L’imbroglio des intérêts politiques et économiques locaux face au défi des déserts médicaux

 | Par Patricia Fachin

Traduction : Jean-Luc Pelletier pour Autres Bresils
Relecture : Du Duffles

La pénurie de médecins dans les régions inhospitalières du pays est due « à l’absence de constance et de conviction dans l’adoption de politiques sociales » explique la chercheuse Lìgia Bahia à IHU On-Line lors d’une interview par e-mail. A son avis, bien que le programme « Plus de Médecins [1] » ait été une « erreur politique », il a, en revanche, été une « réussite technique », qui a montré qu’il est nécessaire et possible de disposer de suffisamment de médecins pour répondre aux besoins de tous les habitants du territoire brésilien.

« Le programme « Plus de Médecins » n’a pas été une mesure destinée seulement à remédier aux lacunes des déserts sanitaires. Un ensemble de négociations avec les maires a entraîné l’inclusion [dans le programme] de villes plus importantes dans des régions métropolitaines afin qu’elles reçoivent des aides humaines et matérielles. Le croisement d’intérêts politiques locaux et régionaux avec ceux de grands groupes économiques dans le domaine de l’éducation a rendu possible l’ouverture de plus de 100 facultés de médecine majoritairement privées », poursuit-elle.

Pour faire face à la pénurie, Lìgia suggère que l’État s’engage dans des partenariats avec des universités, en suivant l’exemple du Canada. « Les universités pourraient installer des postes avancés dans des zones difficiles d’accès pour développer des activités permanentes de soins et de recherche avec le concours d’étudiants et de professeurs se relayant. Les actions seraient permanentes et les professionnels impliqués resteraient sur place pendant des périodes plus courtes. La présence des universités et de leurs programmes d’enseignement, de recherche et d’expansion garantirait la continuité des actions ».

Remarquant que le manque d’assistance dans les zones pauvres et éloignées ne se limite pas au domaine de la santé, Lìgia indique qu’il « est nécessaire de rattacher les centres d’enseignement et de recherche aux zones les plus délaissées du pays » afin de « faire perdurer des politiques qui garantissent des droits sociaux pour toute la population ». Elle attire l’attention sur le fait que « tant que nous ne serons pas capables de mettre en œuvre des politiques atteignant toutes les populations, nos indicateurs de santé resteront inférieurs aux indicateurs économiques. La raison d’être du SUS [2] est de réduire les inégalités dans le domaine de la santé alors que concentrer les moyens d’accès aux soins dans les zones riches les augmente ».

Lígia Bahia / Crédit : Elpídio Jr.

Lígia Bahia est diplômée en médecine, de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro - UFRJ, docteure en Santé Publique de la Fondation Oswaldo Cruz, actuellement professeure adjointe à l’UFRJ.

Lire l’interview.

IHU On-Line - Quel bilan faites-vous du programme « Plus de Médecins » ?

Lìgia Bahia – Le programme « Plus de Médecins » a montré clairement qu’il est nécessaire et possible de disposer de suffisamment de médecins pour répondre aux besoins de tous les habitants du territoire brésilien. Il constitue un fait historique car il a mis fin à une idée très répandue ; à savoir que les populations qui habitent dans des zones reculées sont condamnées à vivre sans pouvoir avoir accès à des services de santé et à des médecins.

IHU On-Line - Que pensez-vous de la forte participation de médecins cubains au programme ? La stratégie de recruter un grand nombre de médecins cubains ou étrangers a-t-elle été pertinente ?

Lìgia Bahia – Les médecins cubains ont des particularités. Ils reçoivent une formation tournée vers l’assistance à des populations en guerre, vivant dans des conditions d’extrême précarité. Ils sont solidaires des peuples qui ont des besoins dans le domaine de la santé. Quand ils se décident à participer à des missions internationales, en Haïti, en Afrique, au Venezuela, etc., les familles restées à Cuba reçoivent une partie de la rémunération des médecins partis à l’étranger. Il s’agit d’un modèle unique de formation et d’affectation des médecins.

Le choix du Brésil de recruter des médecins cubains a été une réussite technique et une erreur politique. La plus grosse erreur fut de ne pas négocier avec les organisations médicales. Il n’y eut aucun dialogue, pas même au sujet de la venue des médecins cubains. Une fausse polarisation s’installa :c’est comme s’il y avait d’une part une « gauche révolutionnaire » et d’autre part des médecins « ennemis de la population ». Celle-ci dura et s’intensifia à l’occasion des élections de 2018 quand, alors qu’il était candidat, le président aujourd’hui élu, appuyé par des organismes médicaux, promit qu’il renverrait les Cubains chez eux.

Le choix de recruter des médecins cubains par le Brésil a été une réussite technique et une erreur politique. Lìgia Bahia

D’autres critiques du programme « Plus de Médecins »découlèrent de la singularité de la négociation entre le Brésil et Cuba. Plusieurs pays ayant recours à des médecins cubains passent des contrats directs (par la voie diplomatique). Dans ce cas, le travail des médecins est rémunéré collectivement, soit en numéraire, soit en combustible,par exemple envoyé directement à Cuba. Le Brésil utilisa les services de l’Organisation Panaméricaine de la Santé (qui à l’époque avait un représentant cubain dans le pays) pour servir d’intermédiaire au paiement de bourses afin de tenter de contourner le problème de l’absence de validation des diplômes des médecins cubains pour travailler au Brésil. La situation était assez confuse parce que les contrats devinrent individualisés, mais pas complètement. En adoptant le statut d’étudiant, les Cubains cessaient pour ainsi dire d’être médecins, ils se transformaient en boursiers devant être supervisés et encadrés. Il fallut recruter pas mal d’autres personnes également payées à travers un système de bourses. Le fait que la plus grande partie du montant des bourses allait à Cuba fut intensément exploité, tout comme furent dénoncés comme dépenses excessives les paiements des superviseurs et des tuteurs.

De plus le programme » Plus de Médecins » affecta un nombre significatif de Cubains dans des communes qui avaient plus de cinq médecins pour 1000 habitants, comme, par exemple, São Paulo et Rio de Janeiro. C’est-à-dire des villes où les médecins ne manquent pas mais où existent des locaux de travail inhospitaliers, c’est à dire dans lesquels le déficit de soins pourrait être résolu par une gestion efficiente. On accusa le Programme d’être utilisé à des fins électorales. Celui-ci ne s’est pas limité à une politique destinée à remédier aux lacunes des déserts médicaux. Un ensemble de négociations avec les maires a abouti à l’inclusion de villes plus importantes dans des régions métropolitaines, qui ont ainsi pu bénéficier de ressources humaines et matérielles. L’imbrication d’intérêts politiques locaux et régionaux avec ceux de grands groupes économiques dans le domaine de l’éducation a permis d’ouvrir plus de 100 facultés de médecine, majoritairement privées.

Tant que nous ne serons pas capables de mettre en œuvre des politiques atteignant toutes les populations, nos indicateurs de santé resteront inférieurs aux indicateurs économiques. – Lìgia Bahia


IHU On-Line - Quelles sont les raisons de la pénurie de médecins dans certaines régions du pays ?


Lìgia Bahia
– La raison principale est l’absence de constance et de conviction dans l’adoption de politiques sociales. Le problème n’existe pas que dans le domaine de la santé. Il est nécessaire de rattacher les centres d’enseignement et de recherche aux zones les plus délaissées du pays, de faire perdurer des politiques qui garantissent les droits sociaux pour toute la population. S’agissant des médecins, il faut des conditions de travail appropriées, des renforts en matière de supervision , des moyens de transport pour les malades qui ont besoin d’avoir accès à des services de santé plus importants.

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IHU On-Line - Comment le problème de la pénurie était-il traité par le programme « Plus de Médecins » ?

Lìgia Bahia – Au moyen d’une combinaison de critères prenant en compte la population, l’offre de services de santé et la demande des maires.

IHU On-Line - Les postes présentés dans les appels publics pour le recrutement de médecins brésiliens en remplacement des Cubains n’ont pas été occupés, par défaut de candidats ou par désistement de beaucoup de ceux qui s’étaient inscrits. Qu’est-ce que cela révèle ?

Lìgia Bahia
– Le désistement, beaucoup de ceux qui s’inscrivent se désistent. Ils n’envisagent pas la possibilité de travailler dans des endroits très éloignés auprès de populations très pauvres.

IHU On-Line - Le Brésil forme-t-il une quantité suffisante de médecins pour répondre à la demande ?

Lìgia Bahia
– Pour un pays donné, on ne sait pas exactement quel est le meilleur effectif et la meilleure composition des professionnels de santé. Les indicateurs varient énormément. Par exemple l’Italie et la Grèce ont plus de médecins par habitant que les USA. Les connaissances en la matière font ressortir l’importance de la planification(nombre de places de médecins et pour la formation, des généralistes et des spécialistes) et d’une affectation qui prenne en compte les zones reculées. Le Brésil se distingue non pas par le petit nombre de médecins mais par leur concentration dans les grandes villes.

Le Brésil se distingue non pas par le petit nombre de médecins mais par leur concentration dans les grandes villes. Lìgia Bahia

IHU On-Line - Quel genre de partenariat les universités brésiliennes pourraient-elles établir avec l’État pour assurer un [bon] service médical dans les villes où il est précaire ou inexistant ?

Lìgia Bahia – Les universités pourraient installer des postes avancés dans des zones difficiles d’accès pour développer des activités permanentes de soins et de recherche avec le concours d’étudiants et de professeurs se relayant. Les actions seraient permanentes et les professionnels impliqués resteraient sur place pendant des périodes plus courtes. La présence des universités et de leurs programmes d’enseignement, de recherche et d’expansion garantirait la continuité des actions.

IHU On-Line - Vous avez déclaré récemment que le Brésil pourrait faire face à la pénurie de médecins dans certaines zones du pays en reprenant l’exemple du Canada. Comment le Canada a-t- il traité ce problème en partenariat avec les universités ? Dans quelle mesure cette expérience peut-elle s’appliquer au cas brésilien ?


Lìgia Bahia
– Le Canada, où il existe une pénurie de professionnels dans le nord du pays, a combiné plusieurs stratégies : résidence médicale obligatoire dans des lieux reculés, médecins étrangers et aide importante des universités.

IHU On-Line - Ce déficit de médecins professionnels dans certaines zones du Brésil peut-il mettre en danger le Système Unique de Santé (SUS) ? Pourquoi ?

Lìgia Bahia – Un système n’est pas « unique » s’il persiste à maintenir des niveaux de soins très différents et, pour les habitants des zones les plus riches, des droits supérieurs à ceux des zones pauvres. Tant que nous ne serons pas capables de mettre en œuvre des politiques atteignant toutes les populations, nos indicateurs de santé resteront inférieurs aux indicateurs économiques. La raison d’être du SUS est de réduire les inégalités dans le domaine de la santé, alors que concentrer les moyens d’accès aux soins dans les zones riches les augmente.

La raison d’être du SUS est de réduire les inégalités dans le domaine de la santé alors que concentrer les moyens d’accès aux soins dans les zones riches les augmente. Lìgia Bahia

IHU On-Line - Peut-on établir une relation entre les propositions de privatisation du système public de santé au Brésil et le faible intérêt des médecins à exercer dans des zones reculées ?

Lìgia Bahia
– Il y a une compétition entre le SUS et le secteur privé pour attirer des professionnels de santé. Au siècle dernier, il était fréquent que le même médecin soit lié contractuellement à un hôpital et conserve un cabinet de consultation privé. Actuellement cet aller - retour entre public et privé est devenu plus compliqué. Plus récemment, tant dans le secteur public que privé, les contrats sont précarisés et il y a une grande rotation des médecins dans les unités publiques et privées résultant de l’absence de perspective de carrière et, de ce fait, une différenciation de rémunération au mérite . D’un autre côté, les sommes payées pour les gardes et par les cliniques reconnues ne sont pas dérisoires. Si la rémunération dans ces établissements était très mauvaise, certains médecins se sentiraient plus attirés par le programme « Plus de Médecins ».

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Voir en ligne : IHU On-line

[1Programme Plus de Médecins : action mise en place par le gouvernement de Dilma Rousseff en 2013, consistant à compenser la pénurie de médecins dans certains lieux du Brésil par la venue d’environ 18 000 médecins étrangers, dont une majorité de Cubains. [N.d.T.]

[2Système Unique de Santé : équivalent brésilien de l’Assurance Maladie française [N.d.T.]

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