Beatriz Matos, veuve de Bruno Pereira, acte premier

 | Par Eliane Brum, Sumaúma

En posant le pied dans la vallée de Javari le lundi 27 février, Beatriz Matos tisse plusieurs fils de sa vie. C’est là qu’elle est tombée amoureuse de la forêt amazonienne, à partir de 2004, c’est là qu’elle a été enchantée par la frontière cosmopolite où se rencontrent et dialoguent différents mondes autochtones, c’est là qu’elle a rencontré Bruno Pereira et que tous deux ont été submergés par une passion « irrésistible », c’est là qu’ils ont construit leur maison et qu’ils ont rêvé de vivre avec leurs deux enfants dont les noms rendent hommage aux autochtones. Et c’est là, qu’en juin dernier, Bruno a été assassiné, démembré et brûlé lors d’une expédition avec le journaliste britannique Dom Phillips. Ça fait beaucoup. Et Beatriz ne sait pas vraiment comment elle va gérer ce beaucoup, car depuis que l’horreur a frappé, elle tente juste de vivre un jour après l’autre. En revanche, Beatriz sait ce qu’elle va faire là-bas. Et ça, selon ses propres mots, ça l’emplit « de dynamisme et d’espérance ».

Traduction de Philippe ALDON pour Autres Brésils
Relecture de Du DUFFLES

Autres Brésils propose une traduction par semaine, choisie par l’équipe éditoriale de Sumaúma. Pour mieux connaître Sumaúma voir en fin d’article

Dans une démarche articulée par l’influente UNIVAJA (Union des peuples autochtones de la vallée de Javari), un groupe de représentants du gouvernement fédéral, composé de ministres et d’autres autorités, occupera la région, dans l’Amazonas, pour signifier, par sa présence et par ses actions, que l’État est de retour. Sous le gouvernement de Jair Bolsonaro, la vallée de Javari, qui borde le Pérou et la Colombie, a été livrée au trafic de drogues et de pêches, au vol de bois et à l’orpaillage. Au moment de son exécution, Bruno Pereira, l’un des indigénistes les plus importants de sa génération, était en congé de la FUNAI (aujourd’hui Fondation nationale des peuples autochtones) parce que cet organisme était sous l’emprise d’une politique dirigée contre les peuples autochtones et la nature. Bruno avait été démis de ses fonctions de coordinateur général des peuples isolés [1] après avoir mené une opération contre l’orpaillage. Dom était là-bas, en mission de recherche, pour un livre qui avait déjà un titre : « Comment sauver l’Amazonie ».

Aujourd’hui, Rubén Dario da Silva Villar, dit « Colômbia », est emprisonné en tant que commanditaire. Amarildo da Costa Oliveira, dit « Pelado », son frère Oseney, et Jefferson da Silva Lima, sont également en prison, suspectés d’avoir commis les meurtres. Mais le crime est loin d’être complètement élucidé dans toutes ses ramifications et la population de la vallée de Javari continue de souffrir sous la domination des criminels, qui se sont habitués à agir librement au cours des quatre dernières années.

La présence de l’État est une démonstration de force et d’engagement face à un immense défi. Pour Beatriz, anthropologue travaillant depuis 20 ans avec les peuples autochtones et professeur à l’Université fédérale du Pará, c’est aussi mettre les pieds sur le territoire qui concentre le plus grand nombre de peuples isolés de la planète. Cette fois, elle y sera en tant que nouvelle directrice du Département de la protection du territoire et des peuples isolés et de contact récent, au sein du ministère des Peuples autochtones. Qu’une richesse culturelle de cette ampleur soit ainsi menacée est une dénonciation révélatrice de la négligence délibérée du gouvernement Bolsonaro, dont le génocide des Yanomami n’est malheureusement que la première horreur révélée.

L’entretien suivant a eu lieu en ligne, vendredi dernier 24 février, - moi (Eliane) à Altamira, Beatriz à Belém. Elle se préparait à déménager pour Brasília avec ses enfants, Pedro Uáqui, 4 ans, et Luis Vissá, 3 ans. Lorsqu’elle parlait de Bruno, elle alternait les temps : tantôt au passé, tantôt au présent. Pour Bia, comme elle est plus connue, Bruno était, est souvent encore , et sera certainement pour toujours dans son héritage, en Amazonie, en elle-même, en ses enfants. Dans cette interview, elle parle de sa fascination pour la vallée de Javari, de sa relation profonde avec Bruno, de ses projets dans sa nouvelle fonction. Et aussi de ce que signifie l’assassinat de son compagnon dans un pays présidé par un homme brutal comme Jair Bolsonaro.

Bia est toujours en deuil et il ne pourrait en être autrement. Mais il y a quelque chose en elle qui attire l’attention, même au travers d’un écran d’ordinateur : c’est une femme extrêmement vive, aux yeux pétillants et à la voix tout en nuance. Tout ce charisme sera essentiel pour ce qui l’attend à Brasilia.

SUMAÚMA : Que va-t-il se passer ce lundi dans la vallée de Javari ?

Beatriz Matos : Il y a une action articulée par UNIVAJA et le ministère des Peuples autochtones pour annoncer un retour de l’Etat. C’est un message aux autochtones, à la région, montrant que l’État sera présent et que les institutions doivent être respectées, que nous sommes engagés dans la reprise de la protection de la vallée de Javari. UNIVAJA livrera également un bateau qui servira d’unité de santé mobile au peuple Korubo, de contact récent. C’est un projet de Bruno et de Lucas Albertoni [médecin spécialisé en santé autochtone], qui ont conçu le projet, conçu le bateau. Bruno s’était rendu plusieurs fois à Santarém pour accompagner la construction du bateau. UNIVAJA va livrer ce bateau au SESAI [Secrétariat spécial à la santé autochtone]. C’est l’aboutissement d’un travail qui revient à Bruno ainsi qu’à d’autres personnes. Ce sera un très beau moment. Voilà, c’est cela : une action pour dire que l’État est désormais présent. Nous devons faire face à cette situation de crime organisé qui s’empare des terres autochtones, non seulement dans la vallée de Javari, mais dans tout le pays. Il doit s’agir d’une action interministérielle, car nous luttons contre le trafic international.

Et comment s’y prendre ?

Faire face au crime organisé est très complexe ; il faut des spécialistes pour y parvenir. C’est fou, car il s’agit du même réseau [criminel] qui sévit à Rio de Janeiro, à São Paulo, où il cause également la mort de jeunes hommes noirs. C’est quelque chose de très complexe. Mais ce que nous pouvons garantir, c’est que les forces de sécurité de l’État protégeront les gens. Garantir qu’elles pourront agir en respectant la diversité des modes de vie qui existent là-bas. Si le profit du trafic [de drogue] est beaucoup plus important [que les activités traditionnelles des communautés], il est nécessaire qu’il y ait plus de répression pour que le risque devienne beaucoup plus élevé. Il est nécessaire de modifier l’équation risque-bénéfice. Le risque [d’enfreindre la loi] doit être plus élevé que le bénéfice [tiré du crime].

Quel effet cela vous fait-il de retourner dans la vallée de Javari ?

Je ne sais pas... Je n’y suis jamais retourné. Ce sera un voyage rapide, parce que je ne peux pas rester plus d’un jour loin de mes enfants. Et aussi pour ma propre sécurité. Je travaille dans la vallée de Javari depuis novembre 2004. Je connais très bien la région, je connais des personnes de différents peuples autochtones, j’y ai déjà enseigné, j’y ai déjà réalisé des projets, et je suis sûr que beaucoup de gens veulent me parler, me présenter leurs condoléances. C’est un endroit que j’aime, que j’adore, où j’ai construit presque toute ma vie professionnelle, j’y ai rencontré Bruno, le père de mes enfants, je pense qu’une grande partie de ce qui nous a fait tomber amoureux était mue par une passion commune [pour la vallée de Javari]. Nous avions ce fantasme d’y vivre avec les garçons. Nous avions ce rêve, nous avons une maison là-bas. Il y aura donc beaucoup d’émotions contradictoires. Et il y a cette notion de justice, de réparation. Alessandra [Sampaio, épouse du journaliste britannique Dom Phillips] y sera également.

Comment ressens-tu tout ça en toi ?

Tellement de choses. Est-ce que je dis aux garçons que je vais aller dans la vallée de Javari ? Parce qu’ils savent que leur père est mort là-bas, qu’il n’en est jamais revenu. Ils ne le savent que trop bien. Ils ont tous deux connu la vallée de Javari quand ils étaient dans mon ventre. Et ce sera aussi la première action que je conduirai dans le cadre de mon mandat. Depuis que c’est arrivé, je prends chaque jour après l’autre. J’essaie de ne penser qu’à la valise que je prépare, à ce que je dois laisser, à ce que je dois sortir du frigo. Mais la vérité, c’est que je suis anxieuse.

Lorsque Bruno et Dom ont été assassinés, la vallée de Javari a fait la une des journaux et elle est devenue un nom dans l’imaginaire des gens. Mais les gens n’arrivent pas à se faire une image de la vallée de Javari. Quel regard portez-vous sur la vallée de Javari et comment avez-vous choisi cette endroit, parmi tant d’Amazonies ?
C’est difficile à expliquer parce que je venais d’obtenir mon diplôme, en 2003, et j’avais réussi l’épreuve de sélection pour le CTI [Centre de travail indigéniste]. J’aurais dû aller travailler ailleurs, mais je regardais la carte et je voulais aller dans la vallée de Javari. Je m’en souviens très bien, je restais là, à regarder la carte et à vouloir y aller. Je voyais la rivière et je voulais aller sur cette frontière.

Qu’est-ce qu’une frontière pour vous, en dehors de ce qui est évident ?

Une frontière est un lieu qui concentre en un même espace une énorme diversité. De gens, de nourriture, de musique, de religiosité, de modes de vie, de possibilités, de façons d’être. Il y a des millions de manières de prendre l’ayahuasca, il y a des millions de cultes évangéliques, des millions d’églises messianiques, des millions de mouvements, des millions de langues. Ce dialogue est fascinant. Leticia et Tabatinga sont des villes très intéressantes. A Leticia, vous avez des autochtones de Colombie, des autochtones du Pérou, des autochtones du Brésil. C’est un univers très cosmopolite. À Atalaia [do Norte], même dans ce petit trou de l’Amazonie brésilienne, vous avez une cuisine internationale. Vous mangez un merveilleux ceviche, vous buvez une bière Cusquenha. Et toute cette musique…Le Javari, c’est aussi ça. C’est très riche [en diversité], avec tant de peuples différents. Une chose m’avait beaucoup impressionnée, c’est qu’on pouvait passer un mois sans manger deux fois la même viande ou le même poisson, vous comprenez ? C’est fou, parce que c’est un endroit que j’aime tellement et qui restera marqué à jamais par tout ce qui s’y est passé. En même temps, c’est tellement fou que Bruno soit mort là-bas. Il aurait dû y mourir mais en petit-vieux, sur le petit bateau que nous ne manquerions pas d’avoir comme il disait, mais il n’est pas mort comme ça. S’il était vivant, il pourrait encore faire tant de choses. Je peux l’imaginer, je ne sais pas, à 60 ou 70 ans, faisant tellement de choses, n’est-ce pas ? Une perte comme ça...

Quelle serait la justice pour Bruno et pour Dom, la justice pour la vallée de Javari ?

Les personnes qui ont fait cela doivent être punies conformément à la loi, dans le respect de la loi. Parce qu’il est très cruel d’arracher quelqu’un à sa vie, à notre vie. C’est très cruel de déraciner un père de deux enfants en bas âge et d’une fille qui sort à peine de l’adolescence. Le priver de notre histoire, nous priver de lui. C’est vraiment dégueulasse, vous savez. Personne ne mérite cela et personne ne peut faire cela à personne. C’est terrible. Donc la justice doit être rendue. Il est très important que les commanditaires du meurtre soient punis. Mais la chose la plus importante est que cela ne se reproduise plus. Que les gens puissent aller et venir en toute sécurité, qu’ils puissent vivre dans cet endroit merveilleux sans crainte, qu’ils puissent effectuer leur travail sans être menacés. Que les gens puissent vivre à leur manière, avec leur propre mode de vie, la manière dont ils veulent vivre, sans être menacés ou forcés de rejoindre des réseaux criminels, sans être forcés de devenir des porte-flingues. Je pense donc que la meilleure façon de rendre justice est de garantir que les gens puissent vivre selon leur mode de vie. Car nous devons toujours nous rappeler que les peuples autochtones sont là depuis bien plus longtemps que nous.

Tenez-vous Bolsonaro pour responsable de ce qui s’est passé ?

Je tiens Bolsonaro ainsi que [Marcelo] Xavier [président de la FUNAI au moment du meurtre de Bruno et Dom] pour responsables. Bolsonaro a dit qu’ils n’auraient pas dû se trouver dans la vallée de Javari sans escorte armée. [Dans cette région, généralement, on ne se déplace pas sans escorte. Ils sont partis à l’aventure, j’en suis navré, pour le pire", a déclaré le président de l’époque le 9/6/2022]. Je ne peux pas l’oublier. Comment le président d’un pays peut-il dire cela de n’importe quel territoire sous sa juridiction ? Si c’est un endroit où il est nécessaire de se déplacer avec une escorte armée et si vous êtes président, vous devez intervenir sur ce territoire avec l’Armée, avec la Police fédérale, avec la Force nationale. Il ne s’agit pas d’un autre pays, c’est le pays dont il était le président. [La vallée de Javari] est devenue cet endroit de non droit parce qu’on a laissé les bandits s’en emparer. Mais c’est un endroit où il y a des écoles, où il y a des familles, où il y a des enfants, cette rivière est une avenue où passent les bateaux. Quand Bolsonaro a dit cela, je me suis sentie comme une mère de famille vivant à Rocinha [une favela de Rio de Janeiro], entendant quelqu’un à la télévision dire que cet endroit est dangereux, que c’est un endroit plein de bandits. Quel affront, n’est-ce pas ? Il parle de l’endroit où je vis ici avec ma famille, mon fils, où mes enfants vont à l’école, où ma mère va à l’hôpital. Comment quelqu’un, une autorité, peut-elle dire, en toute impudence et sans vergogne, que c’est un endroit dangereux, que personne ne devrait y vivre, alors que des gens y vivent depuis 40 ans, n’est-ce pas ? Voilà ce que j’ai ressenti quand il a dit ça. Quand j’y travaillais, j’y suis passé plus de 100 fois, à l’endroit où Bruno et Dom ont été tués. En bateau, le matin, l’après-midi, la nuit. Mais, c’est par négligence qu’ils ont laissé les choses en arriver là, c’est parce que le gouvernement de Bolsonaro n’a pas fait le nécessaire. C’est la même chose que ce que nous voyons maintenant avec les Yanomami, sa négligence devient évidente aux yeux du monde entier.

Vivre ce que vous avez vécu est terrible, quelle que soit la circonstance, mais je pense que cela doit être une torture supplémentaire lorsque la plus haute autorité du pays fait des déclarations de ce genre. Quel impact ont eu sur vous les phrases brutales de Bolsonaro, mais aussi celles de [Hamilton] Mourão [alors vice-président du Brésil] et de [Marcelo] Xavier ?

Ça a été la même chose que ce qu’ont dû ressentir les proches des personnes qui sont mortes du covid-19 et qui ont dû voir à la télévision Bolsonaro faire des blagues, imiter une personne à bout de souffle. C’est incroyable qu’une personne puisse faire ça. Le jour où les corps ont été découverts, je croyais encore vraiment que Bruno allait réapparaitre. Je me disais : « Bruno est tellement fort ». Parce que Bruno mesurait quasiment deux mètres, il était grand. Et je pensais que Bruno était vivant, qu’il avait juste raté le bateau et qu’il attendait que quelqu’un passe, comme cela était déjà arrivé auparavant. Et, c’est alors que les vêtements et le sac à dos sont apparus. Puis les bandits ont montré où ils les avaient enterrés. C’est le jour où je me suis complètement effondrée. Et ce jour-là, il y avait un cortège de Bolsonaro, ici à Belém. Dans la rue, ce n’étaient que pétards et fêtes de Bolsonaro. C’était comme un cauchemar. Vous savez, toute personne, aussi imbécile, ignorante et ridicule soit-elle, ferait au moins semblant d’être émue. Dire au moins qu’il est désolé. Non ! Le mec faisait un rallye moto. Quand tout ça est arrivé, je n’ai littéralement pas pu dormir pendant 10 jours. Je dormais pendant une heure et je me réveillais. Et il [Bolsonaro] a dit quelque chose d’encore pire, il a dit que là-bas, les rivières étant pleines de piranhas, donc on ne devait pas... ["D’après toutes les indications, s’ils ont tué les deux - j’espère que non - ils sont dans l’eau. Et dans l’eau, il ne restera pas grand-chose, les poissons vont les manger. Je ne sais pas s’il y a des piranhas dans la rivière Javari...", a déclaré Bolsonaro le 13 juin 2022]. Il l’a dit ça comme ça, vous comprenez ? Parce qu’il y a des gens mauvais dans ce monde, mais à ce niveau de perversité... Comment en sommes-nous arrivés à élire quelqu’un comme ça pour président ? Lors du premier tour [de l’élection présidentielle de 2022], quand j’ai vu le nombre de voix qu’il avait obtenues, j’ai éclaté en sanglots.

Et au second tour ?

Être au moins partiellement libérée de cela pour moi, c’est vraiment un autre monde. Dans mon cas et dans celui de ma famille, [si Bolsonaro avait gagné] je ne sais pas ce qu’il serait advenu de nous. Je ne sais pas ce qu’il adviendrait de la vallée de Javari, ce qu’il adviendrait des autochtones, ce qu’il adviendrait de l’université publique.

Allez-vous faire un procès à Bolsonaro ?

Je vais étudier cela calmement. Je le veux, mais je dois évaluer le coût personnel de tout cela. J’ai deux petits garçons. S’il n’y avait que moi...

Vous partez à Brasilia pour prendre en charge le Département qui s’occupe des peuples isolés et récemment contactés au sein du ministère des Peuples autochtones. Vous allez habiter un autre écosystème qui a aussi ses dangers, au sein d’un gouvernement qui a été élu avec un large front où se trouvent plusieurs ennemis notoires de l’Amazonie, des différents biomes et des peuples autochtones. Comment vous préparez-vous à ces affrontements internes ?

Cela me rappelle une scène de Mission [film de Roland Joffé de 1986, qui se déroule lors d’une incursion de prêtres jésuites en Amazonie brésilienne]. Un personnage dit qu’à côté des bêtes du Vatican ou de la Cour du roi, cette forêt n’est rien, n’est-ce pas ? C’est un peu comme ça. [Mais j’essaie de parler à des gens qui ont déjà eu une expérience du gouvernement. Et je sais aussi que je ne suis pas seule. Il y a un groupe de personnes qui ne sont pas au gouvernement, mais qui ont milité pendant longtemps avec moi, et je bénéficie de leurs conseils. Et j’ai aussi confiance en ma capacité à parler, vous savez, parce que parfois il suffit que les gens apprennent à se connaître pour que leur posture change. Je suis enseignante et je crois beaucoup à l’éducation. C’est une grande opportunité et nous devons travailler pour renforcer le ministère et la ministre [Sônia Guajajara]. Pour qu’elle ait de la force dans les conflits à venir. Pour qu’elle ait la force d’aller voir un sénateur et de lui dire : « pas ça ». J’ai l’impression que la réaction est encore à venir et qu’elle sera lourde, mais j’ai aussi l’espoir qui vient du coup de projecteur que Lula a mis sur la question des Yanomami, parce qu’en allant à Boa Vista, il a créé un blindage de sécurité pour la situation. Comme il l’a bien dit : « Nous parlons d’un génocide, nous parlons d’une calamité, donc même si cela doit être douloureux pour certains, tout ce qui doit être fait sera fait. Un front large, d’accord, mais il y a des limites ».

Lorsque je suis venue vous voir pour vous interviewer et que j’ai mentionné combien il avait dû être difficile de déménager à Brasilia, après tout ce que vous avez vécu et avec deux enfants en bas âge, vous avez répondu que, oui, c’était difficile de le faire seule, mais que vous étiez motivée et pleine d’espérance. Pourquoi ?

Le simple fait que Bolsonaro n’ait pas été réélu nous donne déjà beaucoup d’espoir, n’est-ce pas ? Mais au-delà de ça, je pense que le gouvernement a vraiment une attitude différente vis-à-vis des questions autochtones. Cela se voit avec la création du ministère des Peuples autochtones, qui est quelque chose de vraiment historique, sans précédent au Brésil et d’une énorme portée politique. Nous avons une ministre, une femme, une autochtone, une personne qui a été forgée dans les tranchées, même, une personne qui a maintenant le statut de ministre, qui occupe ce poste avant les autres instances du gouvernement lui-même. C’est déjà une différence gigantesque. Avant, nous travaillions avec l’OPI [Observatoire des peuples isolés] pour que la politique ne soit pas totalement détruite. Maintenant, tout ce dont nous avons discuté et rêvé, nous pouvons le faire. Non seulement la reconstruction, mais aussi la construction d’une nouvelle politique pour les peuples isolés ou les peuples de contact récent.

Votre nomination au Département des peuples isolés est également très symbolique dans votre vie personnelle. Car Bruno occupait un poste similaire à la FUNAI [la coordination générale des peuples isolés et récemment contactés], dont il avait été démis par le gouvernement Bolsonaro sous la pression du lobby de l’agronégoce. Et maintenant, après tout cela, Lula et le PT reviennent et vous assumez ce poste. En quoi cela vous concerne-t-il ?

L’agenda des peuples isolés a toujours été l’un des agendas de Bruno. Il a rejoint la FUNAI en 2010 et travaillait déjà sur cette question. En dix ans, il est devenu l’un des indigénistes les plus importants du pays. Nous avons créé l’OPI [Observatoire des peuples isolés] avec d’autres personnes, d’abord comme un réseau de soutien, puis officiellement comme une organisation. Nous avons ensuite eu deux enfants, l’un à la suite de l’autre. Bruno était en première ligne, sur le terrain, et je réfléchissais [aux actions et aux concepts] avec lui. Nous avons un fils de quatre ans, l’autre de trois ans, donc, avec les grossesses, cela fait cinq ans que j’ai vécu le maternage sans jamais cessé de travailler ou de réfléchir avec lui. J’ai continué à enseigner et à effectuer des recherches. Ce groupe de personnes qu’il avait chargé de réfléchir à des politiques en faveur des peuples isolés était en pleine transition gouvernementale, et nous avons aidé à concevoir cette partie du nouveau ministère. Pour moi, c’était une invitation que je ne pouvais pas refuser. C’est très intéressant de se retrouver à ce moment historique, d’avoir cette opportunité de réaliser les choses auxquelles nous avons pensé ensemble.

Et quelles sont ces choses ?

Nous avons prévu de restructurer une bonne partie des bases, y compris la partie physique des structures qui permettent aux équipes de la FUNAI de travailler sur le terrain, nous avons prévu de développer des programmes spécifiques à chaque territoire ou région où il y a des groupes isolés, des programmes capables de travailler de manière différenciée avec chaque peuple, en accord avec les dirigeants et les responsables autochtones. Il est également nécessaire de compléter les études d’identification. Il y a plusieurs références à des groupes isolés qui sont encore à l’étude ou qui ne sont que des informations que nous devons confirmer. Dans certaines régions, il est nécessaire de passer de la restriction d’utilisation, qui n’est qu’une phase initiale, à la démarcation. Il est également nécessaire de procéder à la désintrusion [expulsion des envahisseurs]. Nous avons également la situation d’urgence de certaines régions. En ce moment, il y a la situation d’urgence des Yanomami, où il y a aussi des personnes isolées dont nous savons que l’orpaillage est proche. Il y a également la vallée de Javari elle-même, Arariboia, Ituna-Itatá et d’autres régions du Nord du Pará. Toutes ces régions ont été déclarées zones d’urgence sous le gouvernement Bolsonaro. Par conséquent, il est même dangereux de classer une zone comme étant plus prioritaire que les autres, car nous sommes au seuil d’un génocide en divers endroits.

Lire aussi La série Amazonie sans loi de Agencia Publica. Dont « Le peuple Yanomami continue de mourir » de Evilene Paixão, Rubens Valente

Ce concept de peuples isolés est très nébuleux pour la plupart des Brésiliens. Comment l’expliquez-vous aux gens ?

Il est toujours difficile de s’exprimer en quelques mots. D’autant plus que je suis une anthropologue et une enseignante, vous savez ? En fait, ce mot « isolement » nous fait penser à une situation qui n’existe pas vraiment, qui serait celle d’un peuple sans relations avec les autres peuples, vivant uniquement entre eux. Mais c’est en quelque sorte une image erronée, car lorsque nous parlons d’un peuple isolé, nous ne nous référons pas seulement à la société nationale, mais aux organisations, aux institutions de la société nationale. Ceux que nous appelons « peuples isolés » ont souvent des relations sporadiques avec des autochtones d’autres peuples des environs, ils ont même des relations historiques avec des riverains, avec des non-autochtones, ou ils ont déjà eu des relations commerciales et autres au cours de l’histoire. L’isolement, dans ce cas, se produit comme un refus d’établir des relations durables ou constantes avec la société nationale. Ils ont leurs propres relations et réseaux, leurs propres organisations, qui peuvent prendre d’innombrables formes. Ils ont leurs relations rituelles, leurs relations d’échange, leurs relations commerciales, leurs relations religieuses chamaniques. Ils ont également des relations avec bien d’autres peuples que les humains en tant que tels, avec les peuples-carrés, avec les peuples Onça, par exemple. Ils peuvent avoir une myriade de relations sociales au-delà des relations humaines. Historiquement, les non-autochtones arrivent et veulent établir des relations qui intègrent ces peuples dans notre organisation sociale. Mais les isolés refusent cela et manifestent ce refus de diverses manières. Avant la Constitution de 1988, il existait une politique « d’intégration », dans laquelle le contact avec les peuples autochtones était forcé. On distribuait des choses aux autochtones, on leur parlait, on leur apprenait le portugais, et ce faisant on transformait et restreignait les relations sociales de ce peuple. Ou bien il y avait des missionnaires, qui allaient convertir les autochtones.

Après la Constitution [1988], une politique de non-contact est entrée en vigueur, à l’égard des peuples qui refusaient d’entretenir une relation avec l’État brésilien. Certains manifestent ce refus en tirant des flèches ou en s’enfuyant, d’autres abandonnent le lieu où ils vivent lorsqu’ils voient que des non-autochtones ou d’autres peuples s’approchent, d’autres encore tendent des pièges pour tenter d’empêcher les non-autochtones d’avancer. Ce que l’État doit faire, sur la base de la politique de non-contact, c’est délimiter un territoire sûr pour eux. Il est nécessaire de comprendre quel territoire ils occupent, sur la base d’un suivi qui nous permet de comprendre où ils se déplacent et de le délimiter ensuite.

D’après vous, pourquoi Bruno était-il si fasciné par les peuples dits isolés ?

Il est difficile d’expliquer cette passion. C’est comme si j’essayais d’expliquer pourquoi je suis fascinée par la vallée de Javari. Mais il y a un côté de Bruno qui est plus autochtone, vraiment. Il aimait beaucoup la jungle. Il aimait y être, il aimait traquer les animaux, il aimait planter. Il aimait apprendre avec les autochtones, cette histoire de signes, d’entendre les oiseaux chanter. Quel est l’oiseau, quelle est l’espèce, cette conversation intime que les autochtones ont avec la forêt. Bruno était vraiment fasciné par cela. Ce travail avec les peuples isolés, les expéditions, le mettait dans son élément. J’étais même agacée [rires]. Comme de passer un mois loin de nous sans que nous ne lui manquions, vous savez. Et non, il ne le ressentait pas, parce qu’il avait un engagement spirituel et existentiel avec tout ça. Cette relation est aussi ce qui m’attire, vous savez, ces autres alternatives de vie. Ces autres mondes possibles. Même les autochtones pensent parfois aux isolés comme possibilités, dans le sens de retourner vivre dans la forêt. Ils vivent dans la forêt, mais quand ils parlent de retourner à la forêt, c’est dans ce sens, dans le sens de refuser toute cette merde dans laquelle on les met. D’être loin de toute cette merde, non ? Il y a des gens qui refusent et c’est une force immense. Donc, c’est particulièrement fascinant. Ce sont des potentialités de vie. Face à ça, je ne veux pas faire une projection de ce qui nous intéresse, tu vois. Du genre, une société parfaite, cette autonomie face au capitalisme... Il est important de dire que ce refus signifie aussi des choix difficiles, comme mourir de maladies qui pourraient être guéries. Et aussi de dire que beaucoup sont acculés, piégés, menacés de mort. Il y a aussi cette dimension. Mais c’est beau d’avoir un autre monde possible. Et ils résistent. Et nous devons faire en sorte qu’ils puissent continuer à avoir de l’eau potable, un endroit pour circuler, faire en sorte qu’ils n’aient pas à payer de leur vie, le prix du refus [de l’État].

Bruno était connu pour son obsession du travail. Comment cela se passait-il dans votre vie personnelle quotidienne ?

Cela l’obsédait, il y pensait toute la journée. Il y avait des jours où je disais : « Bruno, parlons des enfants, parlons de musique ». Mais non, il était vraiment obnubilé ; si le téléphone sonnait à trois heures du matin, il se levait pour répondre. Cette question [de l’isolement] est pleine d’urgences, n’est-ce pas ? C’était sa passion. J’emmène Bruno avec moi, emmenant aussi le collectif qu’il a construit [l’OPI]. Il occuperait cette fonction, j’en suis certaine. Je pense donc que c’est une manière de garder Bruno vivant.


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En couverture : L’anthropologue Beatriz Matos, veuve du militant autochtone Bruno Pereira, en août 2022.
Photo : Márcio Nagano

[1Le Brésil abrite plus de peuples isolés que n’importe quelle autre région de la planète. On estime qu’une centaine de groupes isolés vivent en Amazonie Légale (c’est à dire dans les zones frontalières reculées de l’Etat d’Acre, dans des territoires protégés du Vale do Javari dans l’état de l’Amazonas, à la frontière du Pérou). Beaucoup, comme les Kawahiva, sont les survivants de tribus décimées par les impacts du boom du caoutchouc et de l’agriculture intensive du siècle dernier. Ces peuples sont extrêmement vulnérables, non seulement face aux attaques violentes, mais aussi à de l’arme biologique que sont les maladies dites bénignes telles que la grippe et la rougeole, contre lesquelles ils n’ont pas d’immunité.

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