C’est la dernière chance historique de faire la réforme agraire par les voies institutionnelles et, en même temps, générer des emplois et garantir la souveraineté alimentaire. C’est l’opinion du géographe Ariovaldo Umbelino de Oliveira, intégrant l’équipe du professeur Plinio de Arruda Sampaio, responsable de l’élaboration du Plan National de la Réforme Agraire du gouvernement Lula (PNRA). Dans un entretien avec le journal Brasil de Fato, il révèle des données sur la propriété improductive au Brésil et le rôle politique des mouvements sociaux pour que la réforme agraire ne tombe pas sous le coup du temps dicté par la bureaucratie.
Deuxième texte de notre série « Analyse de la conjoncture brésilienne ».
Entretien avec Ariovaldo Umbelino de Oliveira*
BDF - Quel est le bilan de la première année du gouvernement Lula sur la question agraire ?
<img1101|left> A.U.de O. - Cette année a été marquée par une espèce de temps d’attente. D’un côté, les mouvements sociaux croyant que le gouvernement pourrait mettre en place une politique plus poussée de réforme agraire et, de l’autre, un gouvernement qui a mis un peu de temps pour délier le processus d’élaboration du Plan National de Réforme Agraire (PNRA). C’est seulement courant mai et juin, avec l’augmentation des processus de lutte des mouvements sociaux, que le Ministère s’est occupe de préparer le PNRA. Ceci montre qu’en réalité, Lula s’est fait élire sans un vrai plan pour les campagnes. Dans le même temps, il existe un climat de frustration en cette fin d’année, du fait du très faible taux d’assentamentos [occupations de terres légalisées] que le gouvernement a réussi a implanter en 2003. Donc le cadre n’est pas motivant.
BDF - Qu’est-ce qui empêche le gouvernement de faire la réforme agraire ?
A.U.de O. - Nous vivons une période critique car les intellectuels qui occupent les postes décisionnels dans le noyau dur du gouvernement ne voient pas la réforme agraire comme une alternative de politique de développement économique. Au contraire, ils voient la réforme agraire à peine comme une politique compensatoire. Il est évident que ceci est contradictoire car les mouvements sociaux sont là. C’est pratiquement l’unique secteur de la société civile qui répond rapidement à l’absence de politiques pour les campagnes. La conception de ce noyau dur du gouvernement Lula s’apparente beaucoup à la conception du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. Si l’on analyse les mesures du PNRA, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas très différentes de ce que le précédent gouvernement a fait. De plus, elles sont moins importantes que ce que le propre Parti des Travailleurs (PT) avait proposé aux élections de 1989 et de 1994. Ce sont des mesures que je considère extrêmement timides étant donné qu’elles ne modifieront pas de manière significative le taux de concentration de la propriété terrienne au Brésil. Cela signifie qu’une partie va être redistribuée mais nous courons le risque d’avoir beaucoup plus d’occupations qu’en ce moment car les mesures de cette année ne sont pas capables d’attribuer une terre à tous ceux qui sont en ce moment en train de camper [acampamento].
BDF - Ceci signifie qu’il n’y aura pas de réforme agraire ?
A.U.de O. - Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de réforme agraire. Mais ce sera une réforme agraire visant à peine une politique compensatoire. Lula a été élu avec des votes d’une partie importante des mouvements sociaux et il faut leur donner une réponse. Mais ce sont des réponses qui ne mettent pas ce secteur reformé au centre de l’économie, comme un secteur capable de générer des processus plus globaux de production de revenus.
BDF - Comment inverser cette logique ?
A.U.de O. - Le plan que nous avons fait prétendait tirer un million d’assentados de la base de la pyramide sociale du Brésil, assentados qui seraient sortis d’un revenu inférieur à un salaire minimum par mois pour une situation de revenu mensuel de trois à quatre salaires minimum. C’est-à-dire, au moyen d’une politique qui permettrait qu’ils se consolident d’un point de vue économique et financier car ils auraient à constituer de petites économies pour payer la terre qui n’est pas donnée gratuitement.
BDF - En vérité, le PNRA ne va pas toucher à la structure foncière ?
A.U.de O. - Exactement. La première tentative était que la réforme agraire soit faite à partir de terres publiques. Quand on a découvert que ces terres étaient insignifiantes, il y avait pratiquement 5 millions d’hectares de terres disponibles, on s’est dirigé vers l’expropriation. En fait, il y a eu une tentative de disqualifier les données existantes du cadastre de l’INCRA (Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire). C’est curieux cette disqualification car le cadastre de l’INCRA est fait à partir des informations des propriétaires ruraux. C’est un cadastre sur base de déclarations. L’équivoque a été de croire qu’en touchant au secteur des terres cadastrées à l’INCRA, on toucherait à la structure de l’agrobuiseness, ce qui n’a pas lieu. La surface totale occupée par l’agriculture brésilienne, aujourd’hui, ne va pas au-delà de 50 millions d’hectares, dans un pays qui possède 850 millions de terres indigènes, 110 millions d’aires préservées, il reste encore 500 millions d’hectares qui seraient disponibles. Le cadastre de l’INCRA montre 410 millions d’hectares. Ceci signifie qu’il y a une bande de 100 à 200 millions d’ha de terres « non cadastrées ». Mais si l’on analyse les Etats comme São Paulo, Paraná ou Rio Grande do Sul, fortement occupés du point de vue des activités économiques, on a la sensation que ces terres non occupées n’existent pas. Ceci révèle que les écritures des propriétaires comptent une surface inférieure à ce qu’ils occupent réellement. Cela signifie que lorsque nous aurons un cadastre foncier rigoureux, on découvrira que les propriétaires occupent plus de terre qu’ils ne le devraient. Cette information est précieuse puisqu’elle permettra d’offrir des terres à coût zéro à la réforme agraire.
BDF - Quel pourcentage de ces terres fera partie du PNRA ?
A.U.de O. - Si l’on évalue les mesures du plan, des 500 000 familles environ qui sont prévues dans la redistribution ces quatre prochaines années, nous allons vérifier que 150 000 vont bénéficier de la politique de ce qu’était la Banque de la Terre, où les propriétés seront achetées, une autre parcelle redistribuée sera issue des terres publiques ou des terres récuperées. Ainsi, les terres de fait improductives seront la plus petite partie du PNRA.
BDF - D’après les mesures stipulées, combien de familles doivent recevoir une terre ?
A.U.de O. - Nous ne sommes pas arrivés à faire d’estimation, mais j’imagine que moins de 50% des attributions de terre seront faites par désapropriation basée sur la Constitution et sur le statut de la terre, dans un cadre où les données d’octobre 2003 révélaient l’existence de quelques 112 millions d’hectares classés comme improductifs. Ceci devrait obliger le gouvernement à appliquer la Constitution et désaproprier ces terres immédiatement. Mais on dirait que ce n ’est pas une priorité du Ministère du Développement Agraire.
BDF - Qu’est ce qui changerait dans l’économie et dans la société brésilienne avec la réforme agraire ?
A.U.de O. - Une politique de réforme agraire ample pourrait générer initialement une augmentation de l’offre d’emploi. Quelques études montrent que chaque installation sur une terre générerait de 2 à 3 emplois directs, et de 2 à 3 indirects. Il y aurait immédiatement un impact social, tirant une partie importante de la population du chômage. L’autre conséquence est la production d’aliments. Comme la surface est réduite, le propriétaire doit occuper tout ce qu’il peut, utilisant la voie de la polyculture, augmentant ainsi l’offre d’aliments. Cela poserait la question du rôle économique de cette augmentation de production. Ce serait un point à modifier. Il n’y a pas au monde, dans un système capitaliste, un cadre qui permette a l’agriculture de se reproduire sans une politique de subventions. L’idée initiale de l’équipe coordonnée par le professeur Plinio de Arruda Sampaio pour le second PNRA est que le propre Etat soit le grand acheteur de cette production venue des terres attribuées par la réforme agraire et d’une partie de la production des petits agriculteurs du pays. Ces aliments pourraient être destinés au programme « Faim Zéro », pour les cantines scolaires, pour l’approvisionnement des armées ou du système pénitentiaire.
BDF - Comment contenir la violence dans les campagnes ?
A.U.de O. - Je crois qu’elle dérive du cadre d’impunité au Brésil qui fait que les propriétaires terriens continuent à user de la violence. Il serait fondamental de créer des structures judiciaires agraires dans le pays afin d’accélérer l’élucidation des crimes. La punition exemplaire pourrait promouvoir des changements dans le comportement des grands propriétaires. Je pense qu’ils agissent ainsi parce qu’ils trouvent protection chez les élites gouvernantes. Aujourd’hui il n’y a pas cette protection du gouvernement fédéral mais elle existe certainement dans les gouvernements d’Etats. Le gouvernement de São Paulo est un exemple typique. Dans le Pontal do Paranapanema, il adopte une stratégie politique favorable aux grands propriétaires et non aux sans-terre, parce qu’il y a, au Secrétariat de la Justice, un représentant du PFL (Partit du Front Libéral) qui évidemment est en phase avec les principes généraux selon lesquels la réforme agraire n’est pas une alternative, que les propriétaires terriens ne doivent pas perdre ce patrimoine. Tout propriétaire, dès l’instant qu’il voit une politique de réforme agraire, voit son argent s’envoler. C’est comme le maître d’esclaves à la fin de l’esclavage. Donc la réforme agraire doit être une politique corrective, car la terre n’est pas une propriété comme les autres. Je crois que si le gouvernement Lula ouvrait des inscriptions générales pour installer tous ceux qui ont potentiellement le désir de retourner à la campagne, ce nombre ne serait pas les 830 000 de Fernando Henrique Cardoso. On estime que cela oscillerait entre 3 et 5 millions de familles, alors que l’objectif du PNRA correspond à 10% de ce total.
BDF - Et le budget 2004 ?
A.U.de O. - Comme il est prévu au Congrès, le budget ne prévoit pas de ressources pour la réforme agraire. Mais du moment que le gouvernement s’engage publiquement à prendre ces mesures, il doit trouver les fonds. Il faudra un remaniement budgétaire, comme il y en a eu en 2003 quand le gouvernement n’a pas utilisé tout le budget qu’il avait ; et, pour plusieurs raisons, une partie par contingence et l’autre pour ne pas mettre en place toutes les politiques que les ressources financières permettraient. Le Ministère fermera sa caisse dans le bleu. Il n’a y a pas encore de contexte permettant de dire : « Lula ne sert pas les objectifs qu’il s’était imposé ». Cependant il existe des promesses. Alors, aux mouvements sociaux reste une alternative : se mobiliser politiquement. S’il n’y a pas de mobilisation politique, l’implantation de la réforme agraire obéira au temps de la bureaucratie et nous savons tous que c’est un temps long.
BDF - Si la réforme agraire n’est pas faite, qu’est-ce que la société brésilienne peut espérer ?
A.U.de O. - Le cadre historique est qu’il y aura mobilisation sociale et, si un gouvernement populaire, avec un ensemble de politiques réformistes, ne réalise pas la réforme agraire, ce que l’on appelle la voie institutionnelle sera remise en question. Il n’y a pas d’autres solutions. Depuis le gouvernement Sarney, en 1985, on insiste sur la voie institutionnelle pour faire la réforme agraire. Si ce n’est pas possible, les mouvements finiront par en être conscients et chercheront d’autres alternatives. Le gouvernement Lula vit un moment de défi politique. S’il échoue dans la réforme agraire, les forces sociales devront cherches d’autres voies.
* Ariovaldo Umbelino de Oliveira est chercheur en mouvements sociaux en zone rurale, il est le chef du département de géographie et du laboratoire de géographie agraire de l’Université de Sao Paulo. Il est l’auteur de Mode capitaliste de production et agriculture aux Ed. Atica, de L’agriculture paysanne au Brésil et La géographie des luttes dans la campagne aux Ed. Contexto, et de Amazonie : monopole, expropriation et conflits aux Ed. Papirus.
Entretien effectué par et pour le journal Brasil de Fato - janvier 2004
Traduction : Emilie Sobac pour Autres Brésils