Tristes Tropiques

 | Par Michel Falisse

Simanca

Le Brésil a quelque chose de fou. N’importe quel autre pays aurait appelé à de nouvelles élections face à la gravité de la situation politique. Mais quand l’ensemble des structures politiques du pays, à commencer par le Congrès, est composé à peu près aux deux tiers d’élus souvent poursuivis par la Justice pour différents crimes de corruption, on comprend mieux alors que ces élus du peuple veuillent avant tout se mettre à l’abri par un cadre légal qui les protège. C’est sans doute un des enjeux, si pas le principal enjeu de la mise à l’écart de la Présidente Dilma Rousseff.

Économiquement, le pays est en crise, comme la plupart des économies mondiales. La politique énergétique des États-Unis avec sa production effrénée de gaz de schiste, et la diminution des prix pétroliers, réussit à mettre K.O. des pays producteurs de pétrole comme le Venezuela, mais aussi le Brésil. Il y a quelques années, des découvertes impressionnantes de pétrole au large des côtes du Brésil sur le site Présal, pouvaient rapidement en faire un producteur mondial qui compte et donc renforcer son hégémonie régionale. Cela aurait aussi sans doute permis au pays de conforter ses programmes sociaux et éducatifs et garanti une répartition plus équitable des ressources du pays. Présidente du Conseil d’Administration de la Pétrobras avant d’être élue Présidente, Dilma avait bien compris l’importance du contrôle de cette entreprise pétrolière publique qui détenait jusqu’il y a peu le monopole de l’exploitation pétrolière et véritable coffre-fort national. Il ne faudra sans doute pas attendre très longtemps pour que les nouvelles autorités du pays finalisent la privatisation de ce qui reste à privatiser et qui sera rentable pour les futurs propriétaires, les grandes entreprises multinationales ou nationales, et sans doute au passage, leurs proches, très proches, voire eux-mêmes directement, dans la droite ligne des corruptions sans fin qu’a connues le pays.

Une poignée d’hommes véreux essaient de se mettre à l’abri en vendant le pays, en achetant aussi le silence d’une classe moyenne qui, après avoir soutenu les deux mandats consécutifs de Lula, a vu son pouvoir d’achat écorné par la crise des dernières années sous le mandat de Dilma. Elle joue donc, une fois de plus, son rôle historique de trahison, sans gêne ni remords. Après s’être servie des aspirations des classes populaires comme d’un marchepied pour arriver au pouvoir, c’est à coups de pieds qu’elle les en chasse.

Mais comment tout cela a-t-il pu se passer ? Certaines théories politiques exprimées par Lénine ou Bakounine, ont développé le concept d’aristocratie ouvrière, cette couche la mieux payée de la classe ouvrière qui, tout en étant l’avant-garde de la révolution, a aussi la capacité de se transformer rapidement en son fossoyeur. Et si Lula a pu mobiliser les ouvriers du plus important centre industriel d’Amérique latine, l’ABC de São Paulo et rallier à lui l’ensemble des opprimés du Brésil de par ses origines nordestines et sa trajectoire personnelle, c’est dans un costume sur mesure Giorgio Armani qu’il a prêté son premier serment comme Président, loin, très loin déjà de son bleu de travail. Sous ses deux gouvernements consécutifs, le pays n’aura sans doute jamais autant progressé et la misère et pauvreté autant reculé. Et cela, sans toucher aux privilèges des nantis, seulement en répartissant un petit peu mieux les immenses richesses nationales. Mais comme tout bon aristocrate ouvrier, Lula n’était pas un révolutionnaire et n’a donc pas donné le pouvoir réel aux opprimés. Il ne leur a pas donné l’accès aux moyens de production, ne leur a pas permis l’accès à la terre par une véritable réforme agraire. Il s’est contenté de les nourrir.

Au Brésil, vous pouvez trouver quelques entrepreneurs éclairés, un peu comme les patrons catholiques européens du début du vingtième siècle. Mais vous allez aussi trouver, comme sans doute nulle part ailleurs, un agglomérat difficilement définissable de grands industriels conservateurs et de grands propriétaires terriens qui se reconnaissent facilement par leur haine des pauvres, des noirs et des indiens, leur machisme éhonté et leur ignorance de l’histoire ou de la culture de leur propre pays, sans parler de l’Universelle. A côté d’une classe moyenne progressiste, ouverte au monde, artistes, intellectuels, vous trouverez une classe moyenne haineuse, et surtout, furieuse depuis que le niveau de vie des classes populaires s’est élevé, de devoir côtoyer le peuple coloré en short et tongs dans les lieux publics et les avions.

Aujourd’hui, cette minorité de la minorité exulte, ne cache pas sa jouissance d’avoir réussi par complot ce qu’elle n’avait pas pu par les urnes.

Après le Président du Congrès écarté pour soupçon de corruption après avoir pendant des mois monté l’opération d’éloignement de Dilma du pouvoir, le tout nouveau Président du pays doit déjà affronter les enquêtes judiciaires, également pour des faits de corruption. A peine installé au pouvoir, Wikileaks rappelle au monde entier et à tous les brésiliens que leur nouveau Président, Michel Temer, était jusqu’il y a peu un agent informateur de la CIA. Ses premières décisions concernant son nouveau gouvernement ont été la suppression des Ministères de la Culture, des Droits de l’Homme, de la Femme et de l’Égalité raciale, de nommer au Ministère de la Justice un ancien responsable de la Police Fédérale, responsable des violentes répressions dans L’État de São Paulo où il occupait les fonctions de responsable de la sécurité et directement responsable de la mort de plusieurs manifestants. Des augmentations d’impôts ont également été clairement annoncées.

Dans un gouvernement où il n’y a aucune femme, ni diversité raciale, qualifié par le quotidien britannique The Guardian de gouvernement « testostérone et sans pigments », le nouveau Ministre de l’Agriculture, Blairo Maggi, est le plus grand producteur mondial de soya, qui a reçu de Greenpeace le prix de la « Tronçonneuse d’or » pour sa destruction inégalée de la forêt amazonienne pour y planter du soya et une des 10 personnes les plus influentes au niveau mondial selon le magazine Forbes.

Et les nouvelles lois, déjà mises à l’ordre du jour du Congrès depuis plusieurs semaines, tombent, comme celle interdisant, sous peine d’expulsion immédiate du territoire, à tout étranger de manifester publiquement ou celle qui abroge l’obligation d’une autorisation préalable du Ministère de l’environnement pour les nouvelles exploitations minières, industrielles ou agricoles.

En quelques jours, les nouveaux dirigeants ont réussi à glacer, si pas la population entière, à tout le moins une grande partie de la jeunesse et des intellectuels, conscients des enjeux pour l’avenir de leur pays.

Pour le reste de la population, soit l’immense majorité, le réveil risque d’être cruel, si davantage ils réalisent qu’ils ont été non seulement dupés mais manipulés de longue date. On connaît le rôle des médias dans l’abrutissement des peuples, dans ce que Guy Debord appelait la société du spectacle. Le Brésil en est sans doute la caricature avec un quasi-monopole d’une chaîne de télévision privée, la Globo qui distille tel un poison son idéologie, ses mensonges invétérés, ses partis-pris sur l’ensemble du territoire. Elle irrigue le pays de ses manipulations à grande échelle face auxquelles aucun contrepouvoir n’existe et ce ne sont pas quelques blogs ou sites internet alternatifs, forts lus par une gauche embryonnaire, qui peuvent faire contrepoids à ces véritables marées de tromperies ouvertes ou simplement d’occultations de la réalité.

Aujourd’hui, le peuple brésilien se réveille comme s’il était orphelin, un peu gêné aussi sans doute d’avoir aidé à faire tomber Dilma. Très peu se reconnaissent dans ce nouveau Président non élu qui a déjà commencé à faire le sale boulot de nettoyage attendu depuis longtemps par la droite dure. Hébété et sans défense, le peuple brésilien, bien ou mal, avait en Lula et Dilma des vrais défenseurs, des représentants qui leur permettaient de marcher la tête haute et de ne plus regarder sans cesse la pointe de leurs souliers devant les puissants, quels qu’ils soient. Un mendiant reste un mendiant mais alors qu’hier il se sentait digne, tout simplement un être humain, aujourd’hui, il dort à nouveau la peur au ventre, celle de se voir expulser des quelques mètres carrés à même le trottoir qui lui servent d’abri.

Alors quel espoir face à un tel paysage économique, social et politique dont le parti des travailleurs, le PT de Lula et Dilma porte une lourde responsabilité dans son ébauche ? Difficile aujourd’hui de parler de gauche brésilienne. Beaucoup de petits groupes, d’individus isolés participent d’une étonnante cacophonie, chacun y allant de la défense de ses intérêts particuliers, comme s’ils n’avaient pas encore perçu qu’il y avait quelque chose de plus important, de plus essentiel qui était en train de se jouer ? Que même s’il n’est pas militaire, l’éloignement de Dilma du pouvoir s’apparente à un Coup d’État.

Aujourd’hui, le Brésil ne chante plus, il ne joue plus au football, enfin, plus comme avant. Moins d’étoiles brillent dans ses yeux.

Ce n’est sans doute que passager, le temps de retrouver ses énergies, de se réveiller. Car s’il y a bien encore un pays d’avenir, c’est le Brésil. Car aucun autre sans doute ne concentre autant de forces. Celles des richesses africaines, transformées en énergie vitale par l’umbanda, le candomblé, la samba qui transcende les âmes au rythme des percussions, qui redonne de la joie de vivre aux plus opprimés, simplement parce qu’elle parle de leur vie, celle de tous les jours, avec ses peurs, ses trahisons mais surtout ses joies, ses espoirs. C’est aussi la richesse des peuples indigènes, de leur relation à la nature, l’eau, la terre, le ciel et cette spiritualité sans dieux. C’est aussi la richesse des européens, ceux qui se sont affranchis de la couronne portugaise, et puis tous les migrants, allemands, italiens, japonais, polonais et aujourd’hui les très nombreux haïtiens.

Il reste quelques mois pour que cette diversité s’unisse et puisse exprimer son rejet des usurpateurs. Dans moins de 6 mois le Sénat devra confirmer par un vote aux deux tiers l’éloignement de définitif de Dilma du pouvoir. Tout se jouera à quelques voix.

Michel Falisse
22 mai 2016

Voir en ligne : Le site de Michel Falisse

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