Procurando entender, para agir Chercher à comprendre, pour agir

 | Par Chico Whitaker

Illustration de Pavel Kuczynski

Il y a quelques jours, un ami japonais qui habite en France m’a écrit en me posant une question : que s’est-il passé pour qu’un pays qui a élu pour président, il y a 15 ans, Lula, un ouvrier, élise maintenant un militaire fasciste ? En réalité, nous nous posons tous cette question. Et si nous voulons ne pas être poussés vers le fascisme -y compris comme conséquence d’un probable échec de la future gestion de Bolsonaro - nous devons vraiment essayer de comprendre ce qui s’est passé au Brésil.

Dans le festival d’interprétations que nous essayons tous d’élaborer - en même temps que nous nous défendons des multiples régressions qui apparaissent déjà - il y a des hypothèses nombreuses et variées, qui ont toutes une part de vérité. Ce texte essaye d’approfondir une de ces interprétations, dont j’ai déjà parlé dans mes précédents textes, mais dont je vais parler ici de façon plus détaillée : celle de l’utilisation malveillante des nouveaux moyens de communication sociale dont nous disposons aujourd’hui. De mon point de vue, cela a été un instrument décisif de la victoire de Bolsonaro ainsi que de candidats à d’autres postes qui ont également surfé sur cette vague.

Beaucoup d’interprétations pointent les erreurs commises dans l’exercice du pouvoir par Lula et par Dilma Roussef, erreurs qui ont minoré, dans le vécu des électeurs, les succès de leurs 13 ans et demi de gouvernement. Cela a amené "l’antipetisme" [1] , disséminé dans les médias, jusqu’à la destitution de Dilma, à l’emporter, lors de cette élection. Tout comme l’anticommunisme de la Guerre froide avait été utilisé lors du coup d’État militaire de 1964.

D’autres interprétations font état des circonstances de la campagne électorale. L’utilisation par Bolsonaro, lors du second tour, de sa condition de victime d’un attentat pour se soustraire aux débats de campagne (débats qui sont une habitude dans toutes les élections brésiliennes depuis la redémocratisation). Sa non-présence dans ces débats l’a en réalité préservé d’être totalement balayé, au vu de son total manque de préparation pour assumer la présidence, à la différence de Haddad.

Personne n’oublie non plus que les résultats de ces élections ont été joués à l’avance en utilisant, pour empêcher la candidature probablement victorieuse de Lula, la Loi "ficha limpa", loi d’initiative populaire que ce dernier avait lui même promulguée, et suite à des décisions contestables du STF qui ont conduit Lula jusqu’à la prison, au mépris même du principe constitutionnel de présomption d’innocence. Sachant que le juge qui a coordonné cette opération anti-corruption dite “Karcher” et qui a utilisé diverses manœuvres, s’est récemment démasqué en prenant la tête d’un super ministère de ce gouvernement qu’il a contribuer à faire élire, salissant encore un peu plus l’image déjà très ternie de notre système judiciaire.

Mais, au delà de toutes ces interprétations, il m’est apparu clairement que le Brésil a été la troisième grande victime (après les cas du Brexit en Grande Bretagne et de l’élection de Trump aux Etats Unis), d’une "machine à gagner des élections" - par manipulation de la volonté collective - inventée par des cerveaux malades de mathématiciens et psychologues du Premier monde. Sachant de plus qu’ils ont pour objectif d’utiliser la démocratie pour que l’ultradroite prenne le pouvoir. Trump n’a décidé d’utiliser cette “machine” qu’après avoir constaté qu’elle avait surpris les Anglais avec la victoire du Brexit. Des victoires qui mettent en risque tous les processus électoraux partout dans le monde, dès lors que l’on a suffisamment
d’argent pour utiliser cette machine.

J’ai forgé cette conviction juste après les élections, après avoir vu une vidéo brésilienne (https://youtu.be/VUTiRx9wD34),et un documentaire européen (https://vimeo.com/295576715 ), dont j’ai déjà parlé dans mes textes précédents. Ils donnent, de manière détaillée, beaucoup d’informations sur cette machine diabolique, sur ceux qui l’ont monté et sur sa force électorale par l’envoi de mensonges à des personnes mal informées ou dans l’indécision sur leur vote.

Ceci a été rendu possible grâce au développement d’une informatique capable de
traiter de grandes quantités de données, associée aux nouveaux systèmes de communication, plus rapides et moins susceptibles d’être contrôlés par les pouvoir publics et la société elle même. Et avec la multiplication à l’infini des téléphones mobiles, largement diffusés comme le représente le dessin en entête de ce texte (dont je ne connais pas l’auteur et qui est arrivé un jour je ne sais pas d’où sur mon propre téléphone...).

Le ressortissant américain Steve Bannon, principal opérateur de la “machine à gagner des élections” a été présenté en couverture de la revue Time du 13/02/2017 comme “le grand manipulateur” et dans un article du même numéro sous le titre “Steve Bannon est-il le deuxième homme le plus puissant de la planète ?”. Après son troisième succès (dont nous avons malheureusement été les victimes), il ne pourrait qu’être en train de préparer, comme le montre les informations disponibles, une nouvelle expérimentation électorale : les élections de la fin du mois de mai 2019 pour le parlement européen. Il s’agit d’une nouvelle étape pour que l’extrême droite conquiert “démocratiquement” le pouvoir politique dans le monde, en laissant derrière elle (comme il l’a lui même dit) les “maîtres du monde” qui se réunisse à Davos. Et pour cela, il s’est installé à proximité de Rome, d’où, probablement, il a l’intention, avec l’appui de l’épiscopat le plus conservateur et le plus désinformé parmi les pays catholiques, d’attaquer le Pape François et les conférences épiscopales de ces pays.

Devant l’ampleur des risques qui menacent, il est important de comprendre plus en détail comment cette machine a fonctionné durant les élections au Brésil. Y compris parce qu’elle peut être utilisée à d’autres fins, pas seulement électorales, par exemple pour attiser la haine et l’intolérance comme cela s’est produit, via l’utilisation de Facebook, pour inciter à la violence ethnique à Myamar (voir Folha de Sao Paulo, 9/11/2018).

Pour quelqu’un qui a mis au point la “machine à gagner des élections”, une campagne électorale est une compétition comme n’importe quelle autre, où le vainqueur est celui qui arrive en premier à la fin de la course ou à la fin du match, parfois avec juste une seconde d’avance, ou en marquant un seul but.

Les stratèges de Bolsonaro (parmi lesquels Bannon lui-même, que le fils de Bolsonaro a rencontré en août à New York) ont dû calculer qu’arriver avec vingt millions de votes d’avance sur l’adversaire serait plus que suffisant pour gagner l’élection (dix millions ont finalement suffi). Et que pour cela, ils pourraient compter sur les votes des anti-PT et des anticommunistes forcenés, des fascistes par choix et des évangélistes qui obéissent aveuglement aux ordres de leurs pasteurs.

Pour être plus sûrs du vote de ces derniers, le pasteur sans doute le plus puissant, Edir Macedo, a solennellement déclaré son vote en faveur de Bolsonaro, avec les épaules recouvertes comme il se doit d’une petite cape de “cardinal” de son Eglise, depuis son énorme temple de Salomon, à São Paulo (quatre fois plus grand que le sanctuaire national de Aparecida), avec ses 12 oliviers centenaires importés d’Uruguay et, selon le magazine Veja-SP, un tapis roulant qui emmène le denier payé par les fidèles directement dans la salle des coffres…

Les stratèges de Bolsonaro savaient également que leurs “fake news” diffusées par milliers étaient bien perçues par ceux qui sont mécontents des hommes politiques en général et de la corruption en particulier, qui détourne des ressources destinées à répondre aux besoins sociaux. Bien perçues aussi par ceux qui souffrent dans notre pays de l’augmentation des inégalités sociales, du chômage et de la misère, et dont la vie quotidienne est devenue plus difficile sous le gouvernement de Temer.

Pour garantir le résultat, ces stratèges se sont tournés vers les nombreux indécis (à la fin de la campagne, après le dépouillement, ils représentaient encore au moins 38 millions d’électeurs, en ajoutant les abstentions aux votes blancs et nuls). Et leurs robots ont “mitraillé”, comme on dit, de façon continue, sur les téléphones mobiles de ces électeurs, les accusations et mensonges les plus susceptibles de les influencer, comme le recommandait l’analyse psychologique de leur profil.

Nous ne saurons probablement jamais quel était le contenu de ces “informations” à moins que les repentis du vote pour Bolsonaro qui les ont reçu ne nous le racontent. Mais une de ces fausses informations peut nous donner une idée du niveau qu’elles ont pu atteindre. Après la publication, par le journal Folha de São Paulo, d’un article sur la caisse noire de Bolsonaro servant à financer ces “mitraillages”, les “indécis” et les fidèles partisans de Bolsonaro ont été “informés” que “maintenant tout s’explique : Lula est propriétaire de 52% des actions de la Folha de São Paulo, c’est à dire qu’il est le propriétaire de ce journal”… La Folha de São Paulo a publié un démenti, mais qui n’a pas été immédiat, ni envoyé aux personnes ciblées par les fakes news...

Le renforcement des « mitraillages » grâce à l’argent de la caisse noire (au passage : qu’est ce que le TSE [2] a fait de la dénonciation qui a été faite au sujet de l’existence de cette caisse ?) visait peut être à réduire le risque, pour Bolsonaro, de perdre des votes à cause de son discours le dimanche qui a précédé le deuxième tour. Ce jour, il a prononcé par vidéo conférence sur l’avenue Paulista, artère centrale de São Paulo, un discours particulièrement violent et menaçant, dans lequel il semblait avoir perdu la maîtrise de ses déclarations : il annonçait pratiquement l’implantation d’un régime dictatorial si il était élu. Sûr de sa victoire, visait-il seulement à renforcer, auprès de ses électeurs déjà décidés, son image d’homme inflexible ?

Il a pris ce risque parce que c’est en vérité à partir de ce dimanche qu’ont commencé à se multiplier les déclarations d’appui à Haddad, de la part de personnalités publiques sans lien avec le PT et ayant de l’audience dans la société. Et parce que la tentative des soutiens de Haddad de retourner la situation a pris corps, ce qui a inquiété Bolsonaro lui-même, comme il l’a avoué après l’élection. S’il l’avait prononcé une semaine avant, son discours aurait pu inquiéter beaucoup de gens et les auraient peut-être amenés à ne pas voter pour lui. Mais il est vrai aussi qu’au Brésil très peu de gens savent ce qu’est une dictature, avec son lot de tortures et assassinats d’opposants, et moins de gens encore savent ce qu’a été le fascisme, le nazisme, l’Holocauste, là bas dans la lointaine Europe.

Où Trump a-t-il été chercher les votes qui feraient la différence en sa faveur ? Selon le documentaire cité plus haut, dans seulement trois Etats de son pays. Dans ceux -ci, le nombre de ceux qu’il était possible de convaincre de voter pour lui lui donnerait l’avantage, en terme de nombre de “grand électeurs” sur lequel repose le système électoral américain. Il a alors envoyé de façon ciblée et intensive, par les réseaux sociaux, les arguments et les mensonges que ces électeurs étaient disposés à entendre, grâce aux informations dont il disposait sur leur tendances et leur préférences, pour chaque personne. Et il a créé la surprise par sa victoire. Le PDG de Facebook,qui a laissé Trump utiliser quelques millions de profils des utilisateurs du réseau social, a dû s’expliquer à ce sujet devant le Congrès. Mais Trump était déjà élu...

Si les considérations sur le pouvoir des réseaux exposées ci-dessus sont justes, et sachant que ceux-ci surpassent l’influence traditionnelle des grands journaux et de la télévision, et même les manifestations de rue, nous devons alerter le plus possible les citoyens et citoyennes du monde. De fait, c’est la démocratie représentative – qui est le régime politique dont nous disposons pour faire respecter les attentes de la majorité – qui est mortellement menacée. Si ces nouvelles technologies continuent à être impunément utilisées durant les élections, le pouvoir politique du monde dit démocratique sera bientôt tout entier aux mains d’aventuriers ou de psychopathes.

J’espère donc que ceux qui sont d’accord avec ce texte le diffuseront au delà de notre petite “bulle” Facebook (qui fonctionne sans opération de ciblage...). Et surtout qu’ils recommanderont largement la vidéo et le documentaire que j’ai cités ci dessus. Il serait possible de les utiliser de façon organisée dans des discussions, auprès de différents groupes sociaux, prenant la forme d’activités de formation politique. N’oublions pas que 57 millions de brésiliens ont voté pour Bolsonaro, mais que 89 millions ne l’ont pas fait, en votant pour Haddad, blanc ou nul, ou en s’abstenant.

Il conviendrait de s’adresser directement à ceux qui exercent des fonctions de conseil auprès de différentes autorités - de gouvernement ou d’église - , pour qu’ils visionnent le documentaire et qu’ils convainquent leurs chefs d’en faire de même. Tout indique que nos institutions n’auront pas le courage nécessaire pour ne pas donner le pouvoir à Bolsonaro, comme l’exigeraient les crimes de fraude électorale qu’il a commis. Mais nous espérons que grâce aux informations données dans ce documentaire, les choses n’en resteront pas là.

Pour les brésiliens qui habitent à l’étranger et qui recevraient ce texte, je suggère qu’ils diffusent le documentaire auprès de ceux qui les accueillent, pour que plus de pays soient alertés sur les risques de cette dangereuse technologie qui s’appuie sur nos téléphones mobiles.

Je suggère également aux électeurs de nos députés fédéraux et sénateurs qu’ils les convainquent de se mobiliser pour proposer dans de brefs délais une Commission d’enquête parlementaire sur le scandale de l’utilisation de la “machine” de Bannon durant ces élections, comme l’on déjà fait des parlementaires des Etats-Unis et de l’Angleterre après l’élection de Trump et le referendum sur le Brexit. Il faut également savoir si les résultats des élections du 6 novembre dernier à la chambre des députés nord-américains signifie que le fonctionnement de “la machine à gagner les élections” a déjà été mis en échec, ainsi que l’utilisation malveillante de nos (en apparence) inoffensifs téléphones mobiles, que nous avons toujours sur nous et dont les petits écrans nous attirent et nous séduisent.

Enfin, dans cette tentative d’identifier de possibles actions pour ne pas perdre espoir, cela vaudrait la peine de porter une attention spéciale à un mode d’action qui a déjà démontré son efficacité dans l’histoire du monde : l’objection de conscience, c’est à dire le refus de participer à des activités ou des actions qui soient contraires à nos principes de vie. Qui de nous peut accepter que l’on s’attaque à des valeurs des sociétés humaines telles que le dialogue, la tolérance, la paix , la justice et la solidarité ? Dans beaucoup de situations, réagir peut nécessiter beaucoup de courage et entraîner des conséquences difficiles à assumer. Mais il y a beaucoup d’exemples de par le monde et depuis longtemps (les plus connus étant le refus des activités militaires) qui montrent que ce mode d’action est possible, d’autant plus si l’on peut bénéficier d’appuis et de moyens de divulgation.

On peut faire de l’objection de conscience aussi bien sous la forme d’un simple silence et refus d’exécuter certaines tâches, ou bien en refusant d’assister silencieusement ou passivement à ce qui se passe et prendre des positions publiques, ou encore résister à des actions qui blessent notre conscience d’êtres humains. Cette attitude peut même être une forme de soulagement pour ceux qui utilisent ce droit à l’objection. Un exemple récent de ce soulagement a été décrit dans le documentaire cité ci dessus : un jeune citoyen britannique a décidé, pour être en paix avec sa conscience, de ne plus collaborer en tant qu’informaticien avec l’entreprise anglaise Cambridge Analytica, pièce essentielle de la “machine à gagner des élections” montée pour l’élection de Trump, et de dénoncer cette entreprise auprès du Parlement de son pays. Un jour peut-être surgira au Brésil, parallèlement aux multiples réseaux déjà créés pour résister à la violence brutale, et appuyer et protéger les persécutés, un réseau d’objecteurs de conscience pour la survie de la démocratie.

Chico Whitaker, le 9 novembre 2018

Voir en ligne : Correio da Cidadania

[1“Antipetismo” néologisme formé sur le mot PT (Parti des travailleurs, celui de Lula et Dilma)

[2Tribunal supérieur électoral

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