Un soleil intense brûle. Les ampoules au pied de la fillette lui font mal. Elle a parcouru, sans chaussures et esseulée, six kilomètres. C’est tout le trajet de l’école, dans la ville de Bodóco (État de Pernambuco), à l’endroit où ses parents élèvent du bétail, plantent du coton, du feijão [2] et autres bricoles. Le père toujours à lire ses livres du far west, quand il n’est pas au labeur des champs. Sans télévision dans le sertão de Pernambuco à cette époque-là pour distraire les douze frères qui sont dispersés à travers la propriété. La mère, qui l’a alphabétisée à la maison, raconte les histoires tristes. Le père, les fantastiques.
Il y avait un homme qui construisait les mangeoires pour les animaux et était aussi un excellent narrateur. Il adaptait des contes pour enfants et des classiques de la littérature de cordel [3] pour les dire.
“J’ai eu une formation d’une culture indéniable en suivant d’autres chemins, ceux de l’oralité. Je connaissais une partie de Dante (Alighieri) par des histoires orales”.
Revenons à la fillette. La petite Maria Aparecida Pedrosa Bezerra s’est enfuie de l’école de Bodocó, où elle habite avec un frère plus âgé, en direction de la propriété de ses parents, dans le sertão de Araripe. Elle est toute petite, mais déjà rebelle et décidée. Elle adore le tapioca et la viande paçoca [4]. Toute la famille déborde d’inquiétude en constatant que la petite sertaneja, sans expérience de la ville, n’était pas à l’école. Où s’était donc fourrée Cida ?
Aujourd’hui, au printemps 2020, la fillette est revenue à Bodocó en voiture. Des années ont passé. Combien ? Plus de 50. Le trajet, aujourd’hui, ne s’est pas déroulé de Bodocó au sertão, comme le trajet de la fugue de l’école. Il s’est déroulé du littoral à Bodocó.
La fillette-femme habite Recife depuis ses 14 ans. Le livre qui l’a consacrée traite aussi du trajet de la mer au sertão. Solo para vialejo (éditions CEPE, 2019 ; non traduit) [5] a été doublement récompensé avec le Prix Jabuti 2020 (le principal prix littéraire brésilien) : meilleur livre de poésie et meilleur livre de l’année. Jamais auparavant un écrivain de Pernambuco n’avait conquis la catégorie “livre de l’année” au Jabuti. Elle a reproduit l’exploit du poète du Ceará Mailson Furtado, en 2018 [6], qui partage avec Cida la vie à l’intérieur du nord-est et l’expérience de poète indépendant.
Comme nous le savons, la grande gagnante du Jabuti de cette année n’est pas née en 2020. Cependant 2020 va rester gravé dans son histoire. C’est l’année où elle a empoché 100 mille reais avec le plus grand prix de notre littérature et c’est également l’année où elle a été élue députée, par le Parti Communiste du Brésil [7] pour la ville de Recife. 2020 a été une année rude et pleine de régressions, mais elle a été aussi l’année où Cida Pedrosa, une femme talentueuse et combative, a été consacrée poète et femme politique sous un ciel de blues [8]. Outre son grand prix littéraire et son élection, Cida a lancé un nouveau livre en 2020, son dixième. La pandémie lui a insufflé l’idée de griffonner un ebook composé de haïkaïs et de photos quotidiennes nommé “Sensibilité” dont son petit chien Bob Marley est un des protagonistes.
Est-elle heureuse de ces conquêtes personnelles ?
“Je me sens une personne qui passe tout son temps à la recherche de son identité et de l’identité nationale. Je ne crois pas au bonheur parce que le bonheur est un projet collectif. Vous ne pouvez pas être heureux pendant que la foule hurle. Dans ce cas, vous avez des moments de bonheur. Le Brésil est si follement beau, si follement riche, ce pays est à désespérer quant à ce qu’il a d’incroyable du point de vue de sa culture et de ses savoirs. Mais nos gouvernants n’ont de cesse de tourner le dos à cela. Ce qui ressort, c’est le démantèlement de notre culture”.
Ce jour-là il s’en est fallu de peu que Bodocó ne change
L’entrevue avec la poétesse Cida Pedrosa était prévue le 4 décembre (2020), mais Cida a dû la décaler. Elle était en route, de retour de Bodocó vers Recife. La fête avait été animée. La petite ville de 37909 habitants célébrait le triomphe de l’illustre fille de la “terre du lait et du fromage” lors du plus important prix littéraire brésilien. Cida, qui publie déjà depuis 1982, fut fêtée par des guitaristes locaux et des amis qui jouaient “Negro Amor”, version blues de Caetano Veloso et Péricles Cavalcanti du classique de Bob Dylan “It’s All Over Now, Baby Blue”. “Negro Amor” joue un rôle important dans le mélodieux “Solo para Vialejo.”
D’ailleurs, “Negro Amor” n’est pas seul. Le blues est l’épine dorsale de l’exploit qui a amené Cida à la consécration par le Jabuti. L’inspiration pour ce travail, qui a demandé deux ans de préparation, a été une ancienne photo de l’association de Jazz Band de Bodocó, des années 1940.
L’odyssée de ce blues bucolique chante l’histoire de Bodocó (ville du sertão qui avait déjà été mise en musique par les maîtres João do Valle et Luiz Gonzaga). Le début est raconté par le chœur des autochtones. Du littoral au sertão, nous assistons à l’extermination des gens du terroir, la diaspora africaine assujettie et les lueurs de l’enfance de Cida. Le tout, intercalé avec des échantillons de chansons et textes (comme la lettre de Pedro Vaz de Caminha [9]), de petites biographies et anecdotes de musiciens de blues ; des refrains qui se répètent.
Il y a aussi des insertions de concrétismes qui nous rappellent que même si elle folâtre dans les sphères classiques de l’épopée, Cida a les pieds plantés dans la contreculture, les avant-gardes et l’expérimentalisme.
Il est difficile de ne pas faire de parallèle entre “Solo para Vialejo” et “ À cidade” (à la ville, non traduit) du poète Maílson Furtado, un long poème épique également sur la ville du poète, dans l’intérieur du nord-est. Maílson, comme Cida, a été vainqueur du Jabuti dans les catégories “Meilleur livre de poésie” et “Livre de l’Année”, en 2018. Ils participeront à un live, à la FLIPELÔ [10], sur le thème “Poésie épique des autochtones : son inspiration prolongée à travers l’époque contemporaine”.
Dans le bled de Bodocó
Il y avait, à Bodocó, un bar qui vendait, en plus des distractions artificielles habituelles, des bandes dessinées et des disques. C’est là que Cida a été saisie d’une double passion. Pour les BD de la petite Lulu et de Donald le canard, mais, surtout, pour les disques de rock.
Quand l’écrivaine a déménagé vers le tumulte de Recife, à 14 ans, elle a plongé dans la contreculture, l’un de ses principaux appuis jusqu’à ce jour. Inspirée par les Stones, Led Zeppelin, Os Mutantes et Ave Sangria (pionniers du psychédélisme de Pernambuco), elle a aidé à créer le Mouvement des Écrivains Indépendants de Pernambuco (MEIPE) afin de détrôner les saraus de salon élitistes de Pernambuco, en plein dans les années 80. Elle a été contemporaine de Ana Cristina Cesar [11] (“j’aurais dû me joindre à cette femme”) et de Leminski, et elle a parcouru la ville en vendant des livres de poésie (son premier livre, vendu de bar en bar, est devenu un best-seller) et en déclamant des vers.
En même temps, Cida – sertaneja et fille d’agriculteurs – suivait une formation juridique et s’est mise à travailler pour la défense des associations de travailleurs ruraux. Communiste, elle est entrée en politique en devenant Conseillère Municipale de la Femme et Conseillère Municipale de l’Environnement et du Développement durable. Candidate (à la députation) une première fois en 2012, elle a échoué, bien qu’avec un bon score. La victoire pour un poste de députée est arrivée en cette même année 2020 qui l’a portée à gagner le Prix Jabuti, dans ce chaos de pandémie et de crise économique.
La marque sociale de Cida est sans appel non seulement dans son activisme de parti, mais aussi dans ses poèmes. Ma “poésie rustique et restreinte à la périphérie, allégorique, ne va pas au-delà des venelles de ma ville où chaque tuile est connue et les regards ne questionnent plus rien” écrit-elle dans “Gris”, anthologie poétique publiée par CEPE en 2018.
Un autre des aspects de la poésie de Cida est l’érotisme présent surtout dans “As Filhas de Lilith”. Il s’accompagne aussi d’une forte caractéristique politique et polémique. [“une bombe à retardement / espionne la ville qui n’en a rien à foutre [12]” écrit-elle, également, dans “Gris”]. “Les conversations sont très ennuyeuses, très vieillottes, très décadentes. [. . .] Quand une femme réussit-elle à écrire à propos de son corps et de ses désirs, de ceux de ses pareilles ? L’érotisme à partir d’une femme est révolutionnaire.”
“Je dénonce depuis des années les clubs du sud et du sud-est, pour cette façon de penser que ce qui se produit à Avenida Paulista est universel, alors que ce qui se produit dans les rues de Bodocó ou de Crato [13] ne l’est pas. Il s’agit d’une relation de domination complètement coloniale.”
Solo para vialejo – un disque à écouter
Cida Pedrosa a rêvé d’être musicienne, elle a reçu un vialejo bleu de son père, mais n’a jamais été capable de jouer de l’harmonica du sertão. Cependant, son livre récompensé est excessivement musical, plein de ritournelles et de rythme. De plus, son œuvre a été harmonisée sous l’invocation de géants du blues.
Après avoir écrit son épopée en écoutant Muddy Waters et Robert Johnson, Cida Pedrosa l’a revue au son d’un bluesman du Ceará : Belchior. Super, non ?