Esclaves de l’or

 | Par Ana Aranha

Traduction : des étudiants du Master 1 LCAI de l’Université de La Rochelle
Relecture : Roger GUILLOUX

Toutes les photos sont de Lilo Clareto.

Même être en couple était interdit dans le site d’orpaillage à ciel ouvert situé dans la réserve naturelle de Tapajós (état du Pará). Endettés et isolés, les travailleurs vivaient sous la férule de la propriétaire.

Itaituba, État du Pará

Raimunda Oliveira Nunes a développé un système de production efficace. Cependant, elle ne se démarque pas tant sur le mode d’extraction du précieux métal que sur la manière de soutirer l’or de ses salariés. Il y a 36 ans, avec sa famille, elle a perfectionné ce système au sein de son exploitation, située illégalement dans la Forêt Nationale d’Amana, sur le territoire d’Itaituba à l’ouest du Pará.

En plus d’être patronne, Raimunda fait office de banque et de commerce pour ses salariés. Elle "garde" le salaire de ses employés (entre 3 et 7 % de l’or qu’ils extraient) et de ce crédit, retire leurs dépenses sur le site d’orpaillage. Elle contrôle tout, à l’aide d’un fameux calepin rangé dans son bureau et auquel nul n’a accès à part elle. La dette des salariés ne leur est révélée que lors de leur départ au moment où elle les paye. Les orpailleurs font référence avec frayeur à l’instant où elle “raye la liste".

Raimunda a créé une série de règles atypiques même pour les orpailleurs les plus expérimentés, qui les obligent à dépenser sur place ce qu’ils gagnent. Il est interdit d’amener de la nourriture de l’extérieur et seule celle vendue à la cantine est autorisée. Interdit également d’être en couple, à moins d’avoir recours à des relations tarifées. Il est interdit d’utiliser l’accès à Internet disponible au sein de la l’exploitation, ce qui oblige ceux qui souhaitent communiquer avec leurs proches à payer le transport jusqu’au poste de transmission radio. Tout cela engendre des dettes.

A l’heure où Raimunda fait les comptes sur son calepin, certains lui doivent tellement d’argent qu’ils sont dans l’incapacité de quitter le camp. C’est le cas de l’un de ces travailleurs qui a vu arriver sur le site, alors qu’il était assis sur le bord de la route qui reliait le bâtiment principal à l’entrée du camp, un convoi de 10 voitures, ce jeudi 16 août.

Cela s’est produit quand les 38 hommes et femmes qui travaillaient là, ont été secourus par un groupe de fiscalisation mobile du Ministère du travail. Les inspecteurs ont estimé que les 30 orpailleurs et les 8 cuisinières se trouvaient en situation d’esclavage. Comme le site d’orpaillage se trouvait dans la Forêt Nationale d’Amana, l’action a été menée en collaboration avec l’Institut Chico Mendes de Conservation pour la Biodiversité (Incmbio) qui interdit les fronts d’extraction. Le Ministère du Travail, le Ministère Public du Pará, le Ministère Public fédéral et la Police Militaire ont également participé à cette action.

Les travailleurs, méfiants et parlant à voix basse avec l’équipe de Reporter Brasil, n’ont révélé les conditions auxquelles ils étaient soumis qu’une fois libérés et même ainsi, la peur au ventre. « Je préfère vivre », répondit une des femmes quand on lui a demandé si son nom pouvait être publié. Respectant la volonté de la majorité, l’identité de ceux-ci ne sera pas dévoilée.

Un grand commerce

Parmi les premières règles imposées par la propriétaire, on trouvait l’interdiction d’être en couple. Les relations tarifées étaient, quant à elles, autorisées. Le prix des prestations était inscrit par la propriétaire dans son fameux calepin, débitant les orpailleurs et créditant les cuisinières pour leur service “extra”. À l’heure de faire les comptes, Raimunda déduisait en premier ce que le travailleur lui devait. Les femmes recevaient ce qui restait pour leurs prestations.

Certains couples se fréquentaient clandestinement. S’ils étaient pris en flagrant délit, soit la femme était expulsée, soit le couple était envoyé dans des fronts d’extraction éloignés.

Plusieurs témoignages de travailleurs font état de l’interdiction d’apporter de la nourriture ou des boissons de l’extérieur sous peine de se les faire confisquer au moment de la fouille à laquelle ils étaient soumis à l’entrée. Règle qui les obligeait à acheter la marchandise directement à Raimunda où tout vaut de l’or.

Une bouteille de cachaça (rhum brésilien) valait 1 gramme d’or soit 100 réaux. Un pack de 12 canettes de bière, 2 grammes d’or soit 200 réaux. Les prix pratiqués dans la cantine et dans la pharmacie étaient 5 à 10 fois plus élevés que ceux de la ville d’après ce qu’ont pu vérifier les inspecteurs du travail qui ont trouvé plusieurs articles périmés. Cependant, la majorité des travailleurs ne connaissait pas le prix des articles.

« "Quand on lui demande le prix des produits, elle change de sujet" » dit l’un des orpailleurs.

L’équipement de travail était également vendu à des prix exorbitants. Selon un travailleur, les bottes coûtaient 2,5 grammes d’or (250 réaux). C’est peut-être pour cela que la plupart d’entre eux travaillait pieds nus, les jambes enlisées dans la boue où se déverse souvent le mercure utilisé qui sert à amalgamer l’or. Parmi les rescapés, un homme avait les jambes et les pieds couverts d’ecchymoses et d’éruptions cutanées.

La règle qui a suscité le plus d’indignation a été l’interdiction d’utiliser internet ou les communications radio sur le site même. Pour joindre leur famille, les orpailleurs devaient payer 4 grammes d’or (400 réaux) pour faire l’aller-retour jusqu’au poste de transmission radio où Raimunda autorisait les appels.
Une des femmes qui avait déjà travaillé dans d’autres orpaillages a analysé finement la façon dont Raimunda opérait : "Ici, tout le monde a son libre arbitre, personne n’est obligé à quoi que ce soit. Mais la situation ne te laisse pas d’autre choix" dit-elle. “C’est comme ça. T’es pas obligée de payer pour parler à ta famille, mais si tu veux le faire, il faut marcher 30 km sous le soleil. Juste l’aller. De même, personne ne t’impose la prostitution. Mais le gérant insiste tellement lourdement. Il peut te dénigrer, tu ne peux pas perdre ta place, tu finis par te soumettre. Mais les femmes savent s’y prendre, les mecs aiment ça et elles leur demandent en cadeau de leur acheter beaucoup de choses. Les orpailleurs dépensent sans compter. Pour moi, tout ça c’est un vrai business.”

Peur et Respect

Pire que de travailler et tout dépenser sur le site, c’est de travailler et d’économiser et ne rien recevoir en retour. C’est ce qu’a relaté un travailleur qui, au moment de son départ, n’a pas perçu de salaire de la part de Raimunda. Le jour de la paye, la propriétaire lui a dit qu’il n’y avait pas d’or pour le payer. « Elle m’a demandé de retourner au travail, c’est ce que j’ai fait » dit-il.
Pourquoi n’avez-vous pas contesté, pourquoi n’avez-vous pas exigé d’être payé ? « Personne n’ose faire ça, m’dame » répond-t-il gêné. « Je pense que vous ne connaissez pas toute l’histoire. Personne n’est assez fou pour s’en prendre à cette femme diabolique ! ».

Raimunda n’est pas appréciée par les travailleurs. Ni même par l’un des employés de confiance qui s’occupe des machines et qui ne trouve pas d’aspects positifs pour la décrire. Sur un ton assuré, comme s’il faisait un compliment, il dit « c’est une femme dure, très dure ».

D’après l’un des responsables des baraquements ouvriers, un mélange de respect et de peur empêche les travailleurs de « tenir tête à la vieille ». La police a trouvé quatre pistolets dans le site d’orpaillage. Selon un employé, le gérant chef des lieux, bras droit de Raimunda, avait toujours une arme dans sa voiture. « Bien en vue » rajoute-t-il.

Raimunda est âgée de 59 ans et a hérité de l’affaire de son mari, Francisco Pereira Nunes, « le Chicão ». Connu pour avoir été un patron encore plus dur que sa femme, il a été assassiné par balles dans son exploitation en 2010.
« Les rumeurs disent qu’il était cruel au point de faire tuer et enterrer beaucoup de gens sur place » témoigne un ancien habitant d’Itaituba, qui préfère garder l’anonymat. Il n’y a aucune preuve de ces accusations mais les rumeurs circulent parmi les travailleurs.

Raimunda garde un imposant portrait de son défunt époux à l’entrée, accroché entre la pharmacie et à la cantine. Dans le salon de sa maison, d’autres portraits de ses enfants. Sur l’un de ces portraits à l’encadrement imitant la revue Caras [1], une jeune fille exhibe fièrement son diplôme agrandi.

« Depuis la mort de mon mari, j’ai tout pris en charge avec mes enfants et mon gendre », nous confie Raimunda. Une de ses filles, qui habite à Itaituba, est chargée du recrutement des travailleurs ainsi que de leur transport jusqu’au site d’exploitation. Le matériel de travail qui appartient à la famille a été estimé à plus d’un million de réaux (plus de 200 000 euros) par l’Incmbio.

Raimunda confirme qu’elle garde les salaires des employés : « pour la sécurité de tous. Si l’orpailleur gardait son or et que survenait un vol, l’un d’entre eux serait accusé ». Elle justifie également l’interdiction de former des couples sous prétexte d’éviter que les cuisinières aient des favoris. « On dit que quand ils vivent en couple, les cuisinières gardent les plus gros morceaux de viande pour leur mari. Donc je fais ça pour éviter les privilèges ».

La question de la viande est un sujet sensible sur le site d’orpaillage. Raimunda raconte que son élevage de bœufs et de chèvres est exclusivement destiné à l’alimentation des orpailleurs. Cependant, dans les baraquements, nos reporters n’ont rencontré personne qui ne se soit pas plaint de la carence en protéines animales dans les repas. Tous disent que la viande reçue ne se conserve que deux jours. Le reste de la semaine, le déjeuner et le dîner se limitent au riz et aux haricots noirs. Celui qui en veut plus doit acheter sa propre viande directement à Raimunda.

Elle trouve qu’on lui fait un mauvais procès car elle fait déjà tuer un bœuf par semaine pour eux. A la fin de l’interview, assise dans son fauteuil, elle retire ses lunettes et fond en larmes. « Les bandits qui sont dans la rue, personne ne leur tombe dessus. Alors que nous, on travaille et on mériterait plus de considération » dénonce-t-elle. « Même un bandit ne serait pas traité de cette façon » dit-elle, à voix basse, en regardant les patrouilles et le campement monté devant sa maison pour l’opération policière.

Le retour des travailleurs dans la ville provoqua, quant à lui, des larmes de joie chez certaines personnes. « J’ai passé ces derniers mois morte d’inquiétude sans pouvoir fermer l’œil de la nuit, j’ai cru qu’ils avaient enterré mon fils” dit la mère de l’un des orpailleurs, soulagée de voir son fils rentrer à la maison. Il est resté plus de six mois sans donner de nouvelles, car il ne voulait pas dépenser les 400 réaux de transport jusqu’au poste de transmission radio. Elle a remarqué qu’il avait perdu du poids et lui a fait promettre d’aller chez le médecin pour qu’il passe “tous les examens”.

Punition

Lors de ce contrôle fiscal, la facture de Raimunda a été salée. « Les inspecteurs du travail ont trouvé un total de 366.812 réaux que la propriétaire du camp devait verser aux travailleurs », affirme Mauricio Krepsky Fagundes, chef de la Division pour l’abolition du travail esclave.

La dette de la propriétaire envers ses ouvriers se démarque des autres cas enregistrés de travail esclave. Selon Fagundes, elle correspond à plus de la moitié du total des versements perçus par les 324 travailleurs secourus lors des huit premiers mois de l’année. La propriétaire pourrait même faire l’objet d’autres procédures judiciaires, pour dommages moraux, par le Ministère du Travail.

A la dette s’ajoute un autre élément qui caractérise le travail esclave, les conditions de travail déplorables et les risques auxquels étaient exposés les arpailleurs. Les hommes et les femmes dormaient dans des tentes à même le sol, à quelques mètres de la zone d’extraction, au milieu des cratères de sable et de boue creusés au beau milieu de la forêt.

L’équipe de reportage a vu un serpent venimeux et des empreintes de jaguar sur le chemin du camp. Dans les puits creusés pour chaque baraquement, d’où l’on récupérait l’eau pour la consommation, elle a trouvé des crapauds morts.
Même si la jungle profonde et la faune locale peuvent être considérées comme une menace pour les travailleurs, elles représentent néanmoins une richesse. Autour des traces laissées par le jaguar, il y en avait de plus petites qui laissaient supposer la présence de ses petits.

Pour la dégradation écologique causée par les dix chantiers d’extraction, l’amende appliquée par Incmbio a été encore plus importante, 4,8 millions de réaux. L’organisme a interdit l’accès au matériel d’exploitation et a saisi 224 hectares qui faisaient partie de la Forêt Nationale.

« C’était une cible importante, mais bien sûr cette action seule ne peut suffire. Le travail doit continuer » affirme Diego Rodrigues, analyste environnemental et chef du secteur de protection de l’Institut à Itaituba. On estime qu’il existe plus de 3.000 orpailleurs clandestins dans la région du fleuve Tapajós, responsables, après l’élevage, de la déforestation dans cette partie du pays.
Raimunda et ses enfants possèdent d’autres terres, en dehors de cette région, où ils exploitent de nombreux chantiers aurifères. Au moment de payer les travailleurs, au Tribunal du Travail à Itaituba, la propriétaire a demandé du temps pour vendre ses actifs et avoir de la liquidité. Bonne perceptrice, c’est elle à présent qui est endettée jusqu’au cou avec ses travailleurs et l’organisme environnemental qui la poursuivent.

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Voir en ligne : Reporter Brasil

[1La revue Caras est l’équivalnt au Brésil de Paris Match

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