Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? La question n’est pas si simple.
Tout d’abord, il faut savoir que le texte, qui s’est retrouvé entre les mains de Lula, avait été négocié par le groupe le plus libéral du Mercosur. Au Brésil, c’est juste après le destitution de la présidente Dilma Rousseff, en 2016, que des tentatives de reprise des négociations indiquant aux négociateurs européens que les paramètres seraient différents ont été entreprises : sans souci de l’industrie nationale, avec des politiques développementalistes ou des exigences de contreparties plus équilibrées.
Le 31 août 2016, Michel Temer a pris ses fonctions de président de la République fédérative du Brésil et, en moins de deux mois, les négociations ont officiellement repris. Il n’est pas exagéré de dire que cette reprise faisait partie de l’agenda économique du coup d’État ayant évincé la présidente Dilma.
Cependant, la clôture de ce nouveau cycle de négociations, qui devait avoir lieu le 28 juillet 2019, a pris du temps. Mauricio Macri, président de l’Argentine (2015-2019), était à la présidence tournante du Mercosur et en pleine préparation de sa campagne électorale.
Il estimait que l’annonce du préaccord pourrait l’aider à se maintenir à la présidence de l’Argentine. De son côté, au Brésil, le gouvernement Bolsonaro était dans sa première année. Paulo Guedes, le tsar de l’économie, poursuivait la vision des négociateurs du gouvernement Temer selon laquelle la plus grande ouverture possible, ainsi que des engagements à limiter les politiques industrielles actives, ne seraient pas des engagements, mais des mesures nécessaires.
De quoi satisfaire bon nombre des nostalgiques du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) occupant des postes importants au sein de l’Itamaraty. Fixées dans le cadre d’un accord de libre-échange, ces règles engageraient également les gouvernements suivants.
Les Européens ont profité de la bonne volonté de leurs interlocuteurs sud-américains. Il y a également eu un autre mouvement qui doit être analysé dans le contexte de la rivalité et du conflit commercial entre les États-Unis d’Amérique et la Chine.
Le gouvernement allemand a commencé à adopter une position plus active pour défendre son industrie et ses positions en dehors de l’Europe, y compris au sein du Mercosur. À cette fin, il s’est intéressé non seulement à l’ouverture du commerce pour ses produits, mais aussi aux règles relatives aux marchés publics, à la transparence, à la concurrence et à la restriction des activités des entreprises publiques, entre autres facteurs. Les pays de l’UE dans leur ensemble détiennent toujours le plus grand stock « d’Investissements Directs Extérieurs » (IDE) au sein du Mercosur, terme utilisé pour désigner les investissements des entreprises multinationales, devant les États-Unis et la Chine. Mais la Chine, devenue le principal partenaire commercial, a également entrepris d’avancer en termes d’investissements.
Cependant, on peut reconnaître que la reprise des négociations par les gouvernements néolibéraux correspondait à un effort général des autorités européennes pour défendre la compétitivité des entreprises de leur continent et, plus stratégiquement, la politique d’affirmation de l’Europe dans le monde d’aujourd’hui, aux côtés de la Chine et des Etats-Unis. L’Accord pourrait apporter une contribution, même modeste, à cet effort.
Lors de la finalisation des négociations à la mi-2019, les deux parties ont souligné l’importance de l’Accord pour la reprise de la croissance au sein du Mercosur. Du côté européen, l’inclusion des normes de protection de l’environnement et des droits du travail a également été mise en avant. Le site web de la Commission européenne a même repris une expression courante dans la diplomatie chinoise, le « win-win » (gagnant-gagnant). Que du bonheur : la croissance, l’emploi et le développement durable pour toutes les parties concernées. En Argentine, le candidat péroniste Alberto Fernandez , sorti vainqueur, a sévèrement critiqué l’Accord, sans pour autant proposer d’autres voies.
Toutefois, une grande confusion s’est installée. Le texte négocié en 2019 était-il bon ou mauvais ? La question était de savoir qui définissait l’intérêt national que les négociateurs de l’Itamaraty devaient défendre. Selon la presse brésilienne spécialisée, l’Accord serait très bénéfique pour le Brésil et constituerait presque une concession de la part des Européens.
Il paraissait évident que l’agronégoce et les secteurs financiers du Mercosur y trouveraient leur compte, même si, sur ces points, les Européens avaient négocié avec fermeté. De l’autre côté de l’Atlantique, le grand gagnant serait l’industrie européenne, en particulier l’industrie allemande. À noter qu’à l’issue des périodes de transition, les produits manufacturés seraient soumis à des taux zéro et à des quotas, tandis que les produits agricoles du Mercosur continueraient eux soumis à des quotas.
Donc, traditionnellement, une partie du secteur agricole européen restait méfiante ou opposée à l’Accord. Cela a toujours pesé sur les pays où ces groupes avaient une plus grande influence politique, en particulier dans le cas de la France, mais aussi de l’Irlande et de la Pologne.
Cependant, si dans le cas de l’Europe, des secteurs puissants, en particulier l’industrie allemande et la Commission européenne elle-même, étaient enthousiastes quant à l’issue de l’Accord, pourquoi le processus n’a-t-il pas été poursuivi avant les élections d’octobre 2022 ? D’autant plus qu’il y avait de fortes chances pour qu’un gouvernement brésilien ayant une orientation économique distincte remporte les élections, ce qui s’est effectivement produit.
Cela s’explique par plusieurs facteurs : une diversification de l’opposition interne en Europe et un changement du contexte général avec la Covid et la guerre en Ukraine. D’une part, l’opposition traditionnelle des agriculteurs en Europe, déjà évoquée, a particulièrement pesé en France qui était passée par des élections présidentielles en avril 2022.
D’autre part, l’opposition réelle des groupes écologistes a gagné en poids politique. En dialoguant avec les groupes partenaires au Brésil, ils ont compris que tout accord qui encouragerait l’expansion des agro-exportations finirait par avoir un impact négatif sur l’environnement, y compris une pression pour une plus grande déforestation. Par ailleurs, les questions environnementales avaient gagné en force et en visibilité politique lors des dernières élections en Europe.
Bien que l’opposition traditionnelle ait repris ce discours, il s’agit de groupes très dissemblables, ce qui n’est pas toujours compris par les négociateurs de l’Itamaraty. À cela s’ajoute le phénomène de progression de la nouvelle droite radicale, qui rejette la notion de mondialisation et défend le nationalisme économique, hostile à tout nouvel accord de libre-échange.
À son tour, la pandémie a fortement modifié la vision en Europe, à l’instar des États-Unis, de l’utilisation des fonds publics et de la régulation de l’État pour soutenir les politiques industrielles et technologiques. C’est le cas par exemple du soutien à la restructuration de l’industrie automobile pour aller vers l’électrique en évitant une dépendance excessive à l’égard des technologies importées de Chine.
Il s’agit de la même Commission européenne qui n’a pas hésité un instant à déposer une plainte auprès de l’OMC contre le programme « Incitation à l’innovation technologique et au renforcement de la chaîne de production automobile » (INOVARAUTO) mis en place par le gouvernement Dilma, en 2013. L’INOVARAUTO encourageait l’innovation technologique et la protection de la chaîne de production automobile par des incitations fiscales. En d’autres termes, ce programme était très similaire à celui que les Européens eux-mêmes ont entrepris de mettre en œuvre.
La guerre en Ukraine, qui a débuté immédiatement après la pandémie, a eu un autre effet : l’agenda des priorités a changé de manière spectaculaire. Le grand problème de l’industrie européenne, en particulier celle de l’Allemagne, est le coût de l’énergie, qui la rend très peu compétitive par rapport à ses concurrents chinois et américains. Notons, par exemple, le grand intérêt, notamment de l’Allemagne, pour le potentiel de production d’hydrogène vert dans le Nord-Est du Brésil.
Face à ce faisceau de forces favorables et défavorables, aux priorités diverses des deux côtés de l’Atlantique, c’est l’inertie qui a prévalu au sein du gouvernement Bolsonaro. Pourquoi ? Au fond, ce qui a vraiment accroché, c’est l’image de Bolsonaro dans l’opinion publique européenne dans le contexte des élections en Allemagne (2021) et en France (2022).
Angela Merkel, chancelière allemande de l’époque, a tenté en vain de convaincre les parlements allemand et européen qu’il valait mieux associer le gouvernement Bolsonaro à cet Accord avec des clauses de protection de l’environnement plutôt que de le laisser libre de ses mouvements. Résumé de l’opération : ceux qui, en Europe, étaient favorables à un accord négocié réussi à la mi-2019 voulaient le beurre et l’argent du beurre : l’Accord, tel que la clique ultra-libérale Temer/Bolsonaro/Macri l’avait négocié, avec Lula en photo.
Il n’était plus imaginable de poursuivre cet Accord avec Bolsonaro à la tête du gouvernement brésilien. On espérait aussi gagner du temps aux yeux de l’opinion publique européenne, avec les élections en Allemagne et en France. Comment la Commission européenne allait-elle expliquer cela au gouvernement Bolsonaro ? L’astuce en a été la « lettre annexe » retombée sur Lula en même temps que le texte de 2019.
La Commission européenne a expliqué aux négociateurs du Mercosur que le pouvoir législatif et l’opinion publique s’opposaient fortement au texte parce qu’ils considéraient que les clauses concernant la protection de l’environnement n’étaient pas suffisantes. Dans le même temps, les parties ont convenu qu’il n’était pas souhaitable de rouvrir les négociations, compte tenu de leur complexité et du fait qu’elles impliquaient 27 pays, rien que du côté de l’UE.
En effet, la réouverture de l’Accord pourrait susciter de nombreux mouvements opportunistes de toutes sortes. La solution magique était une « lettre annexe » qui ne serait que déclarative, comme s’il s’agissait d’un engagement supplémentaire sans effet juridique sur l’Accord lui-même.
Par conséquent, le fait de négocier le contenu de la lettre ne rouvrirait pas l’Accord. Le gouvernement Bolsonaro a accepté parce qu’il était impatient de signer l’Accord et de satisfaire une partie importante de sa base, tandis que pour Paulo Guedes, il s’agirait d’un pas vers un Brésil plus libéral. Ils ont également accepté que la Commission européenne leur transmette le projet de cette « lettre annexe ». C’est là que réside la malice des Européens. Ils ont continué à tergiverser et n’ont jamais envoyé une seule version de cette lettre annexe jusqu’à ce que Lula accède à la présidence de la République. Car ils savaient que le gouvernement Bolsonaro accepterait n’importe quel texte, aussi humiliant soit-il, juste pour faire avancer l’Accord.
Les Européens n’ont cependant pas eu la délicatesse de simplement minimiser la lettre devant l’élection de Lula. Mais, en février 2023, celui-ci s’est révélé questionnant fortement l’Accord. Les Européens étaient convaincus que leur ami Lula signerait l’Accord, même s’il n’était pas parfait.
Après tout, le président français, Emmanuel Macron, avait reçu Lula avant son élection en tant qu’homme d’État et par ailleurs, un représentant du Parti social-démocrate d’Allemagne, force majoritaire du gouvernement allemand en 2023, avait même rendu visite à Lula en prison à Curitiba. En outre, divers groupes bien représentés au sein du gouvernement Lula et du Congrès brésilien avaient clairement indiqué que poursuivre l’Accord serait positif pour le nouveau gouvernement.
La presse spécialisée et les groupes de réflexion financés par les plus grands bénéficiaires de l’Accord, comme le CEBRI, ont joué leur rôle. Les Européens, plus réalistes, étaient également convaincus qu’avec l’acceptation de l’Accord par le Brésil, les autres gouvernements du Mercosur suivraient.
Pour les Européens, il était important d’avancer en 2023, les élections pour le Parlement européen étant prévues en juin 2024. Il ne serait pas opportun d’entretenir la confusion autour de cet Accord pendant la campagne électorale, aussi minime soit la question par rapport à l’ordre du jour général de ces élections. Et après ces élections, la situation pourrait devenir encore plus compliquée, la Commission européenne étant renouvelée, cela pourrait entraîner un changement de négociateurs. La seconde moitié de l’année 2023 semblait également prometteuse, avec le Brésil du côté du Mercosur et l’Espagne occupant la présidence tournante de l’UE.
Jusque-là tout allait bien, tout se passait comme prévu, chacun défendant sa position et/ou ses intérêts. Mais qu’en était-il du gouvernement Lula ? Quelle était la position du gouvernement Lula et de ses membres par rapport au texte négocié mi-2019 par ses adversaires politiques ? C’est là, que cela s’est avéré un peu plus compliqué.
Celso Amorim lui-même, le principal concepteur de la politique extérieure du gouvernement actuel, avait, à plusieurs reprises et publiquement, sévèrement critiqué l’Accord et l’avait même qualifié, à juste titre, de néocolonial. Il existait deux précédents évidents. Le premier était la position de Lula et Celso Amorim sur la zone de libre-échange des Amériques (ALCA), lorsqu’ils s’y sont publiquement opposés en soulignant la forte asymétrie entre les parties, le risque pour la base industrielle et la limitation de la souveraineté économique. Tout le monde connaissait la position du gouvernement, d’accord ou non.
Le deuxième précédent était le cycle de négociations de l’Accord Mercosur-Union européenne lui-même, qui a débuté sous le deuxième mandat du président Fernando Henrique Cardoso et dont Lula a hérité au cours de son premier mandat. En 2004, un Accord était sur le point d’être conclu.
Toutefois, il était clair que l’Accord lui-même ne garantirait pas la croissance et irait à l’encontre des efforts annoncés par le gouvernement Lula pour relancer le processus d’industrialisation. Après tout, le programme du gouvernement qui l’avait élu en 2003 prévoyait un effort pour rétablir le rôle de l’industrie brésilienne, en utilisant des mécanismes tels que la politique d’apport local, les marchés publics et les crédits des institutions publiques.
En 2004, la volonté politique était claire : conclure un accord qui contribuerait à la reprise de l’industrie manufacturière au Brésil et en Argentine. Les propositions de l’UE visant à inclure des questions telles que les marchés publics ont donc été rejetées. Deuxièmement, en ce qui concerne les offres de tarifs et de quotas, l’UE voulait beaucoup d’ouverture pour son industrie manufacturière et peu pour les exportations agricoles du Mercosur, sans parler des subventions, bien sûr. A la grande différence de la situation en 2023, une grande partie des milieux d’affaires brésiliens n’était, à l’époque, pas intéressée par la signature de l’accord dans ces conditions. Il en a été de même pour les négociations de l’ALCA.
Le texte qui allait tomber dans les mains de Lula en 2023 était public et connu depuis trois ans et demi. Certes, ce ne devait pas être un enjeu majeur de la campagne électorale de 2022, mais c’était un point important pour les gouvernements libéraux de Temer et de Bolsonaro.
L’ambiguïté a commencé dans les lignes directrices du gouvernement Lula/Alckmin, lesquelles affirment, à juste titre, qu’il est nécessaire d’accroître la compétitivité, mais mentionnent, dans la liste de certains instruments, « l’élargissement des accords commerciaux internationaux pertinents ». Un accord commercial « pertinent » augmenterait-il la compétitivité de l’économie brésilienne ? Et qu’est-ce qui serait « pertinent » ?
Bien qu’il ne précise pas l’Accord dont il est question ici, c’était le point le plus important de l’ordre du jour. Il semble que ce point ait été inclus dans les orientations du gouvernement Lula/Alckmin à la demande d’un des petits partis de la coalition. Ce qui importe ici, c’est qu’il n’y a pas eu de déclaration claire sur la nécessité de renégocier l’Accord UE-Mercosur.
Les raisons ne manquent pas : le texte de 2019 rime parfaitement avec la vision ultralibérale de Paulo Guedes, mais pas avec les orientations du gouvernement Lula lorsque l’on parle d’une nouvelle industrialisation sur des bases écologiques et numériques. Il n’y a pas non plus de traces de tentatives visant à engager des discussions, dans un cadre informel, avec des interlocuteurs européens privilégiés de certaines des clauses clés qui devraient être modifiées pour que l’Accord puisse avancer sous la présidence de Lula.
Le Vice-président et d’autres membres du gouvernement les plus proches des intérêts couverts par l’Accord ont envoyé des signaux positifs clairs. Ainsi, Geraldo Alckmin a déclaré que l’Accord augmenterait la compétitivité de l’industrie brésilienne parce qu’il permettrait d’importer des biens d’équipement plus modernes sans droits de douane. Cette idée était ( et reste ) probablement partagée par les négociateurs de l’Itamaraty. Mais le mystère reste entier quant à l’usage que Lula comptait faire de l’Accord.
Le dilemme est clair. L’Accord tel qu’il se présente est anachronique. D’une certaine manière, Macron a eu raison de cette qualification. C’est un accord qui défend fondamentalement l’idée que la libéralisation du commerce en soi crée des conditions gagnant-gagnant pour toutes les parties impliquées, quelles que soient les asymétries entre elles. C’était d’ailleurs le point de vue qui prévalait dans les années 1990. Aujourd’hui, l’Union européenne et les États-Unis ont redécouvert l’importance des politiques gouvernementales actives pour stimuler et renforcer les capacités industrielles et technologiques endogènes.
D’autre part, il serait irréaliste d’imaginer de repartir de zéro pour élaborer un accord qui puisse répondre aux défis des pays du Mercosur pour sortir de leur condition périphérique dans un monde qui doit répondre aux crises climatiques et dans lequel la concurrence pour le contrôle des technologies de la quatrième révolution industrielle s’intensifie.
Le dilemme était donc d’enterrer l’Accord et de commencer à intensifier les partenariats bilatéraux avec les principaux partenaires qui n’incluent pas le tarif extérieur commun, y compris la Commission européenne elle-même. Ou bien d’identifier quelques petits changements plus emblématiques afin de suggérer que l’Accord serait plus acceptable pour le gouvernement Lula. En fin de compte, il semble que le gouvernement ait voulu faire croire que c’était la voie à suivre. Il est en effet raisonnable d’affirmer que le Brésil, et le Mercosur en général, souhaitent renforcer leurs relations avec l’Europe afin d’obtenir plus d’influence et d’autonomie par rapport aux États-Unis et à la Chine.
Mais ce n’est pas si clair. La question reste de savoir pourquoi cette négociation n’a pas été préparée dès le départ, en précisant exactement les points à renégocier. Pour les Européens, une renégociation n’était certainement pas envisageable.
C’est ainsi que début juin 2023, Valdis Dombrovskis, responsable des négociations au nom de la Commission européenne, a insisté sur le fait qu’il n’était pas opportun de rouvrir les négociations, considérant qu’elles étaient le résultat d’un processus de vingt ans impliquant de nombreux pays. Et ce, à la veille de la présidence tournante du Brésil au Mercosur et de l’Espagne à l’Union européenne.
Finalement, Lula a choisi d’expliciter deux critiques. La première, plus dure et plus insistante, concerne la « lettre annexe » susmentionnée, qu’il considérait à juste titre comme une aberration, car elle semblait lui faire signer un document dans lequel il contredisait des dispositions figurant dans la constitution et dans la législation ordinaire brésiliennes, ou dans des traités dont le Brésil est partie prenante.
Il est à noter que le contenu de la lettre n’a jamais été rendu public. Mais, comme nous l’avons expliqué, elle n’a pas de lien juridique avec l’Accord, mais seulement un caractère déclaratoire ou interprétatif. Par conséquent, concentrer la critique semblait être une manière de retarder le processus sans s’attaquer au problème central : le contenu même de l’Accord.
À cet égard, Lula a concentré ses critiques sur les clauses relatives aux marchés publics qui, tels qu’ls figurent dans l’accord, rendraient difficiles l’utilisation de cet instrument pour stimuler les politiques d’industrialisation, d’emploi et de technologie. Mais il y a beaucoup d’autres questions qui pourraient soulever des doutes sur l’Accord. Par exemple, dans le cas du secteur automobile, toujours si cher au président Lula.
Le secteur automobile, y compris celui des pièces détachées, intéresse beaucoup l’Europe, en particulier l’Allemagne, et il est extrêmement sensible au Brésil et en Argentine. Les droits de douane de 35 % prélevés sur les importations de voitures européennes seraient ramenés à 17,5 % sur dix ans, avec un quota temporaire de 50 mille voitures pour le Mercosur pendant les sept premières années, dont 32 mille pour le Brésil. Les constructeurs automobiles ont tendance à utiliser ce quota pour exporter des voitures de luxe (par exemple, Audi, BMW).
Dans 15 ans, le taux sera ramené à zéro. Il n’est pas fait mention de transfert de technologie ou d’obligations d’investissement dans le pays. Pour les pièces automobiles, la réduction des droits d’importation devrait s’étaler sur trois périodes différentes, en fonction de l’article : 10 ans, 12 ans et 15 ans.
La transition en 15 ans semble douce et modeste. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Le secteur automobile traverse une phase de restructuration brutale avec la progression des voitures électriques. Cela nécessite des investissements et de nouvelles technologies, tant au niveau des produits que des processus. La production et la distribution elles-mêmes commencent à être drastiquement impactées par l’industrie 4.0. Dans les 15 prochaines années, lorsque le secteur connaîtra ces changements drastiques, le Mercosur ouvrira son marché sans quotas et sans droits de douane. Qu’est-ce qui sera encore produit ici ?
Selon la logique du marché, et ce sera la seule qui restera, ce seront des pièces et des composants à moindre valeur ajoutée, peut-être de l’assemblage final et c’est à peu près tout. La modernité arrivera, oui, mais sous forme de consommation pour certains et non comme capacité technologique endogène. Et l’industrie européenne pourra toujours concevoir ses normes environnementales et de sécurité.
Il convient de rappeler que le marché automobile brésilien a été, pendant plusieurs années et jusqu’en 2015, le quatrième au monde, juste derrière la Chine, les États-Unis et le Japon. En 2014, il se vendait plus de voitures au Brésil qu’en Allemagne. Wellington Damasceno, directeur du Syndicat des métallurgistes de l’ABC de São Paulo, a fait un commentaire pertinent : « Dans le cas de l’Union européenne et du Mercosur, la plupart des sociétés mères opérant sur le continent sud-américain sont d’origine européenne. La tendance pour ces entreprises est de concentrer la production dans leur pays d’origine, puis de retirer la production d’Amérique du Sud et d’augmenter leurs exportations vers ce continent ».
D’autres questions pourraient être soulevées, mais elles ne l’ont pas été. Il est également vrai qu’il y a eu des désaccords au sein du gouvernement qui n’ont pas été rendus publics, comme cela a déjà été expliqué. Mauricio Lyrio, ambassadeur et secrétaire aux affaires économiques et financières de l’Itamaraty, a déclaré fin novembre que « nous avons fait beaucoup de progrès » et qu’il n’y avait que « quelques différences à aplanir ».
Du côté du ministère du Développement, de l’Industrie, du Commerce et des Services (MDIC), on a affirmé que la décision politique de clore l’Accord avait été prise au début du présent mandat et que les obstacles seraient d’ordre technique et limités. Ce qui n’est pas clair, c’est l’opinion et la stratégie du noyau dur du gouvernement et de Lula lui-même : repousser l’affaire jusqu’à ce qu’elle devienne irréalisable, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle ne soit plus possible. Imputer l’intransigeance des Européens à la lettre annexe ? En même temps, on a peut-être compris que l’Europe était déjà dans une autre phase et que l’opposition à l’Accord serait importante.
Cela peut expliquer la réponse de Macron lors d’une conférence de presse au cours des dernières étapes de la révision de l’Accord ("Je suis contre"), suivie de la déclaration de Lula quelques jours plus tard, selon laquelle le nouveau texte était « plus équilibré, mais encore insuffisant » et « s’il n’y a pas d’Accord, patience ». On se croirait presque dans un jeu combiné à l’avance. Quelques jours plus tôt, Celso Amorim avait bien résumé l’Accord : « il offre peu et exige beaucoup », affirmant même que, malgré les progrès accomplis, il y avait encore de « graves lacunes ».
Quoi qu’il en soit, cela confirme à nouveau qu’il y a eu une renégociation du texte de 2019 qui ne s’est pas limitée à la lettre annexe, malgré l’indication claire de la part des Européens que cela ne serait pas opportun pour garantir l’adoption de l’Accord. Il n’est pas clair à quel moment la Commission européenne a accepté de renégocier une partie du texte et aucune déclaration publique n’a été faite sur les clauses concernées. Il se peut que la prise de conscience du fait que Lula n’allait pas accepter l’Accord, sans aucun ajustement, ait conduit à une ouverture dans des délais très brefs. Jusqu’à ce qu’un nouveau texte final soit conclu, les négociations se déroulent dans le secret.
Il semble que des tentatives aient été faites pour négocier l’exclusion de certains secteurs sensibles des restrictions imposées par l’Accord, notamment dans les secteurs de la santé et des technologies vertes.
La Commission européenne dit défendre une diplomatie publique et transparente. C’est pourtant elle-même qui a rendu public l’intégralité du texte négocié en 2019, avant que l’Itamaraty ne le fasse. Or, dans le cas de ce prétendu nouveau cycle de négociations, il n’y a aucune trace.
La dernière série officielle de négociations enregistrée date d’avril 2019 et la dernière mention d’un dialogue avec la société civile sur les accords de libre-échange en Amérique latine date de décembre 2022. En fait, la seule référence à ce nouveau cycle de négociations, qui a dû commencer sous la présidence tournante brésilienne du Mercosur, trouvée sur le site web de la Commission européenne est une déclaration également reproduite sur le site web de l’Itamaraty le 7 décembre, le jour même où il est devenu clair qu’il n’y aurait pas de déblocage de l’Accord.
Le texte indique que « l’UE et le Mercosur sont engagés dans des discussions constructives en vue de finaliser les questions en suspens dans le cadre de l’Accord d’association. Des progrès considérables ont été réalisés au cours des derniers mois ». Aucune des deux parties n’a voulu révéler exactement ce qui avait été révisé, mais tout porte à croire que les deux parties se sont mises d’accord pour envoyer un message positif : nous avançons et le texte s’améliore. On se demande alors : améliorer quoi ? Pour qui ? Pourquoi ce secret excessif ? Quoi qu’il en soit, il a été rapporté que la renégociation devrait être finalisée en février, lorsque le président paraguayen Santiago Peña occupera la présidence tournante du Mercosur. Serait-ce le cas ?
Lors du Sommet social du Mercosur, qui s’est tenu la veille du Sommet présidentiel, aucun doute n’a été émis quant à la nature de l’Accord et il n’y a pas lieu de perdre son latin. La déclaration finale indique que la réalisation de l’Accord « ...signifierait l’approfondissement du modèle capitaliste, extractiviste, colonialiste, patriarcal et raciste, renforçant les élites les plus arriérées et les plus violentes de notre région, menaçant ainsi l’environnement et la socio-biodiversité et mettant en péril la souveraineté de nos peuples et de nos territoires... ».
Pour ne rien arranger, Javier Milei a été élu président de l’Argentine en plein milieu de la confirmation de ce désaccord.
Bien qu’il ait exprimé son désamour pour le Mercosur pendant sa campagne électorale, il s’est empressé d’exprimer son intérêt pour l’Accord par l’intermédiaire de Diana Modino, l’actuelle ministre des Affaires étrangères. Cela n’a rien de surprenant : les secteurs du « macrisme » qui étaient au premier plan des négociations en 2019 se sont rapprochés de Milei dont l’agenda coïncide avec la vision néolibérale de l’Accord.
Il est difficile d’évaluer le sort du texte si soigneusement négocié par les néolibéraux sous la présidence de Macri, de Temer et de Bolsonaro et prétendument amélioré, mais pas suffisamment, sous celle de Lula. Le fait est qu’il y a beaucoup de place pour affiner et étendre les relations avec les partenaires européens autour d’agendas qui intéressent le gouvernement Lula et qui n’ont pas nécessairement besoin de cet Accord.
Un exemple en est la visite de Lula à Berlin au début du mois de décembre, exactement au moment où il est devenu évident que l’Accord allait rester au congélateur pendant un certain temps encore, sans savoir si sa durée de vie pourrait résister à un nouveau retard. Au cours de cette visite, Lula a signé plusieurs accords avec le gouvernement allemand, axés sur la question de l’énergie, la transition environnementale et la coopération technologique.
Un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps est le potentiel du Brésil à attirer une nouvelle série d’investisseurs internationaux à la recherche de sites géographiques dotés d’une énergie verte bon marché, sûre et abondante, un phénomène connu sous le nom de « powershoring ». C’est un autre exemple de stratégie qui implique d’autres types d’accords. Fondamentalement, ce qui manque au Brésil, c’est une politique globale avec des initiatives audacieuses et des règles claires pour aller de l’avant avec la nouvelle politique industrielle promise, dont les grandes lignes ont été annoncées au milieu de l’année dernière. Il est urgent d’encourager l’investissement productif et de progresser dans la création d’une capacité industrielle et technologique endogène. En fin de compte, c’est cette stratégie qui devrait définir les paramètres des négociations avec les partenaires, et pas l’inverse.
** Il s’agit d’un article d’opinion qui n’exprime pas nécessairement la ligne éditoriale du journal Brasil de Fat