jour. Les samedis, dimanches et jours fériés, ses revenus doublaient.
Avec le temps, son invention est devenue à la mode. Aujourd’hui, plusieurs garages fabriquent ce véhicule que les riches habitants emballés par l’idée, appellent « voiture ». Certains modèles vont jusqu’à intégrer le carénage d’une jeep, en miniature. Personne, cependant, n’a succombé à l’usage de combustibles fossiles ni aux petits moteurs électriques. Aussi élaborés qu’ils soient, les bicytaxis n’utilisent que l’énergie physique de leurs propriétaires. (De nouveaux modèles servent au transport de l’açaï, qui est en quelque sorte son combustible puisqu’il est la base de l’alimentation des habitants aux côtés de la crevette.)
Même si son invention a fortement contribué au développement de l’économie locale, Souza ne détient pas de brevet, seulement la célébrité que lui a apportée son invention. De temps à autre, il reçoit des équipes de télévision, des revues et des journaux qui viennent exhiber la technologie innovatrice marajoara. L’une des sources de revenu provient des équipements sonores qui personnalisent les bicytaxis. Les haut-parleurs, une fois installés, font la publicité des promotions et des produits de consommation ainsi que celle des candidats politiques pendant la période des élections. Mais la principale utilité est de permettre au conducteur d’écouter, pendant qu’il pédale, de la « tecnobrega [3] », du zouk, et les versions électroniques de la musique sertaneja [4] qui sont adaptées au goût local : elles sont plus rapides, plus graves, plus aigües, plus tout ! Les musiques sont téléchargées sur Internet par une population de plus en plus branchée.
« Bicytaxi garé dans un bar qui ne vend que des alcools. Le manque d’emplois est l’une des causes de l’alcoolisme. Le développement de la ville peut créer de nouveaux emplois mais aussi aggraver les problèmes sociaux. Photo Maurício de Paiva
Véhicule attrayant, équipement sonore puissant, ordinateur dernier cri : ambitions somme toute semblables à celles de tant de Brésiliens. Seule, l’une d’entre elles est imposée par la géographie. A Afuá, les premières bicyclettes sont apparues dans les années 70. Au cours des années 90, sont arrivées les motos. « Celui qui en avait une, ne respectait ni les piétons ni les cyclistes » se souvient Souza. L’interdiction est arrivée sans tarder. En plus du risque d’accidents et de la pollution, les motos – beaucoup plus lourdes que les deux roues à pédales – abimaient rapidement les passerelles en bois. Elles ont été rapidement interdites.
Dans cette ville de bicyclettes, les adresses ne sont pas celles d’avenues ni de rues mais de rivières, d’igarapés et de furos [5] et d’autres bifurcations fluviales couramment empruntées par ceux qui vivent sur leurs berges, ici, les affluents de l’Amazone. Ainsi donc, par un samedi ensoleillé, Souza m’emmène pour une journée en « voadeira », (barque en aluminium à moteur) dans « l’intérieur » comme ils appellent les communautés distantes de la partie urbaine de la municipalité. Ces endroits se résument à quelques maisons le long d’une rivière aux eaux cristallines. La taille de ces petits hameaux contraste avec l’immensité du milieu dans lequel ils s’insèrent, milieu qui ne se prête qu’aux superlatifs : l’Amazone qui est le plus grand bassin hydrographique du monde, Marajó, la plus grande île fluviale de la planète. Tout cela au beau milieu de la plus grande forêt tropicale de la terre.
Nous arrivons au lieu-dit Tessalônica. Là, le flux des eaux provoqué par les marées, fait très souvent apparaître des morceaux de céramique marajoara, des vases aux graphismes complexes conçus par des populations anciennes. En l’absence de toute préservation, ces pièces finissent par être détruites par l’action de l’eau et du soleil. Les seuls gardiens de ces trésors sont les habitants du lieu, comme dans tant d’autres parties de l’île de Marajó où se trouvent des vestiges archéologiques. J’aperçois soudain l’ouverture d’une urne suffisamment grande pour laisser penser qu’elle pourrait accueillir un crâne et d’autres ossements humains.
Mais l’on n’a besoin d’aucune de ces reliques pour entrer en contact avec un mode de vie antique. L’açaï, est le témoin vivant du casse-tête historique de l’occupation humaine de l’Amazonie. Ce fruit, consommé dans toute la région, encore aujourd’hui, servait déjà d’aliment aux civilisations qui ont connu leur apogée au tour de l’an 1000.
De retour au hameau où passé et présent se superposent, nous nous sommes arrêtés à la maison de Caetano Gonzalves, cueilleur qui habite aussi près de la rivière que de l’arbre à açaï, espace parfaitement organisé pour cueillir et vendre sa marchandise aux grandes embarcations qui s’arrêtent à la porte de sa maison. Il nous reçoit joyeusement même s’il se désole parce qu’il ne s’attendait pas à notre venue. « Si vous m’aviez prévenu, j’aurais préparé l’açaï pour tout le monde », dit-il.
La pulpe violette à la texture onctueuse et à la saveur bien marquée peut être achetée à tous les coins de rue d’Afuá, à environ 2 réaux le litre. En 2010, la commune a produit plus de 4 mille tonnes de ce fruit, alimentant un flux de 4,5 millions de réaux. Source de nutriments tels que le calcium, le fer et le potassium, cet aliment est encore plus abondant et meilleurs marché que la crevette d’eau douce que certains habitants, vont pêcher, eux-mêmes, dans la rivière avec le matapi, un piège de fabrication maison.
Ainsi, tout comme l’açaï, ce crustacé est enraciné dans la culture locale. Depuis 30 ans, la ville promeut le Festival de la crevette. A la fin du mois de juillet, la population double en raison de l’arrivée de touristes, attirés par les attractions musicales et la « bataille de la crevette », événement de création récente. Dans cette compétition, les confréries de la crevette, Convencido et Pavulagen, disputent la première place pour la meilleure représentation à partir de plusieurs critères empruntés à ceux de la fête amazonienne du bœuf de Parintins.