J’ai retrouvé ce magnifique texte de Pagu [1] , Laços de Família, écrit sous le pseudonyme de Mara Lobo, paru dans le journal A Tribuna, le 7 août 1960 et jamais publié dans aucun autre après cette date. Il s’agit d’une chronique sur le lancement du classique « Liens de famille » de Clarice Lispector [2].
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Talent, audace, mystère, questionnements, rupture de préjugés et de tabous sociaux, caractéristiques de la vie et de l’œuvre des mille et un personnages de Clarice et Pagu, rendent ces intellectuelles toujours plus présentes dans l’actualité. Toutes les deux sont mortes jeunes, Clarice d’un cancer des ovaires à 56 ans et Pagu d’un cancer des poumons à 52 ans.
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Courageuses et pionnières, exposant les blessures de l’âme, elles ont dévoilé au monde leurs entrailles sans pudeur ni distanciation. De même, elles ont exposé le côté oublié de la nation et de la vie des personnes les plus pauvres et les plus vulnérables. Comme celle de Macabéa, dans L’Heure de l’Etoile [3] de Clarice et celles des employées du Brás , dans Parc Industriel (roman prolétaire) [4], écrit par Pagu sous le pseudonyme de Mara Lobo. Vie et littérature dialoguent avec notre époque de pandémie actuelle, dans laquelle un grand nombre d’individus sont toujours exclus du droit à la santé, à l’hygiène, à la nourriture, au logement.
Clarice a écrit :
« L’amour est rouge. La jalousie est verte. Mes yeux sont verts ». Les yeux de Pagu ont également fait l’objet d’un poème de Raul Bopp [5] : « Pagu a les yeux tendres/Des yeux d’un je ne sais quoi. Si on se trouve près d’eux/L’âme commence à nous faire souffrir. »
Plus que la couleur des yeux, c’est l’immensité de leurs regards profonds, catégoriques et préfigurant l’avenir qui rapproche Pagu et Clarice, et ce malgré leurs personnalités différentes. La chronique Laços de Família, écrite par Pagu à propos du livre du même nom est, en réalité, une critique littéraire inédite, actuelle, visionnaire, perspicace, ironique, habile, politique, riche en informations historiques, pour le plus grand plaisir des professeurs, des historiens, des critiques, des étudiants, des hommes et des femmes de lettres, des philosophes et du public en général.
A l’époque actuelle, une chronique de Pagu sur le livre Liens de Famille, œuvre de Clarice Lispector, est un trésor. S’en souvenir est une façon de rendre hommage à ces deux grandes dames à travers leur propre et riche production. Retrouver cette chronique, un des nombreux documents faisant partie de la collection d’archives du Centre Pagu Unisanta , réunis au cours de mes recherches de plusieurs années, me procure une grande émotion. L’émotion d’entrevoir, dans cette rencontre entre les deux écrivaines, tout le respect et l’humilité de Pagu dans le fait de reconnaître l’originalité du style de Clarice, plus actuel que jamais à notre époque.
Pagu souligne le style remarquable de Clarice en affirmant qu’elle est la plus grande écrivaine de fiction du Brésil, une conteuse de notre temps. Multiple dans ces perceptions, elle a anticipé le futur. Clarice répondrait certainement que “écrire, c’est essayer de comprendre, c’est essayer de restituer ce qui n’est pas reproductible, c’est sentir jusqu’à l’ultime fin le sentiment qui ne resterait que trouble et étouffant. Ecrire, c’est également glorifier une vie qui n’a pas été heureuse ».
Réunir les deux écrivaines pour une conversation sur la beauté et l’horreur de l’existence fournit la matière pour une lecture passionnée et véritable de notre époque, avec toutes les nuances psychologiques que permet la littérature. Comme le dit Pagu dans sa chronique : « le livre de Clarice est une leçon limpide, touchante et intelligente de comment on peut aimer la littérature ».
Que cette leçon soit à jamais éternelle, de la même manière que ces deux femmes demeurent, dévoilant les chemins de la liberté.
(*) Lúcia Teixeira est écrivaine, psychologue, éducatrice, biographe de Pagu, nominée au Prix Jabuti et également Présidente de l’Université Sainte Cécile de Santos (SP)
“Laços de Família”, 7 août 1960, A Tribuna
traduction proposée
Mes amis, aujourd’hui, dans cette chronique, je vais vous ouvrir mon cœur… La dernière semaine de juillet, j’ai assisté, dans la vieille librairie Francisco Alves, à un évènement qui, peut-être, est le plus grand évènement littéraire de l’année pour nous, dans ce triste pays. A ce moment-là, des écrivains allaient se réunir lors d’un Congrès du Pen Club ; il y a eu une promotion dans un marché avec des stars du football, de la radio et d’autres, pour aider à installer les livres et on a appelé cela le Festival des Ecrivains. Même le gouvernement a fait passer un décret pour le Jour de l’Ecrivain, le 25 juillet… Donc, cet après-midi-là, Clarice Lispector dédicaçait des livres au comptoir de la librairie Francisco Alves. J’ai eu la joie d’assister à cet évènement.
« Maintenant, toi, Calliope, enseigne-moi … [6] », disait le vieux Camões en s’adressant à l’éloquence, et c’est ce dont j’ai quasiment besoin. Mais c’est mieux si je vous ouvre mon cœur : la dame que j’ai vue au comptoir de la librairie est aujourd’hui la plus grande écrivaine de fiction du Brésil. Ça fait huit ans qu’est sorti, de la main de Simão Leal, dans les Cahiers de la Culture du Ministère de l’Education, son petit livre tout mince « Quelques contes », dans lequel six historiettes nous donnaient la mesure de la capacité de Clarice à travailler sur des petits textes, démontrant la même perfection avec laquelle elle allait construire ses romans « Près du cœur sauvage [7] », « Le lustre [8] » et « La Ville assiégée [9] », trois livres qui anticipaient grandement la capacité de présentation du lecteur brésilien. En effet, après tant de temps loin du Brésil, tant de temps loin des vitrines des librairies, le retour de Clarice à Rio au mois d’août de l’année dernière lui a donné l’opportunité de rouvrir son étal et de continuer à produire. Et voici donc les contes.
Après quelques contes de Machado de Assis, quelques contes de Lima Barreto, et d’autres de Antônio de Alcântara Machado et Mario de Andrade – voici qui ajoute à la valeur de ces ouvrages d’anthologie auxquels je pense, cette conception très brillante de thème et de style, ensemble, de manière inséparable, dans une fusion intelligente et maximale de comment une nouvelliste de notre époque s’exprime d’une façon remarquable. Oui, Clarice Lispector arrive à la suite de toutes ces œuvres si « importantes » au Brésil – mais elle arrive aussi en fonction de sa profonde observation, informée de tout ce qui pouvait être produit comme conte par rapport à ce qui existe « de plus grand » dans le monde. Voici Clarice et ses treize contes de ce livre « Liens de famille », livre pour lequel Cyro del Nero a dessiné une collection exquise d’illustrations denses, intenses, tendues – un mot chasse l’autre ; aujourd’hui, laissez-moi vous parler avec le cœur.
C’est dans la Collection Alvorada inaugurée par Carlos Lacerda [10], d’après Homero Homem [11], que Clarice se situe avec son Liens de famille. L’explication de la maison d’éditions honore sa nouvelle orientation de valoriser la littérature brésilienne avant-gardiste, tandis que Paulo Ronai nous parle, sur la couverture du livre, des mérites et des techniques utilisées par la nouvelliste ; il le fait avec l’efficacité d’un maître, en suivant les plongées en profondeur exécutées par Clarice Lispector. Celle-ci va au fond des choses...
Je vous demande, donc, de lire ce livre de contes. Il marquera une étape dans l’histoire de notre fiction. On dira, un jour : après que Clarice Lispector ait publié ses contes…
Puisqu’il existe par ici les Jogos Florais da Primavera [12], et que la Commission Municipale de la Culture a conçu un très mauvais règlement pour la sélection des contes autorisés à participer à ce concours, je vais laisser ici ma contribution à cet effort déconcertant, afin de corriger une chose. La Commission Municipale de la Culture peut s’adresser à la librairie Francisco Alves pour obtenir des livres avec 30% de réduction, et les utiliser pour récompenser la présence des « conteurs » qui se sont inscrits et ont envoyé les contes au concours des Jeux Floraux (Jogos Florais), dans la catégorie « contes ». On peut supposer que quiconque s’inscrit à un concours de contes aime les contes et même aime en écrire. Ainsi, la Commission contribuera à la formation de ces conteurs, récompensant « tous les concurrents » avec un exemplaire de Liens de famille de Clarice Lispector, puisqu’il y a là un art du conte poussé à son extrême limite ; ainsi, la Commission contribuera à informer sur le conte, qui, à ce niveau, a déjà atteint le monde entier. Car le livre de Clarice est une leçon claire, émouvante et intelligente de comment on peut aimer la littérature.
MARA LOBO