« Beaucoup de gens sont restés planqués [durant la dictature] et sont aujourd’hui présentés comme des héros de la résistance », dit Carlos Heitor Cony

 | Par Raquel Carneiro

Source : Veja - 01/04/2014

Traduction pour Autres Brésils : Pascale VIGIER (Relecture par Celine FERREIRA)

Le 1er avril 1964, quand l’histoire du Brésil serait marquée par le coup d’état militaire, l’écrivain CARLOS HEITOR CONY [1] était en convalescence pour une opération de l’appendicite. Malgré son état de faiblesse, Cony ne résista pas à la curiosité de comprendre le mouvement de la rue et sortit de la maison pour témoigner de la prise du Fort de Copacabana, accompagné de son ami Carlos Drummond de Andrade [2].

Quand il rentra chez lui, Cony écrivit la chronique Da Salvação da Pátria [Du Sauvetage de la Patrie] à la demande du journal Correio da Manhã et raconta, sur un ton ironique, ce à quoi il avait assisté. Ce texte a été le premier de beaucoup d’autres qui viendraient à être publiés par l’écrivain en opposition au régime de la dictature qui s’installera dans le pays. Certaines de ces chroniques, écrites cette année-là, ont été réunies dans le livre O Ato e o Fato : o Sóm e a Fúria do Que se Viu no Golpe de 1964 [Le Faire et le Fait : Le Bruit et la Fureur de ce qui s’est Vu au Coup d’état de 1964 ; non trad.], que la Nova Fronteira, du Groupe Ediouro, réédite en avril, mois du cinquantième anniversaire du coup d’état.

Pour Cony, 2014 marque aussi ses 60 ans consacrés à la littérature, et son partenariat avec [l’édition] Nova Fronteira promet des rééditions d’autres œuvres de l’auteur de retour dans les librairies.

Quelles sont les relations des années 60, du début de la dictature, avec votre œuvre ?

Mon premier roman a été publié en 1958, puis j’écrivais un livre par an jusqu’en 1969. Après cette période, avec la dictature, j’ai arrêté. Je n’ai recommencé à écrire des romans qu’en 1995. À présent je vais publier une série de rééditions, comme O Ato e o Fato. Dans ce livre se trouve la chronique Da Salvação da Pátria, qui fut la première contre le régime pour le journal Correio da Manhã. Ensuite, durant huit mois, j’écrivais quotidiennement une chronique. Avec le temps j’ai haussé le ton, j’ai cessé de faire des scènes de rue pour endosser le pamphlet politique. J’ai injurié les militaires, traité Castelo Branco [3] de crapaud, Costa e Silva [4] d’analphabète (rires). Résultat : j’ai été arrêté et emprisonné six fois.

Que faisiez-vous le 1er avril 1964 ? Comment avez-vous pris la nouvelle du coup d’état ?

J’avais été opéré de l’appendicite le 14 mars 1964, j’étais alors éloigné de la rédaction [du journal]. Je suis revenu à la maison le 31 mars. J’étais voisin de Carlos Drummond de Andrade, qui m’a rendu visite le jour de ma sortie de l’hôpital. Le jour suivant, le 1er avril 1964, il m’a appelé pour voir l’agitation qui se produisait dans la rue. Je suis descendu, nous avons pris un parapluie, et nous avons assisté à la prise du Fort de Copacabana. Le jour même je devais écrire une chronique pour le Correio da Manhã. Je suis alors rentré à la maison, et, à l’époque, je ne faisais pas de textes politiques, seulement des scènes de rue, ce qui est le commun des chroniques. Pour autant, j’avais assisté à une scène de rue et j’ai écrit à son sujet. Les journaux se sont montrés timorés au début, mais après d’autres critiques sont venues. Le texte a eu une grande répercussion en raison de son ton de moquerie.

Quels sont vos souvenirs de vos passages en prison ?

Il y a eu cinq emprisonnements et une détention, six au total. La première fois a eu lieu au procès de Costa e Silva. Ensuite, en 1965, j’ai participé à la manifestation contre Castelo Branco, à cause d’une réunion de l’Organisation des États Américains (OEA) [5], à la porte de l’Hôtel Gloria [à Rio]. Antonio Callado [6], Glauber Rocha , Joaquim Pedro de Andrade [7], Flávio Rangel [8], Mário Carneiro [9], Márcio Moreira Alves [10] et Jaime Rodrigues [11] m’accompagnaient. Il est évident qu’aucune prison n’est un avantage, mais ce fut une détention agréable, car nous étions ensemble. Nous sommes restés emprisonnés environ 20 jours. Flávio passait son temps à faire des discours. Glauber a écrit le scénario de Terre en transe. Ensuite j’ai été arrêté en 1968, à la maison. Plus tard, au carnaval, le bruit a couru qu’il y aurait une manifestation de la gauche. Pour éviter tout problème, ils ont emprisonné quelques personnes durant une semaine. À cette occasion j’ai été arrêté tandis que j’allais à la plage, sans motifs. Puis, j’ai été emprisonné, en 1969, quand Carlos Marighella [12] est mort. Pour finir, j’ai été arrêté dans l’avion à mon retour de Cuba.

Quel était le climat entre journalistes et écrivains à cette époque ?

Certains ont pris des risques. Beaucoup ont été emprisonnés plusieurs fois. Même chose en littérature. Celui qui a voulu écrire contre, a écrit. Au moins jusqu’à l’AI-5 [13] . Mais la majorité a supporté la dictature. Il y avait beaucoup d’indicateurs dans les rédactions. Après l’AI-5 la situation est devenue insupportable. Le STF [14] a cessé d’être libre, il n’existait plus d’habeas corpus, les tortures et les morts ont commencé. Je me suis alors exilé à Cuba de mon propre chef. La plupart d’entre nous en a fait autant. Nous ne supportions plus de vivre ici. Ma maison a été envahie plusieurs fois, une fois ils ont agressé mes deux employées. Nous étions emprisonnés sans raison. Des cas connus se sont produits, comme Rubens Paiva [15] et Vladimir Herzog [16]. Ils ont tenté de séquestrer mes filles, l’une de 13 ans et l’autre de 9 ans à l’époque. Mais la directrice du collège a aperçu leur plaque [de police] et ils ont dû les relâcher. Après cela nous sommes partis.

Au cours de l’histoire, qu’est-ce qui différencie aujourd’hui les personnes considérées comme héros de la dictature, de celles qui ont vécu à cette période ?

Il y a beaucoup de mystification. Beaucoup de ceux qui sont restés à l’abri dans leur armoire, sous leur lit, sont exhibés aujourd’hui à la télévision comme héros de la résistance. Il n’y a pas eu toute cette résistance, au contraire. Toute la communauté a accepté le coup d’état ou est restée dans l’ombre des murs.

Comment votre départ du Correio da Manhã, en 1965, a-t-il bouleversé votre vie ?

Le Correio da Manhã a été le seul journal à critiquer ouvertement le coup d’état. C’était un journal libéral, qui même avant le coup d’état critiquait aussi João Goulart [17]. Le gouvernement militaire adopta comme tactique de faire pression sur les publicistes pour qu’ils ne financent pas le journal. Est arrivé un jour où nous n’avions qu’une seule annonce. Alors, pour survivre, la directrice Niomar Numiz Sodré obtint un prêt d’une banque américaine qui sauverait le journal. Le jour où l’accord devait être signé, j’ai publié la chronique Acte Institutionnel II, dans laquelle j’ai inventé un acte. Le texte commençait ainsi : « À partir de la publication de cet Acte, les États-Unis du Brésil prennent le nom de Brésil des États-Unis ». Bon, avec çà, la banque annula le prêt. Quand je l’ai su, j’ai demandé ma démission. C’est alors que j’ai commencé à adapter des classiques et c’est ainsi que j’ai survécu jusqu’à ce que j’aille à Cuba.

Comment les États-Unis étaient-ils impliqués dans le coup d’état de 1964 ?

Pour comprendre le coup d’état, il faut le voir dans le contexte de la Guerre Froide. La terreur des américains était que le Brésil devienne une nouvelle Cuba. Cuba est un pays sans importance, tout petit, tandis que le Brésil est un monde, un géant. C’est pourquoi des agents du FBI étaient éparpillés dans les villes, ils savaient tout. Ils avaient des espions et documentaient tous les événements. À cette époque, le service d’espionnage américain était déjà important et c’est ainsi qu’ils nous observaient.

Que pensez-vous des enquêtes de la Commission de la Vérité [18] ?

Sincèrement, je n’y crois pas beaucoup, non. Je la crois un peu courue d’avance. J’ai été convié à faire une déposition et je n’y suis pas allé. Je n’y suis pas allé pour la raison suivante, la Commission de la Vérité a un nom : Vladimir Herzog [19]. Et tout le monde sait qu’il a été pendu. Personne n’a de doute là-dessus, il n’y a pas de quoi enquêter. S’il y avait une Commission de la Vérité Sérgio Fleury, qui était un membre du DOPS [Délégation de l’Ordre Politique et Social] [20] qui a recherché les opposants, je n’y serais pas allé non plus. Témoigner pour quoi ? Cette commission devrait être neutre et tout instruire. L’appeler Vladimir Herzog signifie qu’elle a déjà pris un parti, elle n’est pas impartiale. Je ne pourrais pas me rendre à une commission comme celle-ci. Elles partent d’un présupposé : tenter d’incriminer les militaires. Les militaires n’ont pas besoin d’une commission. Les gens savent plus ou moins ce qui s’est passé. Nous ne connaissons pas les noms, mais cela ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est que le régime comme un tout a torturé, a tué, a enterré, or ça tout le monde le sait. Maintenant, instruire cela est sujet à injustices, nous savons déjà qui sont les gens qui veulent se mettre en avant et les principaux gorilles.

Que pensez-vous du mouvement de certains Brésiliens en faveur de la Marche de la Famille avec Dieu [21] et des discussions sur le retour d’une dictature militaire ?

Cette nouvelle organisation de la marche est un processus plus proche des dernières protestations, qui ont été des manifestations contre des choses du quotidien. La situation du transport, de l’enseignement, mais sans aucune caractéristique semblable à la révolution de 1964. Il y a des gens qui pensent que la démocratie n’est pas encore établie. Ils veulent alors recréer le climat de 1964, mais je ne crois pas que cela mène à rien.

Si la dictature n’avait pas eu lieu, comment serait le Brésil selon vous aujourd’hui ?

Le Brésil n’a pas eu de tradition fasciste. Nous avons eu (la période de) Getúlio Vargas qui est devenu progressivement une dictature [22]. Il a établi une législation travailliste, a entamé l’industrialisation du Brésil. Mais si la révolution de 1964 avait vaincu nous aurions probablement une république syndicaliste qui est elle aussi dangereuse. Dans le cas du PT [ Parti des Travailleurs au pouvoir ], le scandale du mensalão [23] nous montre que c’est un parti sans aucune éthique, de gauche, mais sans éthique. Si Jango l’avait emporté en 1964, nous serions aujourd’hui au pouvoir des syndicats, ce qui serait également tragique.

Du sauvetage de la patrie [24]

Mis au repos après une opération chirurgicale et ses complications, voilà que tout d’un coup le repos se transforme en agitation : ma fille surgit essoufflée en disant qu’il y a la révolution dans la rue.

En dépit de l’ordre du médecin, je décide d’interrompre mon repos et de me rendre compte : là au Poste Six, affirme-t-on, il y a de la bagarre et des morts. Me fiant stupidement au patriotisme et aux sains principes qui dirigent nos glorieuses Forces Armées, j’y vais, faiblard et chancelant, voir le peuple et l’Histoire qui se fait, là, à ma barbe.

Et je vois. Je vois un général héroïque, en civil, commander quelques garçons sur ce que plus tard le reporter de la TV-Rio a traité de « barricade glorieuse ». Les garçons arrachent des bancs et des arbres. Ils barrent le croisement de l’avenue Atlântica et de la rue Joaquim Nabuco. Or le général se destine à une mission plus importante et glorieuse : il attrape deux parallélépipèdes et se concentre sur la prouesse notable de les poser l’un sur l’autre.

Je suis dans l’impossibilité d’aider les glorieux héros de Caxias, mais voyant le général occupé à une fonction apparemment si insignifiante, je m’approche de lui et, avant de lui offrir mes services patriotiques, je lui demande à quoi servent ces parallélépipèdes si savamment disposés l’un sur l’autre.

— Général, c’est pour quoi ?
L’intrépide soldat ne daigna pas me regarder. Il marmonne, modestement :
— Çà, c’est pour arrêter les tanks de la 1ère Armée [25] !
Bien qu’officier de réserve – ou peut-être pour cela même –, j’ai toujours nourri une ignorance profonde et irrémédiable des sujets militaires. Je croyais, jusqu’alors, que toute une Armée serait difficile à arrêter avec deux parallélépipèdes là dans la rue où j’habite. Je ne dis ni ne demande plus rien. Je me retire dans ma stupide ignorance.

Lien vers le texte complet (en portugais) :
http://veja.abril.com.br/blog/meus-livros/files/2014/04/O-ato-e-o-fato-Da-salva%C3%A7%C3%A3o-da-p%C3%A1tria.pdf

Notes de la traduction :

[1] Carlos Heitor Cony a, en tant que rédacteur du quotidien Correio da manhã, écrit des articles contre le coup d’état de 1964 qui lui ont valu plusieurs emprisonnements et périodes d’exil en Europe et à Cuba.
[2] Grand poète brésilien, né en 1902 et mort en 1987.
[3] Chef d’état-major de l’armée, il a été un des principaux artisans du coup d’état et le 1er président de la période de dictature.
[4] Second président sous la dictature, à partir de 1967, représentant la ligne dure des militaires.
[5] Organisme créé en 1948 au sein de l’ONU regroupant un certain nombre d’états d’Amérique.
[6] Journaliste et romancier opposant à la dictature.
[7] Réalisateur de films du cinema novo.
[8] Metteur en scène de théâtre.
[9] Mário de Sá-Carneiro est un grand poète d’origine portugaise.
[10] Journaliste et homme politique.
[11] Ambassadeur.
[12] Carlos Marighella (1911-1969), militant communiste partisan de la lutte armée et de la guérilla urbaine, créa l’Armée de Libération Nationale (ALN) et fut victime d’une embuscade policière à São Paulo.
[13] Acte institutionnel 5 promulgué en 1968 qui dissout le Congrès,donne les pleins pouvoirs au Président, remplace la constitution par celle de 1967, impose la censure et permet à l’Armée et à la Police Militaire de prendre et incarcérer toute personne suspecte en dehors de toute intervention judiciaire.
[14] Tribunal Fédéral Suprême, organe chargé de vérifier la constitutionnalité des décisions.
[15] Opposant au régime torturé et disparu en 1971. Les faits ont été révélés à la Commission Nationale de la Vérité.
[16] Journaliste et dramaturge affilié au parti communiste, torturé et pendu en 1975 par le DOI [Détachement des opérations d’informations].
[17] João Goulart, appelé familièrement Jango, président du Brésil de 1961 à 1964, a fait des réformes sociales et renforcé le pouvoir présidentiel. Il a été renversé par les putschistes appuyés par les États-Unis.
[18] Commission créée par la Présidente Dilma en 2011 et ouverte en 2012 pour enquêter (et non sanctionner) sur les violations des droits de l’homme de 1946 à 1988.
[19] Journaliste et cinéaste affilié au parti communiste, Vladimir Herzog a été torturé et est mort dans les locaux de renseignements militaires à 38 ans. L’armée a annoncé qu’il s’était suicidé par pendaison, mais cette annonce a été un des premiers déclencheurs de l’opposition publique à la dictature.
[20] Créé en 1924 et fonctionnant à partir de 1928 pour réorganiser la police, il a surtout été utilisé sous l’ Estado Novo de Getúlio Vargas (1937-1945) et la dictature pour poursuivre les mouvements politiques et sociaux. Sérgio Fleury en a été le délégué le plus connu pour sa ligne dure.
[21] Cette Marche est un rappel de celle qui a eu lieu le 19 mars 1964, réunissant près d’un million de manifestants contre le programme de réformes de João Goulart (désappropriation des terres autour des routes, chemins de fer et barrages, prise de contrôle de l’état sur 5 raffineries de pétrole, réformes administratives). Ce mouvement a abouti à la destitution de João Goulart et à l’instauration de la dictature militaire.
[22] Président de 1931 à 1945, incluant la période dictatoriale de l’Estado Novo (1937-1945), puis de 1951 jusqu’à son suicide en 1954.
[23] Scandale des pots-de-vin versés en échange de votes ayant abouti à la démission ou condamnation de personnages importants du régime et notamment à la condamnation du ministre de la Maison Civile José Dirceu.
[24] Texte réuni par la suite dans le recueil O Ato e o Fato avec d’autres publiés à la même époque.
[25] La 1ère Armée était la seule restée légaliste, convaincue d’éviter l’affrontement pour éviter une guerre civile et d’autre part, par un effet de surprise, encerclée par mer et par terre.

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