São Paulo, l’aube populaire

 | Par Guilherme Weimann , Rôney Rodrigues

Source : Outras Palavras, le 09/04/2014

Traduction pour Autres Brésils : Jean Jacques ROUBION (Relecture : Piera SIMON-CHAIX)

Du haut d’un immeuble ancien situé au n°713 de la rue Aurora, le « sans-toit » Montanha admire la lumineuse vue de la place de la République. C’est l’aube et le centre de São Paulo se repose silencieusement, dissimulant une journée qui allait devenir historique. Face à ce paysage, il se souvient de la fois où il a cherché un appartement dans un cortiço voisin. A l’époque, il n’y avait qu’une petite chambre au sous-sol.

« Elle faisait cette taille », dit Montanha, en indiquant une superficie de près de deux mètres sur trois. « Sans aération, une odeur de moisi insupportable, on ne pouvait même pas respirer. Et ce fou voulait que je paie 500 reais. Et encore, parce que c’était en sous-sol. Là-haut, il demandait entre 600 et 700 reais aux autres occupants ».

Montanha est corpulent, a perdu son père adoptif à l’âge de 14 ans – « j’ai dû me débrouiller et me lancer seul dans la vie » –, en trimant beaucoup, il a suivi une formation d’agent de sécurité et travaille actuellement lors d’événements. Il a même joué le rôle de rabatteur durant le défilé de prise de fonctions du maire de São Paulo, Fernando Haddad : il a couru aux côtés du maire nouvellement élu sur l’avenue Paulista – « J’ai encore espoir qu’il fasse quelque chose pour nous ». Aujourd’hui, il renforce un groupe de presque cent personnes sans-abri qui ont occupé ce lundi (07/04) à l’aube un immeuble de la rue Aurora, lequel, selon ses occupants, est abandonné depuis au moins trois ans.

Cette aube-là est entrée dans l’histoire des mouvements pour le logement. Selon le Front de Lutte pour le Logement (FLM), vingt bâtiments – entre immeubles et terrains abandonnés – ont été occupés dans toute la ville, en collaboration avec la Centrale des Mouvements Populaires (CMP) et l’Union Nationale pour le Logement Populaire (UNMP). La « vague » d’occupations avait été planifiée il y a plus de cinq mois et fait partie d’un mouvement qui exige, entre autres revendications, des avancées et des améliorations dans les programmes de logements sociaux – comme le programme « Ma maison, Ma Vie » [2] – ainsi que dans les politiques publiques, telles que la mise en œuvre de la Réforme Urbaine qui cible la démocratisation des espaces de la ville.

Les mouvements pour le logement sont composés de personnes qui, comme Montanha, gagnent peu – touchant en général entre un et deux salaires minimum –, qui dépensent beaucoup pour pouvoir disposer d’un logement, même en banlieue, qui se déplacent sur de longues distances afin d’aller travailler dans les quartiers centraux, en endurant jusqu’à six heures de transport par jour, et qui doivent faire face à une décision cruelle à la fin de chaque mois : manger ou payer le loyer. Ce sont des personnes qui revendiquent leur droit à un logement digne, assuré par l’article 6 de la constitution lequel, malgré son caractère élémentaire, demeure encore inaccessible à plus de 24 millions de Brésiliens ayant besoin d’un toit.

« Pour moi, un chez soi c’est un endroit où on peut se reposer », dit Montanha avec émotion, les yeux humides, après un long silence. « C’est pouvoir se reposer, penser à la famille, se sentir en sécurité, être heureux. Et pouvoir dire : ce sol est à moi. Aujourd’hui je ne suis pas totalement chez moi, mais je me sens en sécurité ».

« Nous sommes venus pour la fête », avons-nous dit à l’entrée de l’occupation de l’avenue São João, située pratiquement au niveau de l’angle qui éveille depuis plusieurs années un sentiment particulier auprès de la majorité des vieux et des jeunes paulistes. Fête, dans le jargon des mouvements sociaux, signifie un acte de protestation ou manifestation.

« Quelle fête ? », a demandé le jeune. « Aujourd’hui, c’est un jour d’occupation ! ».

Ce « jour de fête » – ou d’occupation – promettait d’être décisif pour les mouvements de lutte pour le logement. Finalement, d’après ces mouvements, alors que les « sans-toits » étaient délogés de nombreux immeubles, les gouvernements fédéral, d’Etat et municipal n’ont développé ni programme de logements sociaux adapté aux populations de condition modeste, ni programme de logements avec des entités sociales. Le Plan directeur est bloqué à la Chambre municipale de São Paulo et ils affirment que la mairie refuse de dialoguer à propos de l’usage des terrains publics – et de l’acquisition d’immeubles et terrains privés – qui permettraient de rendre possible la revendication de 15 000 logements pour la population.

« Nous les occupons car nous en avons besoin », précise « Monsieur » Farias, dans l’immeuble de la rue Aurora, après s’être plaint de l’immobilisme des pouvoirs publics. « On nous dit “ah, il faut s’inscrire à la COHAB [3]. Tu as le temps de mourir avant que l’inscription ne soit réalisée. Le logement est un droit du travailleur brésilien, elle figure dans la constitution, ce ne sont pas des foutaises. Depuis combien de temps cet immeuble est-il inoccupé ? », demande-t-il.

Et des immeubles abandonnés, ce n’est pas ce qui manque à São Paulo. D’après le recensement de 2010, le nombre de domiciles vides dans la ville suffirait pour résoudre la pénurie actuelle de logements – et il en resterait encore : on dénombre près de 290 000 logements, et d’après le secrétariat municipal de l’habitation, « seulement » 130 000 familles seraient sans domicile, sans compter les personnes qui vivent dans des habitations non conformes ou précaires – telles que les favelas ou les cortiços.

Cependant, des centaines de familles sont encore délogées dans le cadre des procédures de réintégration de biens et la spéculation immobilière progresse : selon l’indice Fipe/Zap, depuis 2008, la valorisation moyenne des terrains a été de 192% et l’augmentation des loyers de 93%.

Antônia Nascimento, du Front de Lutte pour le Logement, explique que les occupations de cette nuit ont pour objectif de sensibiliser les autorités sur les difficultés rencontrées par les familles pour accéder à leur droit au logement. « La spéculation immobilière atteint les travailleurs, en les laissant sans maison et sans la possibilité de financer un logement. Nous considérons que tout travailleur qui se voit contraint de payer un loyer trop élevé, doit subvenir aux besoins de sa famille et qui est repoussé par le système vers les zones périphériques de la ville se trouve dans une situation à risque ».

Dans le Plan directeur de la ville figure la proposition d’inclusion du centre de São Paulo dans les zones comportant des logements sociaux, appelées Zones Spéciales d’Intérêt Social (ZEIS), qui accordent la priorité aux mouvements organisés pour le logement et aux personnes expropriées bénéficiant d’aides accordées par la mairie pour le paiement de leur loyer. Ce projet permettra également de régulariser la situation des personnes se trouvant actuellement dans les zones occupées des quartiers du centre ville. Ces logements pourraient être acquis, rénovés et transformés en logements sociaux au travers du financement de la Caisse Economique Fédérale. En quatre ans, la mairie espère délivrer 55 000 nouveaux logements. Cependant, l’approbation du Plan directeur n’a toujours pas abouti.

Il existe un « lobby » qui l’empêche, analyse Antônia. « L’élite pauliste agit contre la population qui travaille et qui est marginalisée. Quelque soit la proposition d’amélioration, elle s’acharne contre elle, en marchandant la ville. Mais la ville nous appartient. ».

Raimunda Mota, coordinatrice d’une occupation, raconte qu’elle a vécu un mariage « qui a fait faillite » et, sans argent ni logement, elle s’est réfugiée dans le mouvement. Elle est persuadée qu’il est nécessaire d’avancer, malgré les grandes conquêtes de cette année. « Les gouvernements précédents regardaient ce mouvement d’un mauvais œil. Au cours du gouvernement de Haddad (4), nous avons remporté quelques combats : il y a déjà eu des demandes pour Itaquá, pour São Bernardo, il y en aura dans le Centre, il y a eu des attributions d’appartements dans la zone Est et certaines familles bénéficient de la bourse d’aide au logement ».

La peur persiste malgré tout. À tout moment les familles, y compris les enfants et les personnes âgées, peuvent retourner dans la rue. Peu de temps après que la police militaire a quitté l’avant de l’immeuble, « sans complications majeures », un occupant à la fois submergé de bonheur en raison de ce nouveau toit et inquiet de retrouver ses anciennes conditions de vie, interpelle Raimunda : « Mais c’est sûr que nous resterons ici ? ».
« Oui. Si tu me demandes mon avis, je dirais que nous avons 90% de chances de rester ici ».
« Donc c’est sûr ? ».
« Dans la vie, tu sais, rien n’est sûr », a-t-elle répondu. « Maintenant il faut prier pour que le juge n’accorde pas la réappropriation des biens aux propriétaires ».

Notes du traducteur :
[1] Le terme ne connaît pas d’équivalent exact en français : il s’agit d’habitations collectives occupées par des individus défavorisés, dans des conditions précaires et insalubres.
[2] Le programme national « Minha Casa, Minha Vida » (« Ma maison, ma vie ») a été lancé en 2009. Il s’agit de permettre à des familles modestes l’accès à la propriété, le gouvernement fédéral finançant la construction de nouvelles habitations ou la réhabilitation de biens immobiliers déjà construits.
[3] La Compagnie Métropolitaine d’Habitation de São Paulo est responsable de l’exécution des politiques publiques d’habitation de la ville de São Paulo et de sa région métropolitaine.
[4] Fernando Haddad est maire de São Paulo depuis le 1er Janvier 2013.

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