“Ce que je n’aime pas du tout, c’est parler de moi-même. Je peux parler du pays, de la politique, de la littérature”. Itamar Vieira Junior (Salvador, 1979), un des plus grands prodiges de la littérature brésilienne de ce siècle, prépare le lancement de son second roman, donnant suite à ce qui pourrait être qualifié de “trilogie du Brésil profond”. Salvar o fogo [non-traduit Sauver le feu] [1] arrive dans les librairies brésiliennes en avril 2023 et met en route une nouvelle étape de son projet littéraire, qui a commencé en 2018, avec Torto Arado [2] , traduit actuellement en 23 langues, avec des milliers d’exemplaires vendus au Brésil, transformé en musique, série de télévision, pièce de théâtre.
Diplômé en géographie, docteur de l’Université fédérale de Bahia (UFBA), l’écrivain a subi l’influence du Brésil rural, surtout dans le Maranhão et l’intérieur de l’État de Bahia, où il a voyagé durant plus de 15 ans au service de l’Institut national de la Colonisation et de la Réforme agraire (INCRA) [3], se liant à des paysans, des autochtones et des quilombolas [4], pour trouver sa vocation littéraire. “Ma formation est tout ce que je suis, ma manière de penser non seulement la littérature, mais aussi la vie politique”, déclare-t-il.
Critique de l’aliénation que vivent la plupart des habitants des grandes villes, il défend l’éducation comme instrument de libération des peuples opprimés.
Au sein de votre environnement familial, qu’est-ce qui vous a amené à la littérature ?
Depuis que j’ai appris à lire, je me déplace avec un livre et c’est quelque chose de très étrange parce que je n’ai pas vécu dans une maison de lecteurs, c’était une maison quasiment sans livres. Pour ne pas dire qu’il n’y avait rien, nous possédions une Enciclopédia do Estudante, des éditions Abril, qui était bien plus maigrelette que la Barsa , qui était un luxe. Mon grand-père maternel, qui est toujours vivant, m’apportait des revues de bandes dessinées quand j’ai appris à lire et tout cela m’a incité à être un lecteur. En même temps, à ce moment-là déjà, j’ai commencé à écrire des histoires courtes, sans même savoir ce que c’était. Aujourd’hui, en y repensant, je crois que c’était une espèce de pièce de théâtre que j’interprétais à l’école avec mes camarades, en tout cas j’écris depuis toujours.
Et quand vous êtes-vous considéré comme auteur ?
J’avais une grande pudeur, d’abord parce que, par principe, ce n’est pas une activité pour les personnes de ma classe sociale. On a cette vision tout à fait déterministe. Il n’y avait pas d’écrivains dans mon milieu, cela semblait plutôt une fantaisie, cependant cette impulsion à écrire m’a toujours accompagné et j’ai toujours écrit. À présent, si vous me demandez à partir de quand je me suis considéré comme écrivain, ce fut au moment de la publication de mon premier livre, lorsque j’ai lu un article dans le journal disant : “L’écrivain Itamar…” Eh bien, j’ai déclaré, “ah, s’ils disent que j’en suis un, alors je le suis”.
Dans votre cursus vous avez étudié la géographie. Quelles recherches avez-vous faites lors de votre troisième cycle ?
Mon master a porté sur la conception de l’espace urbain et la valorisation immobilière. J’ai terminé en 2007, déjà comme employé de l’Institut national de la Colonisation et de la Réforme agraire (INCRA), avec un travail dans le Maranhão. Je suis revenu à Bahia en 2009, mais j’étais très perturbé. Entre le master et le doctorat, j’ai passé six ans à beaucoup travailler à l’Institut, une école formidable. Nous y apprenions “avec acharnement”, à la campagne, avec les gens, en vivant les conflits ; tout cela m’a donné une structure d’expérience que je n’aurais pas acquise ailleurs – là j’ai travaillé sur l’éducation à la campagne, sur l’assistance technique pour travailleur rural et la régularisation quilombola , que je trouvais captivante.
Après trois ans de travail dans les communautés quilombolas, je suis retourné à l’université étudier certaines disciplines. J’ai passé la sélection, je l’ai réussie et ai rédigé ma thèse sur la régularisation du territoire quilombola d’une communauté dans la Chapada Diamantina . Cette expérience a été fondamentale pour que Torto Arado, une histoire que je portais en moi depuis longtemps, gagne en densité et en profondeur.
Ce que j’ai vécu dans la Chapada Diamantina a fait en sorte que j’ai déplacé ce récit par là-bas. Ainsi, j’ai repris les écrits de ce roman dont la semence a été plantée il y a plus de 25 ans. J’ai écrit les premières pages de ce livre quand j’avais 16 ans. Ensuite, mon expérience académique a été fondamentale. Ma formation est tout ce que je suis, la façon dont je vois non seulement la littérature, mais aussi la vie politique.
Parlez-moi un peu plus de l’origine de Torto Arado.
J’habitais à Pernambuco où je suis arrivé à écrire 80 pages sur une machine à écrire. Le thème principal de l’histoire est le même : elle avait lieu dans une propriété rurale, avec deux sœurs comme protagonistes, et parlait beaucoup de leur relation avec leur père. C’est tout. Je ne me souviens pas des noms des personnages, ils n’étaient pas les mêmes, je ne me souviens pas de grand-chose. Des années après, avec toute cette expérience de campagne dans le Maranhão et la Bahia, l’histoire a gagné en densité et en profondeur, puisque je n’ai jamais renoncé à la raconter.
Comment le Maranhão a-t-il influencé votre écriture ?
Je ne dirais pas que le Maranhão a influencé mon écriture, il a influencé qui je suis, ma perception du monde, de la vie, il m’a marqué profondément. Or, c’est quelque chose dont je devais parler, je devais trouver une façon de le raconter. Voilà la subtilité de la littérature, rien de ce qui est raconté n’est absolument nouveau. Ce qui distingue un livre d’un autre tient dans la manière dont est contée cette histoire. Et, en pensant de la sorte, je peux dire que ma vie en commun avec les campagnards m’a appris à porter un œil très perspicace, sensible à ce qui est raconté.
Est-ce au Maranhão que vous avez été en contact pour la première fois avec des personnes qui vivent en situation d’esclavage ?
Oui. Seulement, aujourd’hui, en y pensant bien, je rencontrais déjà en ville des personnes qui vivaient ainsi, cependant je n’avais pas l’esprit critique pour dire “ces personnes vivent dans un genre d’esclavage”. Et, malheureusement, c’est très répandu. Les gens passent par de multiples lieux et rencontrent ce phénomène. Mais ce fut au Maranhão, que d’une façon plus abrupte, j’ai fait le rapprochement avec notre passé.
Beaucoup de gens n’imaginent même pas que cette situation d’esclavage existe au Brésil. Selon le sens commun, le “modèle de pauvreté” est plutôt associé aux favelas des noyaux urbains. À quelle distance des réalités se situent les personnes qui vivent dans les grands centres et comment cela pourrait-il changer ? La littérature est-elle une des voies possibles ?
Je crois qu’en ville nous vivons quelque peu isolés de tout. Les villes sont construites d’une manière très ségrégationniste. Au Brésil, il existe de véritables espaces d’apartheid si nous pensons aux grandes villes. Des quartiers tels que les Jardins, à São Paulo, ou tels que le Horto Florestal, à Salvador, sont des lieux privilégiés où des personnes peuvent vivre d’une manière artificielle, en trouvant que ce pays est un endroit merveilleux, qu’elles sont à l’abri de tout. L’aliénation vécue en ville peut être brutale. Premièrement, parce que les gens n’ont pas besoin d’aller récolter en terre leur aliment, les gens peuvent aller au restaurant, au supermarché, acheter des haricots, du riz, des tomates, sans même se demander d’où provient tout cela. Qui l’a planté ? De quel pays cela vient-il ? Du nôtre ? De l’État de Bahia ? Les gens ne savent pas. Si nous voulons de la nourriture, nous l’achetons, nous y allons et nous instituons un lien commercial avec l’alimentation, personne ne se pose de question sur rien, peu importe ce qui arrive à ces personnes qui produisent l’aliment. Or on ne pourra changer cela qu’avec l’éducation, qui est la base de tout.
Maintenant, concernant la littérature : je pense qu’elle n’a pas une fonction sociale définie. Elle peut être du pur divertissement, et je pense que c’est bien qu’il en soit ainsi. Mais elle peut aussi être une source d’information, une source d’expérimentation très puissante.
Recherchez-vous quelque type de transformation personnelle ou sociale quand vous écrivez, ou bien écrivez-vous par pure distraction ?
Je n’ai rien recherché, c’est mon problème. Il ne s’agit pas de distraction non plus, c’est une question vitale, parce que, pour moi, écrire c’est être vivant. Bien oui, sans grandes prétentions, et je le dis avec une honnêteté infinie. Je n’écrivais pas pour moi, c’est clair. J’écrivais en pensant aux personnes de mon entourage le plus immédiat, qui sont les lecteurs les plus proches, les personnes que je connais, qui écrivent et qui aiment la littérature, mais sans jamais généraliser cet effet pour trouver autant de lecteurs. Nous sommes des êtres essentiellement politiques. Si je dis, donc, “ma littérature est politique”, il s’agit d’un euphémisme. Toute littérature et tout écrit est politique, même ceux qui se disent neutres. La neutralité est une face de la politique. La politique est un des piliers de la condition humaine. Ainsi, je ne me demande pas si c’est un art politique, engagé, puisque tout est politique.
Alors qu’est-ce qui pousse un auteur connu comme vous à plonger tête la première dans la campagne électorale de 2022 ?
Je suis arrivé là sans le vouloir – ce qui est encore très rudimentaire, si l’on pense à l’univers des réseaux sociaux, par exemple, où des artistes détiennent un important engagement comme figure publique. Nous avons un compromis avec la société, avec notre temps, avec les événements de notre pays. Dans le cas des Yanomamis, par exemple, une grande part de ce qui est arrivé dans ce territoire a été imputée à l’incurie du dernier gouvernement. Je suis d’accord, pourtant je pense que nous sommes nous aussi responsables, parce que nous avons permis d’aboutir à ce stade, que ce gouvernement continue, aille jusqu’au bout et conduise ce projet de mort et de destruction jusqu’à ses ultimes conséquences. Autrement dit, si je me considère comme agent actif de la société, il est clair que je ne pourrais pas éviter de m’engager dans un moment aussi important et compliqué de notre vie sociale.
Y a-t-eu une crainte quelconque de représailles ?
De la peur, il y en a toujours ! Mais, en même temps, c’est comme le dit cette phrase de Guimarães Rosa : “La vie… ce qu’elle exige des gens, c’est le courage” Je dois affronter cette peur. Au moment de prendre position par rapport à la situation du pays, la peur existait, pourtant je devais aller de l’avant. Je ne peux pas me désister. Je trouverais très honteux de devoir me cacher dans un moment aussi crucial.
Depuis l’élection du président Lula, percevez-vous déjà une différence dans le pays ?
Les changements sont en cours, mais, souvent ils sont plus lents que nous ne le désirons. Nous sommes impatients, nous voulons tout résoudre immédiatement ; cependant, nous devons avoir en tête qu’administrer un pays est très complexe. Je pense que les personnes qui arrivent au gouvernement, qui sont employées, qui sont sollicitées pour travailler, sont sensibles à la cause. Mes perspectives sont donc très bonnes, positives. Bien sûr, ce ne sera pas facile, ce ne l’a jamais été. Pourtant, je constate de bonnes intentions et il est bien probable qu’il y ait une différence avec le dernier gouvernement, qui a été si désastreux.
Après avoir publié un livre à grand succès, pourquoi ne pas cesser d’écrire, comme a fait Raduan Nassar , par exemple ?
[Rires] J’y pense tous les jours : quand est-ce que je vais me mettre à la retraite ? Je devrais avoir le courage de Raduan. Je ne m’y suis pas encore résolu avec la littérature, et c’est sans doute pour cela que j’ai besoin d’écrire. Mon but est d’en arriver à me dire ‘à présent j’ai réalisé ma part, maintenant je vais me retirer’. Au sujet de Raduan, je trouve qu’il transmet une conviction qui est la mienne : le travail littéraire parle par lui seul. Il est clair qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes mus par la curiosité, les gens veulent savoir qui a écrit, ce que l’auteur fait de sa vie. J’ai moi aussi, comme lecteur, cette curiosité concernant les autres auteurs. Pourtant Raduan, de même que Dalton Trevisan , a réussi à établir une limite : ‘ce qui importe, c’est ce que j’écris, non pas qui je suis’. Je trouve cela très courageux, qui sait, un jour j’y arriverai.
Comment définissez-vous votre littérature, campagnarde, paysanne ?
Simplement comme littérature. En ce moment, mon centre d’intérêt se trouve à la campagne. Mon prochain livre, Salvar o fogo, se déroule en grande partie dans cet environnement. Ceci ne veut pas dire que soit exclu un changement d’ici deux ou trois ans, que je ne veuille pas observer d’autres endroits, comprendre d’autres perspectives de vie.
Torto Arado est le début d’une trilogie de la relation de l’homme avec la terre. Salvar o Fogo est la seconde partie. Comment progresse ce projet ?
Lorsque j’ai terminé d’écrire Torto Arado, j’ai vu que je n’avais pas épuisé là tout ce que je voulais dire sur cette relation des hommes et des femmes avec la terre. Je me souviens que le livre est sorti d’abord au Portugal, et quand nous étions à la recherche d’un éditeur au Brésil, au début de 2019, j’ai écrit un long email à Leandro Sarmatz, qui est l’éditeur de Todavía, en joignant quelques publications de la presse portugaise, et je lui ai dit que ce roman était la première partie d’un projet plus important. Maintenant, Salvar o fogo donne suite à cette trilogie à laquelle j’avais pensé.
Il appartient à votre procédé créatif de sélectionner une biographie pendant que vous écrivez. Quels livres avez-vous choisis pour écrire Salvar o fogo ?
J’ai besoin d’être immergé dans la langue, l’un n’est pas dissocié de l’autre. Écrire c’est lire et lire c’est écrire. Ainsi, j’ai mis de côté quelques livres de fiction et quelques documentaires que j’avais déjà lus, mais que j’ai repris lors du processus d’écriture. Parmi eux : Les Lances du Crépuscule, de Philippe Descola ; A Queda do céu [La Chute du ciel ], de Bruce Albert et Davi Kopenawa ; et A Inconstância da alma selvagem, [L’Inconstance de l’âme sauvage] de Eduardo Viveiros de Castro . Je pense que ces trois-ci ont été ceux que j’ai le plus recherchés avec assiduité. Un autre livre vers lequel je reviens souvent est Grande sertão : Veredas [Diadorim en français]. Ah, et puis aussi une auteure américaine peu connue au Brésil, qui m’intéresse beaucoup par l’œil qu’elle porte sur les moins favorisés. Elle réalise une tétralogie sur une communauté aux États-Unis appelée Gilead, j’ai beaucoup relu ces livres de Marilynne Robinson , ils sont fondamentaux. Elle écrit d’une manière si poignante, douce et humaine en même temps, et pour moi il a été bon de revoir ces histoires, elle est une source d’inspiration.
Et quels livres lisez-vous actuellement ?
Je suis en train de lire un livre qui n’a pas encore été publié, Chuva e vento sobre Télumée Milagre [Pluie et vent sur Télumée Milagre, paru en France en 1972], de Simone Schwarz-Bart, car je vais en écrire la préface. J’ai à présent terminé Padre Cícero, de Lira Neto . Il n’est pas très récent, mais je n’avais pas encore lu cette biographie. Le Padre Cícero est un des personnages les plus fascinants de l’histoire de ce pays, à cause de l’humain qu’il a été, un homme complexe, qui parle de ce lieu, qui surgit de la terre, de ce Brésil profond, qui porte ce mysticisme. La Colonne Prestes passe par là, la troupe de Lampião , le Vatican, tout se trouve dans cette biographie. C’est une partie de l’histoire du Brésil. L’histoire fascinante d’un personnage fascinant.
Pour finir, que peut-on attendre de Salvar o fogo ?
Je pense que le lecteur peut attendre une histoire familière dont il reconnaîtra les personnages. Sans doute s’agit-il de cela, du fait que les gens trouvent ou retrouvent quelqu’un qu’ils aiment beaucoup. C’est une histoire qui parle d’une communauté qui vit au bord du Rio Paraguaçu, dans la baie de Bahia, à l’ombre d’un monastère catholique du 17ème siècle. À cette époque, la religion bride la vie des personnages d’une manière très intense et violente. Luzia est une femme qui lave le linge de ce monastère, et, à cause des difficultés, elle n’apprécie pas la terre, et ne rêve que de migrer vers la capitale. Cependant, elle élève un enfant beaucoup plus jeune, son frère, et elle a une déficience physique – elle est bossue. Laver le linge de l’église est une façon de se délivrer de quelque événement arrivé il y a longtemps, qui est une animosité de la communauté contre elle. Quelque chose s’est produit, que je ne raconterai pas, naturellement, le lecteur le découvrira à mesure qu’il lira, mais qui a marqué cette femme comme une sorcière, comme quelqu’un d’indésirable dans une communauté chrétienne et catholique. Il existe des histoires que nous lisons comme si nous retrouvions des personnages qui ont fait partie de notre vie, ou d’histoires que nous connaissons, et c’est pourquoi j’ai parlé de ces retrouvailles avec elles.