« À l’ère de Lula nous pensions que la ville serait démocratisée, mais il n’en fut rien »

 | Par André de Oliveira

L’architecte Guilherme Wisnik parle d’urbanisme et commente l’administration de Haddad à São Paulo.

Source : El País - 13/01/2016
Traduction : Pascale Vigier
Relecture : Roger GUILLOUX

Une conversation sur l’urbanisme avec l’architecte Guilherme Wisnik peut souvent faire l’effet d’une conversation sur la philosophie, la politique, la société ou l’histoire. En effet, on a cette impression un peu à cause de la formation et de la manière d’agir de Guilherme Wisnik, mais surtout parce que tout cela est beaucoup plus en interrelation qu’on se l’imagine. Dans les rues et sur les places d’une ville, sont en jeu, en fait, des aspirations philosophiques, politiques, sociales et historiques. La preuve en est qu’à São Paulo et dans d’autres villes du Brésil, l’espace public est un objet de disputes renouvelées et constantes. Pour Wisnik, rien ne pourrait être plus salutaire.

Professeur à la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo (FAU-USP) et titulaire d’un master en histoire sociale, Wisnik évolue à travers différents champs de la connaissance et exerce l’activité de critique d’architecture ; il a été commissaire de la Xème Biennale d’architecture de São Paulo en 2013. Dans l’interview qui suit, il commente l’aspiration d’une partie de la société civile à une plus grande participation à la sphère publique – ce qui se reflète dans un usage plus intensif des espaces publics – et il fait une brève analyse de la gestion et des défis de Fernando Haddad, maire de São Paulo.

Question. Celui qui se déplace à travers quelques quartiers de São Paulo s’aperçoit qu’il y a du nouveau dans les rues. Plus de monde, plus d’animation. Êtes-vous d’accord ?

Réponse. Le Brésil est un pays où le domaine public n’est pas très défini, n’est pas très solide. L’expression la plus connue pour cela est le concept de « patrimonialisme ». Il s’agit de l’habitude de traiter ce qui est public comme si c’était privé et cela se reflète aussi dans la façon d’utiliser la cité. Ce qui a été auparavant un parc ou une place, par exemple, réapparaît parfois grillagé, privatisé. C’est tout à fait commun au Brésil. Actuellement, ce qui est vraiment surprenant, c’est ce mouvement récent de réappropriation des rues et de la ville comme forme de citoyenneté. C’est encore très nouveau et, à São Paulo, je considère la place Roosevelt comme un lieu pionnier. Après une rénovation ayant posé des problèmes au niveau architectural, mais qui avait l’avantage d’ouvrir la place à son environnement, la place est devenue un véritable espace public.

Question. La place a finalement été utilisée comme espace public mais elle est aussi une source constante de discordes.

Réponse. En effet. Mais, en réalité, ceci est fondamental. L’espace public, il est important de le dire, est un lieu de conflits. Il y a là, comme dans tout espace public sain, conflit entre skateurs, familles et habitants. Ce conflit est un signe positif. Le grand apanage de la sphère publique est d’agir en médiateur dans le conflit, parce que la société est conflictuelle en soi. La notion d’un espace sans conflits est idéologique, c’est une pacification irréelle. Quand un espace public est dépourvu de conflits, c’est qu’il ne remplit pas sa fonction. C’est pour cela que je considère la place Roosevelt comme une référence pour São Paulo. À sa suite, surgissent des mouvements civils spontanés qui cherchent à transformer d’autres endroits, comme l’esplanade de la Batata, le parc Augusta et le Minhocão [1] .

« Le principal attribut de la sphère publique est de servir d’espace de médiation du conflit, parce que la société est conflictuelle en soi. »

Question. Par ailleurs, ces mouvements ne sont pas concentrés seulement à São Paulo, n’est-ce pas ?

Réponse. C’est vrai. Occupons Estelita [2] , à Recife, est, de ce point de vue, le mouvement le plus symbolique au Brésil. Il y a aussi la Praia da Estação à Belo Horizonte. Ces mouvements suivent tous une logique semblable. Ce qu’il me semble, c’est que la société civile est en train de vouloir prendre part elle aussi à la gestion. C’est la notion de common (commun) défendue par Antonio Negri et Michael Hardt. Le common est différent du public. Il inclut une participation des citoyens à un espace, dans une sorte de gestion partagée. Ce sont des formes hybrides qui gagnent aujourd’hui une grande importance. La nouvelle esplanade de la Batata, à São Paulo, un projet problématique, qui a mis à la disposition de la population une place désertique, est rapidement devenu un espace vivant avec le mouvement La Batata a besoin de toi.

Question. Et pourquoi ces mouvements apparaissent-ils maintenant ?

Réponse. Les explications sont multiples, l’une d’elles semble être une sorte de Zeitgeist, un état d’esprit de l’époque contemporaine, que l’on retrouve, toutes proportions gardées, en d’autres lieux, comme en Espagne avec les Indignés de la Puerta del Sol à Madrid. Au Brésil, il est significatif qu’en 2013 (année des grandes manifestations de juin), alors que j’étais commissaire de la Biennale d’architecture ayant pour titre La cité : manières de la faire, manières de l’utiliser, c’est l’aspect manières de l’utiliser qui avait eu l’impact le plus important. Au moment où les gens montraient un grand intérêt pour les modes d’usage de la ville et des rues, ils sont également sortis pour réclamer plus de participation. Je pense qu’après la re-démocratisation et la croissance apportée par les années Lula, les gens ont cru que la réforme urbaine serait accomplie, que la ville serait démocratisée, mais il n’en a rien été. Les gens se sont lassés d’espérer et se sont mis à le faire pour leur propre compte.

Question. Et que signifie le fait que la mairie de São Paulo ouvre l’avenue Paulista [3] , les dimanches, à la circulation des piétons uniquement ?

« Fernando Haddad n’est pas un cas isolé. D’autres maires dans le monde assument cette position de protagoniste urbain et ils ne sont pas obligatoirement de gauche. »

Réponse. C’est curieux, parce que d’habitude, ces mouvements se structurent et fonctionnent dans une relation antagoniste avec l’État. C’est la société contre l’État. Que se passe-t-il quand l’État fait corps avec les attentes de ces mouvements ? L’ouverture de la Paulista en est un exemple et c’est aussi un aspect intéressant de la gestion actuelle de São Paulo. Il y a des gens qui ne sont pas d’accord, bien sûr, mais j’y crois. Les voies cyclables et le projet des Bras Ouverts [4], dont le travail porte sur des toxicomanes et, en même temps, constitue un essai pour restaurer un site abandonné, sont aussi significatifs de ce phénomène. Ce sont des manières de repenser la façon traditionnelle de traiter des questions anciennes, en attribuant de nouveaux usages à l’espace public. Une autre curiosité, c’est le fait que Fernando Haddad n’est pas un cas isolé. D’autres maires dans le monde assument cette position de protagoniste urbain et ils ne sont pas obligatoirement de gauche. Le cas le plus significatif proche d’ici est celui d’Enrique Peñalosa, maire de Bogota en Colombie.

Question. Malgré l’opinion favorable d’une partie des urbanistes, le maire Fernando Haddad a été très mal jugé par la population.

Réponse. Cette évaluation négative m’a déçu. Je pense que d’un côté il est en train de payer pour la très mauvaise passe que vit son parti et, de l’autre côté, il a touché à des privilèges très enracinés à São Paulo. Par exemple, la voie cyclable dérange les voituriers, les gens n’ont pas d’endroit pour stationner les voitures, mais ce raisonnement en faveur de la voiture est faux. Sa politique va contre cela, elle privilégie les équipements publics. Tout cela est très significatif, parce qu’auparavant, dans les années 60 et 70, l’espace public a dû laisser place aux grands boulevards, aux avenues, et aux rues. Aujourd’hui il existe une réappropriation de ces espaces. Il est très important de faire le chemin inverse maintenant : mettre fin à la manie des boulevards au profit du piéton, des personnes.

Question. Quel sera donc le principal défi de Haddad aux élections municipales de 2016 ?

Réponse. Transformer en capital politique les programmes, pas toujours faciles à apprécier, qu’il a mis en place dans la ville. Le nouveau plan directeur, par exemple, qui n’est pas une garantie en soi d’amélioration des choses, est une avancée importante pour São Paulo. Si les mécanismes et les directives qui vont être créés - s’il est réalisé - fonctionnent, la ville verra des changements très positifs dans les années à venir. L’impôt progressif sur la propriété est un des points les plus intéressants, car il modifie la logique de la spéculation immobilière. Celui qui laisse un immeuble vide pour spéculer sera surtaxé. C’est ce qui s’appelle valoriser la fonction sociale de la propriété. Promouvoir la construction d’immeubles sans garage, avec des façades fonctionnelles, où, au lieu de guérites et de barrières, s’ouvre sur la rue un rez-de-chaussée commercial, voilà un autre point qui fera de la rue un endroit vivant. Enfin, j’ai l’impression que, si Haddad n’est pas réélu, dans quelque temps sa gestion sera vue comme un tournant fondamental pour l’histoire de la ville.

Pour en savoir plus

Notes de la traduction

[1Ces 3 lieux se trouvent à São Paulo.

[2Le quai Estelita, à Recife, proche du centre historique, a été privatisé en 2008 à bas prix. Depuis, est né le mouvement Occupons Estelita, association de défense de l’espace public, qui s’est installée dans des baraquements aux abords du terrains.

[3Avenida Paulista, équivalente aux Champs Élysées à São Paulo.

[4Le projet Braços Abertos, initié en 2012 par la mairie de São Paulo, et organisé par l’Unité de police pacificatrice en partenariat avec d’autres institutions, a pour objectif l’intégration au sein de favelas de communautés à problèmes en proposant des activités sportives, sociales et culturelles.

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